BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
TRENTE-SIXIÈME VOLUME
ÉTUDES D'HAGIOGRAPHIE MUSULMANE
LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
RÉCITS TRADUITS DU PERSAN
TOME U
î)
T
ÉTUDES DUAGIOGHAPHIE MUSULMANE
LES
SAINTS DES DERÏIGHES TOORNEDRS
RECITS TRADUITS DU PERSAN ET ANNOTÉS
PAR
CLt'^HUART
MEMBRE DE L'I.NSTITLT
DIRECTEUR D'tTUDKS A I.'kCOLK PRATIQUE DBS HAUTES ÉTUDES
TOME DEUXIÈME
487567
|Ç. ^ 49
PARIS
ÉDITIONS ERNEST LEROUX
28, KLE BONAPARTE, VI*
1922
m 1 1 1973 ]
^Sny OFIO
^0^
PRÉFACE
Fn publiant, il y a quatre ans, le premier volume de
cette traduction, j'avais exprimé, dans la préface, l'idée
qu'il n'y avait point à chercher, dans les biographies
d'Aflàkî, Téclaircissement de points historiques obscurs,
mais qu'il s'agissait plutôt de faire connaître le milieu
intellectuel et moral dans lequel s'agitaient les fondateurs
de l'ordre religieux des derviches tourneurs. Néanmoins,
j'estime que ces récits, côtoyant par endroits des évé-
nements historiques attestés d'autre part, peuvent com-
pléter, par certains détails, la prose officielle des
chroniqueurs attitrés. 11 en est ainsi surtout pour la fin
du XIII* siècle et la première moitié du xiv® siècle, sur
lesquelles nous ne possédons que de rares renseigne-
ments ; et pourtant cette période vit décliner le pouvoir
des Seldjouqides de Roûm, puis disparaître la puissance
de l'empire mongol, et enfin se substituer à ces deux
dynasties celle des descendants de Qaramàn, en même
temps qu'une poussière d'Etats se créait dans le reste de
lAsie-Mineure, en attendant leur absorption dansl'Empire
Ottoman, qui n'était pas encore né à cette époque, ou du
moins ne rayonnait pas encore autour de la petite ville
de Seuyud.
Comme pour le premier volume, les divers phéno-
mènes d'ordre psychique racontés par le chroniqueur ont
II LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
élé classés sous un certain nombre de rubriques, avec
indication des numéros correspondants des récits :
Songes : 364, 379, 396, 471, 481, 525, 609, 623, 655, 685,
706, 736.
Prévision de l'avenir : 434, 602, 615, 633, 643, 658,659,
661, 669, 670, 682, 704, 726. 740, 742, 745.
Double-vue : 554, 565, 611, 705, 710, 717, 722.
Communicatiofi de pensée : 353, 418, 479, 549, 578, 597,
606,610, 672, 679, 686, 691, 707, 713, 719.
Lumières : 427, 508, 564, 568, 570, 571, 574, 631, 638,
649, 653, 689.
Invisibilité : 506.
Ubiquité : 540.
Action à distance : 597, 617, 663, 688, 690, 718, 728.
Production d'argent et d'or : 355, 567, 652.
Capacité : grandeur des saints, 347, 372, 509, 510, 518,
520, 547, 687 ; résistance au froid, 356, 584 ; à la chaleur,
433; à la faim, 357 ; longs concerts, 358 ; longues stations à
la mosquée, 371 ; force corporelle, 416; marche sur l'eau,
675, 678; absorption de liquides, 680; transport à distance,
681.
Récits d'apparitions : 384, 448, 463, 470, 472, 482, 485,
537, 594, 607, 612, 618, 632, 636, 643, 648, 662, 682, 711,
725.
Guérison de maladies : 438, 597, 659, 671, 701, 702, 728.
Communications de F au-delà : 404, 496, 573.
Réponse à des questions difficiles : 474, 483, 489, 513, 519,
529, 530, 531, 624, 625, 630, 640.
Conversions à l'islamisme : 345, 352, 428, 429, 484.
Rôle des animaux : 346, 453, 698, 720 ; poissons mer-
veilleux, 376.
Vengeance des saints : 495, 501, 502, 503, 507, 515, 553,
575, 647, 661, 665, 666, 667, 673, 676, 677, 709, 714, 716,
723, 727, 741,743, 744.
Longues retraites : 490, 543, 628.
PRÉFACE m
Disparitions subites : 387, 447, 488. 511, 545, 552.
Transformations : 348; eau changée en sang, 370.
Direction des néophytes : 344.
Chanté : 349, 360, 442.
Eloge de la musique : 351, 359, 368, 452, 528, 539, 607,
729; invention delà flûte, 350.
Protection des adeptes : 354, 419, 580.
Patience : 421.
Rite des rogatioju : 362, 479. 598, 629, 674.
Invention de la dime : 363.
Adoration des astres : 365.
Union des derviches : 389, 401, 402, 403.
Allaitement par le père : 621.
Considérations sur la mort : 394, 412, 437, 456, 457, 458,
459, 517, 576.
ÉTUDES D'HAGIOGRAPHIE MUSULMANE
LES SAI\TS DES DERVICHES T01R\EIRS
344. Les conservateurs des mystères et du trésor des tradi-
tions nous ont fait connaître qu'un jour notre Maître était
assis dans son propre collège ; les compagnons, gens de cœur,
étaient piésents à son service; tout à coup un çoûfi étrange
entra par la porte, et en se prosternant prit dans son giron
les pieds du Seigneur, y frotta sa barbe et ses moustaches
blanches, et poussa des gémissements. Notre Maître se tourna
vers ce derviche avec des regards favorables, le traita avec
honneur et l'interrogea sur ses voyages; et ce derviche
continuait ses supplications et ses marques de croyance.
« Viens, lui dit le Maître, dis-moi en vérité de quelle manière
ton chéïkh l'a discipliné, et ce qu'il t'a ordonné. » — « A
Haghdad, répondit le derviche, jai été assidu au service du
Chéïkh pendant près de douze ans ; il m'avait chargé pendant
deux ans de l'office d'abreuver les çoùfîs ; avec le plus parfait
dévoùment je nettoyais l'abreuvoir, je remplissais les brocs
et les plaçais à la porte des cellules; de même, pendant deux
autres années, j'étais le domestique du couvent ; deux autres
années, je cousais à gros fils le froc des pauvres; deux
années encore, je promenais le panier à provisions pour
Tome 11. 1
IC LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
humilier les passions. Alors mon maître m'installa dans la
cellule d'isolement où j'accomplis plusieurs retraites de
quarante jours, et je supportai beaucoup de peines ». —
« Tout cela, dit le Maître, tu l'as fait sur l'ordre et l'indication
de ce chéïkh, et ce misérable, qu'a-t-il fait pour toi! Lîdjè-
kèm! lidjèkèm! (c'est-à-dire : gracieuse personne!) que de
choses a-t-il faites, en se basant sur sa croyance et sa sincé-
rité ! que de choses il a supportées ! Et ce chéïkh ignorant
n'a rien fait pour lui ! » Et il récita ce noble vers :
« Si tu n'as pas fait d'œuvre, si tu as failli au bien, viens à
nous, car nous avons fait l'œuvre de cent mille personnes comme
toi ».
Les amis_, tous ensemble, s'inclinèrent et remercièrent.
« Par l'âme pure de mon père, dit le Maître, le chéïkh droit et
véritable est celui qui accomplit l'œuvre de son disciple sans
que celui-ci le sache et en ait connaissance ; il le fait parvenir
jusqu'à la divinité, sans effort, sans combat, sans service ;
il lui fait atteindre un degré tel que le cuivre de son
existence devient la pierre philosophale qui transmute le
cuivre d'autrui; il change le cuivre en or et pratique l'al-
chimie; c'est la force et la puissance des [vrais] mahomé-
tans.
« Le merveilleux de l'alchimie, c'est qu'elle transmule le cuivre
en or; considère ce morceau de cuivre qui, à chaque coup d'œil,
pratique l'alchimie ! «
345. Un jour, a raconté Béhâ-ed-dîn Bahiî, ami de cœur,
mine de pensées, un architecte grec construisait une cheminée
dans la maison du Maître. Les amis, en manière de plaisan-
terie, lui dirent : « Pourquoi ne deviens-tu pas musulman,
puisque l'islamisme est la meilleure religion : « Certes, pour
Dieu, la religion, c'est l'islam » • ? — « .Il y a cinquante
ans, répondit-il, que je suis dans la religion de Jésus ; je
1. Qor., m, n.
DJELAL-ED-DIN ROUMI 3
le crains, et j'aurais honte d'abandonner sa religion ». Le
Maître, entrant subitement sur ces entrefaites, prit la
parole : « Le mystère de la foi, c'est la crainte : quiconque
craint Dieu, fût-il chrétien '. est religieux, non irréli-
gieux ». Après avoir prononcé ces mots, il disparut ".
L'architecte chrétien se convertit, devint musulman, ainsi
que disciple et ami sincère dans la filière des mahomé-
tans.
346. Quelques étudiants en sciences [coraniques] venus de
Djendet de Khodjond^ posèrent un jour au Maître la question
suivante : « Dans ce monde des apparences, à quoi sert la
souris ? » et s'altiièrcnt cette réponse : « Rien dans le monde
n'existe sans une raison profonde ; car s'il n'y avait pas de sou-
ris, les serpents détruiraient l'univers et l'homme ; la souris
mange l'œuf même du serpentât le détruit; sinon, les ser-
pents rempliraient le monde. Le commentaire des qualités
particulières placées dans tous les atomes du monde et de
l'homme, est infini. » Tous alors s'inclinèrent et devinrent ses
disciples. Il raconta ensuite l'anecdote suivante: « L'Elu de
Dieu était un jour assis dans le mihràb de la mosquée de
Qobà * et ses nobles compagnons étaient présents en sa
compagnie. L'n serpent qui fuyait entra subitement par la
porte et se cacha sous le pan de la robe du prophète : ce
1. Jeux de mots sur tersà •• craignant » et « chrétien ». deux signiGcations
du même liiot, qui ne serait, suivant une explication ingénieuse de Ml Nôl-
deke, que la traduction persane de l'arabe rdhib « craignant [Dieu] » et
« moine chrétien ». Toutefois, ce nest pas bien sur, à raison .d'un vers
de Màlik ben er-Réîb cit^ par Reiâdhorl, p. 412 : « .\ la bataille du
Soghd, je suis resté immobile par pusillanimité, et j'ai eu peur de
devenir [ainsi] chrétien. » Il y a hi une allusion au caractère craintif des
chrétiens orientaux.
2. Biroiin djesl.
3. Djend était une ville de T.Xsie Centrale, sur les contins du Khârezm;
voir Yàqoùt. Moschtarik.^. 109: Lex. 'jeogr., t. 11. p. I^l; Schefer, Chres-
tomat/ne persane, t. II. p. 167. Khodjend, sur le haut lasartes (Sir-Deryà;,
dans le Ferghàna. est bien connu. Ces deux noms sont rapprochés par pure
allitération.
4. La première mosquée de l'islamisme, lors de Ihégire ; elle fut adoptée
par le prophète avant la construction de celle de Médlne.
4 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
serpent lui dit : « Envoyé de Dieu, je fuis devant l'en-
nemi ; puisque tu es !e refuge des deux mondes, protège
moi ». Derrière lui entra un hérisson qui s'adressa également
à Mahomet : « Envoyé de Dieu, mets mon gibier en mon
pouvoir, car mes enfants sont à ma charge ». Le prophète
prescrivit de donner au hérisson des viscères de bétail et de le
satisfaire [ainsi]; l'animal partit. «0 serpeiit, dit Mahomet,
sors maintenant et va-t-en, car ton ennemi s'en est retourné et
est parti ». Le serpent répondit: « Attends que je t'aie fait voir
mon talent, et [puis] je m'en irai ». Il s'enroula en anneaux
autour de la taille de Mahomet, comme une ceinture, et
voulut le piquer sans miséricorde. Le prophète lui présenta
son petit doigt pour qu'il piquât une phalange; mais q^iand
le serpent sortit sa tête pour mordre, Abou-Horéïra (Dieu
soit satisfait de lui!), qui avait sur la poitrine ce hadiih du
prophète : « La beauté de chaque communauté est un sage,
et le sage de mon peuple est Abou-Horéïra » et (jui avait placé
sur le sommet de sa tête la mi:lre de la faveur, ouvrit son sac
d'où s'élança un chat noir qui mit en pièces le serpent avec
ses griiïes, puis s'avança pompeusement vers le prophète.
Au même moment celui ci dit : « L'amour du chat fait partie
de la foi; aimez, fût-ce un chat ! » et il passa sa main sur le
dos de l'animal, de sorte que, par la bénédiction qui s'atta-
chait à ce frottement, on a beau jeter le chat en bas des toits
élevés, il doit rester debout et son dos no pas toucher la
terre » *,
Ce jour-là, le prophète fit des vœux considérables en
faveur d'Abou-Horéïra.
On dit que celui-ci avait vingt ou trente chats qu'il élevait
dans sa maison ; à quiconque en désirait, il en donnait un
en cadeau et s'en réservait un de la portée.
Lorsque l'envoyé de Dieu, ainsi (|u'on le raconte, relira
1. Le chat retombe toujours sur ses pattes: phénomène dont on a cherché,
sans la trouver, l'explication dans la mécanique ; il manque toujours le point
d'appui.
DJELAL-ED-DIN ROUMI 5
son petit doigt mordu par le serpent, l'infortuné doigt se
plaignit au Maître de la Toute-Puissance en ces termes :
« Seigneur, Ahmed ' m'a jugé, moi infortuné, le plus faible
de ses membres, et il m'a abandonné; ô secours des faibles,
viens me protéger! » Immédiatement Gabriel, l'archange
lidèle, apporta en cadeau au prophète une bague avec son
chaton, et ayant renforcé le petit doigt, le fit possesseur de
l'anneau et compagnon du Sceau des prophètes ; de là vient la
coutume, qui durera jusqu'au jugement dernier, que le
cachet soit porté au petit doigt et à nul autre; c'est pour
que l'on sache quelle puissance possède auprès de Dieu la
supplication des faibles et des malheureux!
347. Sultan Wéled que Dieu sanctifie son mystère unique !)
a rapporté ceci : « Le jour de la grande fête *, nous nous
rendions, avec mon père, au Méidân ' ; à chaque ruelle, dans
chaque quartier où nous parvenions, des créatures en foule
le couvraient de bénédictions et s'inclinaient devant lui.
Lorsque nous fûmes arrivé au Méïdàn, je vis tous les hommes,
par groupes, se livrer à des excès, le bénir et pousser des
rugissements: tous les cavaliers descendaient de leurs mon-
tures et s'inclinaient devant lui; à tel point que moi et mes
amis nous étions restés stupéfaits à la vue de cette grandeur;
je saisis fortement le pan de la robe de mon père et je lui
dis : « Au nom de Dieu, quelle personne es-tu, quelle sorte
d àine a^-lu ? Que te dirai-je. et de quel attribut tappellerai-
je? Quelle est cette force, cette puissance, <;ette splendeur,
cette situation, que le Dieu très haut n'a données à aucun
grand personnage, et que je vois en toi? » Il me répondit :
'< néhà-ed-din, cette situation est-elle agréable? » — « Elle
est extrêmement belle et agréable, luidis-je ; mieux que cela,
elle donne de l'agrément ». — « Je te la donne, reprit mon
père, et cet héritage passera à tes enfants ; jusqu'au jour de
1. Un des noms du Prophète, tel qu'il lui est donaé dans un certain passage
du Qorân (LXI. 6 .
2. La Fête des sacrifices, le 10 dhoû'l-hidjdja.
3. Grande place publique.
6 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
la résurrection, les créatures se prosterneront devant vous ».
C'est ainsi qu'il a dit :
<' L'image de mon roi au doux caractère- a souri à ma face ;
ainsi furent pour moi postérité sur postérité, et les enfants de mes
enfants. »
Louanges à Dieu, le Seigneur des mondes, de ce que les
mortels sont devenus les serviteurs et les disciples de ces
saints personnages !
348. Le Maître étaitassisun jour, dit-on, au bord d'un ruis-
seau ; une grosse pierre parut au milieu de l'eau. « Mes
amis, dit-il, comment cette pierre dure deviendra-t-elie de
l'argile? » — « Peut être, répondirent-ils, par la série des
cycles et le changement des formes ». — « Oui, répliqua-t-il,
elle deviendra de l'argile, mais il se passera bien des an-
nées, saffs que changent nos cœurs [pourtant] formés de
limon ; cependant ils continueront, jusqu'à ce qu'ils dispa-
raissent, dans cette pétrification, cette étroitesse et cette
honte [où ils sont actuellement plongés].
« Qui donne de meilleurs conseils, qui parle mieux que les
prophètes? Cependant leur souffle a-t-il prise sur la pierre ?
« De tels cœurs, possédant la distinction du nôtre et du mien,
l'épithète qui leur convient, c'est celle-ci : Plus durs encore *.
« Le remède propre à ce cœur, c'est de lui donner un transfor-
mateur ; la capacité n'est point une condition pour la justice de
Dieu.
« Je me sens de l'inclination à lui donner cette capacité
et à le transformer; je le rendrai ivre.
« Tu possèdes une pierre philosophale capable de le transmuter ;
quand même il serait un ruisseau de sang, tu en ferais un Nil.
« Ceux-là, Dieu changera leurs mauvaises actions en
bonnes, car il est miséricordieux et aime à pardonner » ^
i. Qor., II, 69.
2. Qor., XXV, 10.
DJELAL-ED-DIN ROUMI /
349. Un des traits de caractère louables de ce seigneur, une
marque de sa bienveillance digne de louange, c'est qu'un
jour il s'était rendu aux eaux thermales arec une troupe
de compagnons honorés ; lorsqu'ils arrivèrent au bain, le
Tchélébi Amîr 'Alim avait fait courir [des gens] un peu en
avant, afin de faire sortir de l'eau tous les baigneurs, pour
que notre Maître pût jouir seul de la compagnie de ses amis;
il ordonna d'apporter des pommes rouges et blanches, et
d'en remplir le bassin. Lorsque notre Maître entra, il vit que
dans le vestiaire du bain, les hommes se rhabillaient en
hâte ; pris de honte, ils se hâtaient : il vit encore qu'on avait
rempli de pommes le bassin tout entier. « Amîr 'Alim. dit-
il, les âmes de ces hommes sont elles moindres que ces
pommes? Tu les a mis dehors, et lu as mis les pommes à
leur place: chacun d'eux a la valeur de trente; oij est la
place des pommes ' ? La totalité de l'univers él de ce qui s'y
trouve n'est-ellc pas en vue de l'homme? Et l'homme, n'est-
il pas en vue de ce moment-là?
« Le but de l'univers, c'est l'homme ; le but de l'homme, c'est
ce moment-là ».
« Si tu m'aimes, ordonne que tous rentrent dans l'eau
chaude et que personne, vilain ou noble, sain ou chêtif, ne
reste dehors, afin que moi aussi, je puisse entrer et me
reposer un clin d'oeil, comme leur parasite «.Tchélébi 'Alim
s'inclina tout confus et leur lit signe à tous de se plonger dans
ce bassin. Alors notre Maître plaça dans l'eau son pied béni.
350. Les compagnons distingués (que Dieu magnifie leur
mention! ont rapporté qu'un jour notre Maître, en com-
mentant les mystères renfermés dans cette tradition du
prophète : « La première chose créée par Dieu a été la plume
de roseau ' », faisant allusion aux idées contenues dans ce
passage du Qoràn : « N. Par la plume de roseau, et par ce
1. Simple jeu de mots dans loriginal. entre si béhcut et tîbhd-st.
2. Cf. Motahhar ben Tàhir el-Maqdisi (Pseudo-Balkhl), Livre de la création
et de l'histoire, éd. et trad. Cl. Huart. t. 1. p. 136.
8 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
qu'ils écrivent! * » raconta ceci : Un jour, l'Elu de Dieu (que
Dieu le bénisse et le salue !) expliquait à 'Ali (que Dieu
ennoblisse son visage!), en comité secret, les mystères
des Frères de la pureté; il lui dit : « Ne révèle à aucun
profane ces mystères immenses, ne les divulgue pas, et
observe l'obéissance. » Pendant quarante jours entiers, il
supporta ce fardeau, comme une femme enceinte : mais
enfin, pris d'agitation, il ne pouvait plus respirer. Finale-
ment, comme un homme hors de lui, il sortit dans la
campagne, y trouva un puits profond, y enfonça la tête et
commença à répéter un à un tous ces secrets. Par suite de
son ivresse mystique, de l'écume lui vint à la bouche; cette
écume, mélangée à sa salive, tomba dans l'eau du puits;
quand elle fut épuisée, ce souverain trouva le mystère con-
tenu dans cette formule : « Interrogez-moi sur ma tranquil-
lité ». Quelques jours après, il poussa dans ce puits un
roseau qui grandit de jour en jour et prit de la taille ; un
berger intelligent, informé de celte situation, coupa ce
roseau, y fit quelques trous et se mit à en jouer la nuit et le
jour comme un amoureux, et à faire paître ses moutons
[au son de l'instrument], à tel point que le jeu de la flûte
du berger devint célèbre et se répandit parmi les tribus
arabes; tous les Bédouins, à l'Occident comme à l'Orient,
désiraient contempler ce spectacle et entendre cette musique ;
ils pleuraient de plaisir en entendant le son de la flûte, et
en jouissaient. Les chameaux firent de même cercle autour
de lui, et s'arrêtaient de paître. De bouche en bouche la nou-
velle de cette histoire parvint aux oreilles du prophète; il
ordonna de faire venir le berger. Quand celui-ci commença
à préluder, tous les Compagnons, pris de frénésie, ressen-
taient de grands troubles et s'évanouissaient. « Ces mélodies
sont, dit le prophète, le commentaire des secrets que j'ai
communiqués à 'Ali en comité secret. De même, tant que
personne des gens de la pureté n'a pas de pureté, il ne peut
1. Qor., LXVIII, 1.
DJELAL-ED-DIN ROUMI »
entendre les secrets des Frères de la pureté daprès la
mélodie de la tlûle, ni en jouir, car « la foi toute entière
est plaisir et passion ». C'est ainsi que le Maître a dit :
« Je n'ai pas de confident pour le soupir de ta douleur ; comme
'Ali, je pousse des soupirs dans le fond du puits.
« Le puits se met à bouillonner, des roseaux croissent sur son
bord ; ce roseau ^émit, mon secret est perdu.
« Arrète-toi. ô roseau, car nous sommes des profanes ;
demande des excuses pour le roseau ainsi que pour nous-mêmes,
à raison de ce secret ».
351. On demanda un jour à mon père, a dit Sultan Wéled:
« La voix du violon n'est-elle pas une voix merveilleuse? » Il
répondit : « C'est le bruit du grincement de la porte du paradis
que nous entendons ». Toutefois le Se v yid Cliéref-ed-dîn répar-
tit : « En dernière analyse, c'est la même voix que nous enten-
dons ; que signifie ceci, que nous ne nous échaufTons pas au-
tant que notre Maître?». — « Pas du tout, répliqua celui-ci, ce
que nous autres nous entendons, c est le bruit de l'ouverture
de cette porte ; et ce que cet homme entend, c'est le bruit
de la fermeture ». C'est ainsi qu'il a dit :
« La harpe de la sagesse, quand elle se met à exprimer un
chant agréable, on dirait qu'une porte s'ouvre sur les jardins
du paradis.
« Ecoute le bruit de celte porte, puisque lu en es loin ; heureux
celui qui est favorisé de ce spectacle 1 ».
352. Un rabbin juif, dit encore Sultan Wéled, se trouva un
jour face à face avec notre Maître qui lui dit : « Elst-ce
notre religion ou la vôtre qui est la meilleure? » — « C'est
la vôtre», répondit le rabbin, et il se convertit immédiate-
ment à l'islamisme.
353. Un des amis nobles avait apporté un jour à notre Maître
des figues provenant du vignoble des frères. Le Maître prit
une figue et dit : « Voilà une figue agréable, mais elle a
des noyaux », et il la reposa. Ce derviche resta stupéfait et se
dit : « Comment une figue peut-elle avoir des noyaux? »
10 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Sans faire de bruit il se leva, reprit les figues et s'en alla.
Au bout de quelque temps, il revint et apporta un autre
panier de ces mêmes figues, qu'il posa devant notre Maître.
Celui-ci en prit une et rompit le jeûne en disant : « Cette
figue n'a pas de noyaux ». Puis il fit signe au Cheikh
Mahmoud le domestique de les distribuer toutes aux per-
sonnes présentes. Les compagnons étaient restés stupéfaits
devant cette difficulté. Quand ce derviche sortit et partit,
ils sortirent aussi sur ses pas et l'interrogèrent sur la
façon dont il s'était procuré ces figues. Il répondit : « J'ai
un ami jardinier; ne l'ayant pas rencontré dans son jardin,
je cueillis un panier de figues sans sa permission et je l'ap-
portai à notre Maître, en me disant que j'en paierais la valeur
au jardinier quand je l'aurais trouvé. Notre Maître, parla
lumière de la sainteté, en a eu connaissance ; il n'a pas
touché à ces figues et a parlé des noyaux de ces figues,
comme c'était. Cette fois-ci, je suis retourné au jardin de
cet ami, je lui ai acheté de bonnes figues, que j'ai payées;
je lui ai donc demandé quelque chose de licite ; aussi le
Maître les a agréées et en a mangé ; il m'a octroyé des fa-
veurs. »
354. Les grands compagnons (que Dieu multiplie leurs
pareils jusqu'au jour de la résurrection !) ont rapporté qu'un
jour Mohammed-beg des Oûtch *, qui était un brave com-
battant, un héros de ces contrées, et qui est l'inventeur de
ces bonnets blancs dont on se coiffe encore aujourd'hui,
fut mandé à la cour par le Perwâné. Arrivé à Qonya, il eut
l'honneur d'être reçu par notre Maître, de qui il demanda
l'appui et le secours pour que, parti pour Césarée, il donnât
aux émirs les comptes de la province des Oûtch; il s'inclina et
devint son disciple. Or, à ce moment-là, ses gens pillèrent
le négociant Khâdjé Medjd-ed-dîn ; ils lui enlevèrent près de
la valeur de cinquante mille dirhems d'étoffes. Lorsque Medjd-
1. Sur ce personnage, voir Ibn-Bîbt, t. IV, p. 323 et suivantes. Les Oûtch
sont une tribu turque, frt'-quem ment nommée parle même historien.
DJELAL-ED-DIN ROUMI 11
ed-dîn vit les supplications et les demandes instantes de ce
chef, il se rendit dans un coin du collège et à voix basse lui
dit : « Misérable brigand ! lu demandes secours, et cependant
tu m'as enlevé tant d'argent et tu verses le sang ! En vérité, à
la résurrection, je plaiderai contre toi; par Dieu, je ne te
délivrerai pas ! Où veux-tu échapper à ma main? » L'émir
Mohammed-beg baissa la tête et sortit. Alors notre Maître,
avec une violence extraordinaire, poussa un cri : « Dieu
nous garde qu'il n'échappe pas 1 Pourquoi ne serait-il pas
sauvé? Qui dit qu'il ne sera pas sauvé? J'en jure par Dieu,
quiconque passe la porte de notre collège, sera délivré:
quiconque exaltera notre nom, sera délivré; quiconque nous
aime, sera délivré », Immédiatement Khàdjé Medjd-ed-dîn
s'inclina et déclara licite la possession de tout ce qui lui
avait été enlevé par lémir.
Lorsque Mohammed-beg, arrivé à Césarée, y rencontra le
Sultan de Tislamisme et le Perwâné de bonne renommée, il
fut distingué par l'obtention de toutes sortes d'honneurs,
puis il s en revint à sa demeure habituelle. Un de ses gens
lui laconta l'aventure de Kbâdjé Modjd-ed-dîn et de la
faveur que lui avait témoignée notre Maître; au comble de
la joie, il envoya au négociant, par des messagers sûrs, la
totalité de ce qui lui avait été pris, et il y ajouta plusieurs
présents, en demandant de l'excuser. Khàdjé Medjd-ed-dîn
fit des aumônes de toute sa fortune, la distribua aux amis et
aux enfants du Maître, puis il donna un grand concert.
355. Chéref-ed-dîn 'Othmân le récilant, qui était un second
'Abd-el-Mou'min. commensal habituel du Maître, distingué
par les rois de l'époque, qui mouraient d'envie de jouir de
sa société, a raconté ce qui suit. Le Maître s'était un jour
rendu au jardin d'un ami cher où il y eut concert pendant
sept jours et sept nuits sans interruption, et cet ami cher fut
l'un des agréés fortunés. Le frère d' 'Othmàn le récitant dit
en secret : Voici tant de jours que nous n'avons pas apporté
de viande ni de pain à la maison : comment sa situation
peut-elle être? Aussitôt le Maître, au milieu du concert,
12 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
sortit les mains de dessous le pan de sa robe, et versa une
poignée d'argent frais sur le tambour de basque. Les com-
pagnons poussèrent des cris. Quand le concert fut fini [on
compta les pièces d'argent :] il y en avait neuf cent quatre-
vingt-dix, à fleur de coin *. A ce moment, Çadr ed-dîn
•deMérend, l'astrologue, roi des professeurs, l'encyclopédiste'
de son époque, entendant cette anecdote racontée par
'Othmàn le disert, s'écria : Moi aussi, je le lui ai entendu dire,
je l'ai vu avec certitude, j'en suis certain.
356. Béhâ-ed-dîn Bahrî a transmis l'anecdote suivante. A la
fin de l'automne, au commencement de l'hiver, le Maître ren-
dit visite à ma roue hydraulique ' ; à cette époque, l'eau avait
commencé à geler. Cependant il se dépouilla de ses vête-
ments, partit dans la direction du bassin et resta longtemps
absent. Très inquiet, je sortis sur ses traces : je vis qu'il était
entré dans le bassin et s'était assis sous la gouttière 1
l'eau lui coulait sur la tète ; cette eau froide lui montait
jusqu'à la gorge. 11 resta dans cette posture trois jours et trois
nuits ; peisonnc n'osa lui demander pourquoi ni comment.
Désespéré, hors de moi,-je poussai des cris et déchirai mes
vêtements; je voulus le mettre en garde : « En cette saison,
l'eau froide est dangereuse, et votre corps est excessivement
délicat et maigre : je crains que vous ne preniez froid. » Il ré-
pondit : [C'est bon] pour les [hommes] froids, non pour les
[véritables] hommes. Aussitôt il en sortit, commença à
danser, et continua pendant neuf jours et neuf nuits, sans
s'arrêter un instant, ni dormir; en même temps, il parlait
des mystères et l'écitaitdes ghazels.
3o7. Une autre fois le Maître resta à danser pendant sept
jours et sept nuits, sans rien manger. Les amis confidents pré-
parèrent un repas délicat et aisé à digérer, dans l'espoir qu'il
consentirait à en prendre quelque chose. Mais il dit : «
passion ! patiente et écoute mes paroles ; ne mange pas de
1 . Mazroûb-i' ma'dèni.
2. Dhoû-fonoûn.
3. Dôldb, noria.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 13
cette nourriture; si tu la manges, elle te mangera ». Effecti-
vement, il ne prit rien et dit :
u Si tu manges une seule fois de celte nourriture de lumière,
lu pourras jeter de la poussière sur le pain cuit au four! »
« La faim! la faim! la faim! puis le retour! » Il recom-
mença à danser.
3o8.Chéref-ed-dîn 'Othmân le récitant nous a rapporté que
le jour où leTchélébî Amir- Alim • posa le pied, en sortant du
monde de l'au-delà, dans la plaine de ce monde d'ici-bas ',
notre Maître préluda par ce ghazel :
« On proclame, ô amoureux, que celte beauté au visage de
lune est arrivée ; ceignez-vous pour le plaisir, puisque Tamie est
venue dans votre giron.
Pendant sept jours et sept nuits, consécutivement, il y
eut concert. Les grands de la ville, les sultans de l'époque
envovèrent tant de pré-onts et do cadeaux qu'on ne saurait
les nombrer. Il on fit présent aux récitants et aux amis: sa
mère conserva le reste.
3**<9. Le roi des lettrés, mine de science, dont le rangesl bien
connu, Çalàh-od dîn Malali (miséricorde do Dieu sur lui !) a
rapporté qu'un jour Alam-ed-dïu Qaïcar (miséricorde de
Dieu !) avait tenu un grand concert, ot que tous les émirs,
les grands, les savants ot les pauvres étaient présents. Notre
Maître y éprouva de grands troubles ; il donna aux récitants
tous les vêtements dont il était revêtu et continua de danser
tout nu. Imméfliatemenl Alam-ed-din Quïçar apporta une
robe de drap rouge écarlale avec une fourrure de lynx et
des boutons dorés, et un turban en étoffe de laine d'Egypte;
il en revêtit notre Maître. Quand nous sortîmes du concert,
à l'extrémité du quartier que nous traversions, le son d'un
violon, sortant par la porte d'un cabaret, parvint aux oreilles
1. Un des fils de Djélàl-ed-din Roûml.
2. C'est-à-dire le jour de sa naissance.
14 LES SAINTS DES DERVICJIES TOURNEURS
de notre Maître ; il s'arrêta un instant, puis se mit à exécuter
la danse gyratoire et à éprouver des sensations de plaisir ;
il poussa des cris jusque tout près de Taurore. Tous les
débauchés, se précipitant dehors, tombèrent aux pieds du
Maître, qui leur distribua tous les vêtements qu'il portait sur
lui ; on dit que c'étaient tous des Arméniens. Quand il fut
rentré dans son Collège béni, le second jour cette société de
débauchés vinrent le trouver, devinrent de sincères musul-
mans, se déclarèrent ses disciples et donnèrent des concerts.
360. Notre Maître Çalâh-ed-dîn a raconté ceci : « Une nuit,
j'étais occupé dans ma cellule à lire le livre du Methnéwî
spirituel ; tout à coup notre Maître entra, enleva sa chemise
bénie et m'en fit cadeau avec générosité. « C'est un devoir,
dit-il, de manifester son amour par des actes ; 'Alam-ed-dîn
Qaïçar m'avait donné, à tite de gratitude, la somme de deux
mille soltânî ». Le narrateur accepta la chemise, la porta en
cadeau à Gurdji-Khâtoûn, qui lui donna en échange deux
mille dinars.
361. On rapporte, d'après les Compagnons parfaits, que
chaque nuit précédant le vendredi, la totalité des grandes
dames de Qonya se réunissaient chez la femme d'Amîn-ed-dîn
Mîkâîl *, qui était le lieutenant particulier du sultan; elles la
suppliaient d'inviter le grand Maître, car if avait pour cette
dame des attentions et des faveurs hors de toute limite ; il
l'appelait chéïkh- i khawâtîn « la directrice spirituelle des
dames » . Lorsque cette réunion avait lieu et attendait sa
venue en parfaite tranquillité, lui-même, sans qu'on l'en
informât, se présentait devant elle, après la prière de la nuit
close, tout seul et sans peine. Il s'asseyait au milieu des
dames, qui toutes formaient un cercle autour de ce Pôle. Au
milieu des pétales de rose que l'on jetait sur lui pour s'en
faire des ornements à litre de bénédiction, et de l'eau de rose
que l'on versait, couvert de sueur, jusqu'au milieu de la
nuit, il s'occupait de pensées de mystères et de conseils
1. Voir Ibn-Hibi, t. lY, p. .310, 1. 17-18; p. 323 et suivantes.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 15
moraux. Finalement, de jeunes esclaves récitantes, des
joueuses rares de tambour de basque, des flûtistes femmes
préludaient, et notre maître commençait à danser. Cette
assemblée de femmes tombait dans une extase telle que ces
femmes ne distinguaient plus leurs [)ieds de leurs têtes, ni
celles-ci de leur bonnet ; elles jetaient dans les souliers de ce
sultan' tous les joyaux et les ornements d'or qu'elles avaient,
dans lespérancc qu'il en accepterait quelque chose et leur
accorderait une faveur; mais il n'y jetait pas un regard, et
après avoir accompli la prière canonique du malin avec elles,
il s'en allait.
Une pareille action, une coutume semblable n'ont été celles
d'aucun saint, d'aucun prophète à aucune époque, sauf que,
du temps du Seigneur des Envoyés (Mahomet), les dames
arabes venaient auprès de lui et apprenaient en l'interrogeant
les mystères des décisions juridiques, ce qui était acte de
piété légitime et spécial à sa haute dignité. Les époux de ces
dames s'étaient réunis, au service du lieutenant, en dehors
du palais, tenaient conversation, et montaient en quelque
sorte la garde pour que les profanes n'eussent pas connais-
sance de ces mystères.
362. Voici une anecdote cuiilée par le Maître et transmise
par Çalàh-ed-din. Dans une certaine ville, on avait procédé au
rite des Rogations, on avait observé des jeûnes et sacrifié des
victimes ; on accomplissait les prières canoniques en deman-
dant à Dieu son secours et son appui. Cela dura sept jours
entiers; aucune pluie ne survint, aucune goutte d'eau ne
tomba du ciel. Les créatures infortunées, réduites à la gêne,
s'entendirent pour que le lendemain, à l'ouverture des portes
de la ville, elles invitassent tout étranger qu'on trouverait à
intercéder auprès de Dieu, car la prière d'un étranger est
près d'être exaucée, comme l'a dit le prophète. Étant sortis
par la porte de la ville, ils trouvèrent un derviche étranger
attristé, qui était arrivé de Bestàm. « derviche, lui dirent-
ils, tu es étranger dans cette ville, et tu n'a pas de mauvaises
intentions à notre endroit; or Moïse avait reçu un ordre ainsi
16 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
*
conçu : Invoque-moi par une bouche qui n'a pas commis de
péché. Cette bouche, c'est la tienne ; fais donc une prière,
peut-être Dieu aura-t-il pitié de nous, l'agréera et t'exau-
cera. » Le derviche étranger monta en chaire; après avoir
proclamé les louanges de Dieu et les bénédictions sur le pro-
phète, seigneur des Envoyés et appui des pécheurs, il dit:
i( Seigneur des mondes, tous les mortels et les hommes,
et [en particulier] ces êtres vivants t'appartiennent, ils
n'ont d'autre protecteur que loi ; ils ont trouvé quelqu'un de
ta pari, bien qu'ils se conduisent comme des gueux et ne con-
naissent pas les personnes envoyées par toi ; je t'en conjure,
au nom de mes deux yeux, envoie-nous de la pluie et abreuve
tes assoiffés. » Aussitôt un énorme orage apparut et noya
dans les torrents le monde entier, qu'il humecta; il plut
nuit et jour pendant quelque temps. Tous les grands de la
ville devinrent les amis de ce derviche et l'interrogèrent sur
sa situation : « Quel est donc le mérite dont jouissent tes deux
yeux auprès de Dieu, pour les avoir pris pour intercesseurs? »
Il répondit : « J'ai eu beau jeter un coup d'oeil sur mon corps,
je ne vis rien en moi qui fût digne de la vue de Dieu;
mais je réfléchis (jue mes faibles yeux avaient eu à deux
reprises le bonheur de contempler le visage et la beauté
d'Abou-Yézîd [Hestâmî]; [voilà pourquoi] je les ai adoptés
comme intercesseurs alin que le but fût atteint. » Tout le
monde devint son ami et son disciple. Ensuite le Maître
ajouta : « Du moment qu'un œil qui a vu deux fois Abou-
Yézîd peut manifester de telles preuves de sainteté, que ne
pourra pas faire l'œil de celui qui aura vu le visage du
Seigneur d'Abou-Yézîd? Celui qui t'a vu m'a vu; celui qui
a été te trouver, est venu vers moi. »
« La pensée a ouvert la bouche et a dit à Çalâh-ed-dîn : Tu es
mon Dieu, ô œil qui a vu le Seigneur! »
Tous les amis s'agitèrent et remercièrent.
» 36H. Un jour, dit-on, le Maître s'était échaulTé pendant son
enseignement ; il dit : Le fils d'Adam, Seth, était extrême-
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 17
ment paresseux, insouciant et oublieux relativement aux
affaires de ce monde. Lordre divin fut donné qu'il fût le
successeur d'Adam, acquîl la connaissance des noms et la
sagesse des êtres, devînt le professeur de ses frères et les
dirigeât dans la bonne voie ; que ceux-ci lui obéissent et le
servent, à raison de ce loisir et de ce renoncement qui étaient
les siens. Or ses frères lui faisaient continuellement des
reproches et le molestaient; ils manquaient à leur devoir
en tant que considération et service. Cependant, le cœur béni
de Selh s'étant fâché contre eux, Dieu retira doux sa béné-
diction : une disette régna. Setli, par une inspiration divine,
inventa le tissage et se mit pour la première fois à tisser le
drap dit 'abà. il en fit un vêtement dont il se couvrit. Ce cos-
tume plut à tous; ils en achetèrent et s'en revêtirent avec le
plus grand plaisir. C'est de lui qu'est venu le métier de
fabriquer des vêtements confectionnés. Ce manteau parvint
à Moïse, qui s'en revêtit; [il dura] jusqu'au temps du grand
Véridique Abou-Bekr '. Par ce procédé de se procurer des
moyens de vivre, Seth fut tranquille : ses frères, qui étaient
au nombre de soixante-douze, devinrent tous pauvres et sans
fortune ; ils allèrent se plaindre à Adam de leur impuissance
et de leur gêne. « Il faut satisfaire Selh », leur répondit-il.
Ils allèrent alors trouver leur frère, demandèrent pardon et
se repentirent. « Seth, dit Adam, c'est maintenant le
moment de la prière, fais-en une pour que Dieu te réserve
une faveur ». « Pour faire la part de Dieu, dit Selh, qu'ils
mettent à part la moitié de tout ce qu'ils produiront, cul-
tures, bestiaux, argent monnayé, diverses sortes de fruits,
animaux, et autres chose^^, qu'ils le donnent à Dieu. » — <' Ils
ne pourront le faire, dit Adam, et ils désobéiront ». — « Qu'ils
en donnent le dixième, reprit Seth «.Tous acceptèrent et
firent la paix. Dieu leur donna tant de bénédictions et de
bienfaits qu'on ne saurait les compter et les acquérir.
Il ajouta : « Donc, quiconque se tourne vers le monde des
prophètes et des saints, s'occupe jour et nuit des affaires de
l'autro vio. renonce à ce bas-monde, tous doivent le servir,
Tome II. 2
18 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
le respecter et lui donner le bien de Dieu pour que, par la
bénédiction qui s'attache à ses prières, tous les mortels soient
dans la tranquillité et l'abondance, et sachent toujours que
sa satisfaction entraîne celle de Dieu. Cela suffit pour tout
homme capable! »
« Lorsque cet homme juste est agréé de Dieu, sa main sur les
choses est la main même de Dieu » .
364. Un derviche, raconta un jour le Maître dans son ensei-
gnement mystique, s'était rendu auprès d'un émir qui était
de ses amis ; au milieu de la conversation, il lui dit : « La nuit
dernière, j'ai vu en songe telle et telle chose. » I/émir fut
ennuyé et pensa : « Est-ce ([ue les derviches ont des rêves? »
Le chéïkh comprit sa pensée ; il s'écria : « Dieu nous garde
qu'ils en aient ! Les derviches ont des rêves tout éveillés. »
C'est ainsi que le poète a dit :
« Le prophète a dit : Mes deux yeux dorment, mais mon cœur
n'est pas endormi pour les hommes.
« Celui qui, tout éveillé, voit des rêves agréables, c'est un
mystique : mets-loi sa poussière dans ton œil. »
L'émir s'inclina aussitôt cl demanda pardon d'avoir eu une
telle pensée.
365. D'après les grands akhynr ' (que la satisfaction de Dieu
soit sur eux tous!), on rapporte que continuellement notre
Maître, au moment du lever du soleil et de l'apparition de la
lune, se tenait debout en face de ces astres et récitait ce pas-
sage du Qorân * : « Le soleil, la lune, les étoiles sont forcés
de marcher par l'ordre de Dieu; la création et le droit d'or-
donner ne lui appartiennent-ils pas? Qu'il soit béni, le sei-
1. Les akhyâr « les bons » forment, liaus la hiérarchie des saints, le second
degré en montant, à partir des simples wèli\ on s'accorde à penser qu'ils sont
au nombre de trois cents, mais toutes les hiérarchies ne comportent pas ce
grade. Cf. Hudjwirî, Kachf-el~Muhcljoûb trad. Nicholson, p. 214 ; Blochet.
Éludes sur l'ésolérisme musulman, dans le Journal Asiatique, ix' sér., t. XIX,
1902, p. '630 et t. XX, p. 87.
2. Qo/-., VII, 52.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 19
gneur des mondes ! » Et il sen allait en faisant des généro-
sités.
366. Un jour, on lui demanda : Un derviche peut-il pécher?
Il répondit : [Non], à moins qu'il ne prenne de la nourriture
sans appétit, car c'est un grand péché pour un derviche deu
prendre sans avoir faim ; car, si un homme, poussé par une
faim extrême, avale du poison, celui-ci sera digéré et ne lui
fera point de mal, tandis que manger du sucre après de lail
devient un poison. Quand il a de l'appétit, toule chose est
permise au mystique; c'est ainsi qu'on a dil :
« Tu es la victime des passions, ù insouciant; mange au milieu
delà terre et du sang; car le mystique, s'il avale du poison,
c'est pour lui comme du miel.
367. Notre maître rapporta ime fois une anecdote touchant
les mœurs et l'éducation du prophète. « Abou-Mohammed ben
Ka'b, dit-il, était un des plus anciens, des plus savants et
des plus âgés d'entre les compagnons, mais il n'avait pas
réloculion facile. Par suite de son extrême timidité et de sa
mansuétude mahométane, le prophète lui lut le Qoràn tout
entier en prononçant correctement et en psalmodiant,
puisque l'on a dit : « Il entendit tout le Qoràn de sa bouche »,
et cela afin qu'il sût et comprit comment il fallait lire le
Livre sacré.
La tradition nous enseigne que l'élu de Dieu lut sept fois,
lune après l'autre, le texte entiei- du Qoràn illustre à Gabriel,
l'aichange fidèle, et que celui-ci le lut aussi sept fois, pen-
dant que le prophète écoutait. De même dans la nuit de
l'Ascension, il le lut soixante-dix fois en présence du Créa-
teur. De même, le sultan des lieutenants, leTchélébi llosàm-
ed-dîn (que Dieu sanctifie son puissant mystère !} lut sept
fois, en présence du Maître, la totalité des volumes du
Mpthiiéicf, et l'entendit comme un concert de l'àme; avant
appris le secret des mystères qui y sont renfermés, il eut
connaissance des mystères divins, il résolut lettre par lettre,
e/Z/par éiif, toutes les diflicultés qu'on y rencontre, le trans-
20 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
crivit avec de Tor liquide et munit le texle de voyelles. Tous
ceux qui, d'entre les grands lieutenants, l'ont entendu de sa
haute autorité et en ont pris copie, se sont trouvés avoir un
texte authentique et digne de confiance; il n'y a rien à
ajouter à cela.
368. Nôtre Maître, dit une fois le Pervi^ânè Mo'în-ed-dîn, a
joliment institué dans le monde la mode du concert spirituel.
Dieu m'en garde, s'écria son interlocuteur, qu'il l'ait insti-
tuée, il l'a bien plutôt surélevée !
369. Un jour, le Maître émettait des pensées dans son Collège
béni; il dit : « Un cheikh vit une fois un bâton dans la main
de son disciple ; il le prit et interpella l'élève en ces termes :
Qu'est ce bâton que tu as pris? C'est, dit l'élève, pour te
battre si je te vois en dehors de la règle de l'ordre. Il est
vrai, dit le directeur spirituel, tu es un disciple véritable et
mon ami en religion; c'est la doctrine du khalife 'Ali, qui a
dit : (( Que Dieu ait en sa miséricorde un homme qui m'offre
en cadeau mes défauts ! » Puis le Maître ajouta : « Moi, avec
fout mon caractère, je réussis bien avec les créatures. —
Comment réussis-tu ? lui dit-on. « Autant que possible,
répondit-il, je tâche de les améliorer; si elles n'acceptent pas,
je m'en vais ^i.l Arabe] Je suis chargé de dire, mais il ne m'ap-
partient pas d'accepter.
« Telle est la route, je*t*ai montré le droit chemin ; si tu en sors,
fais selon ton bon plaisir ».
370. L'émir iNoiÀr-ed-dîn,fils de Djîdjà ', était l'ami intime et
le lieutenant considéré du Peiwânè et en môme temps gou-
verneur de la province de Qir chéhir'. Il racontait un jour, en
•présence du maître, dont il était le disciple, les miracles de
Hàdji Bektâch le Khorasanien " : Je me rendis une fois
1. Déjà cit.'" t. I, p. 103.
2. Aujourd hui chef-lieu de sandjaq de la province d'Angora, à deux heures
de distance au N. du Qyzyl-Irmaq. Cf. 'Ali-Djévad, Djoqhafiija l.or/hati,
p. G45; Hadji-Khalfa, Djihdn-nutnâ, p- ^-0.
3. Sur ce personnage célèbre, voir Georg Jacob, lieUriiye zui' Kennhiis
(1er i>eririscli-Ordens dei liektasc/iis, Berlin, 1908, p. 1 et suiv.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 21
auprès de lui ; il uobseivait nullement les apparences exté-
rieures; il ne suivait pas la coutume du prophète, et n'accom-
plissait pas la prière canonique. J'insistai auprès de lui en lui
remontrant qu'il fallait assurément s'acquitter de ce dernier
devoir. «Va, me dit-il, apporte de l'eau, pour que je procède
aux ablutions, et que je me procure ainsi la pureté [nécessaire
à la validité de la prière] ». Immédiatement, de mes propres
mains, je remplis à la fontaine un gobelet de terre •. et je
l'apportai devant lui. Il prit le vase et me le remit entre les
mains, en me disant de lui verser l'eau sur les mains. Quand
je le fis, l'eau pure se trouva changée en sang ; je restai
abasourdi de ce phénomène. — Plût à Dieu, dit le Maître,
qu'if eût changé le sang en eau, car il n'y a pas tant de
mérite à souiller de l'eau pure. Le noble interlocuteur de Dieu
Moïse] a changé l'eau du Nil en sang pour un Egyptien (le
Pharaonj, et pour un des petils-lils a transformé le sang en
eau pure ; c'était par suite de la perfection de son pouvoir,
mais cet individu n'a pas tant de force. Cette transformation
s'appelle du gaspillage. On a dit : « Los gaspilleurs sont les
frères des démons ^ ».
La transformation particulière, c'est quand ton vin devient
du vinaigre, quand les ditlicultés sont résolues, quand le
cuivre vil devient de l'or pur, quand làmc incrédule devient
musulmane et s'abandonne [à Dieu] \ quand le limon de
ton corps prend la valeur du CŒ'ur * ». Immédiatement
Noùr-ed-dîn s'inclina, renonça à l'intention qu'il avait mani-
festée, et dit :
« Du moment que beaucoup de diables oot la figure dhotnraes,
il ne faut pas tendre la main à toute main ».
1. Mic/iraba, vulg. machraba, emprunté par le grec moderne sous la forme
uajTpa-i; par l'intermédiaire du turc mac/irapa.
■2. Qor., XVII. 29.
3. Suite de jeux de mots entre kfiall ■ vinaigre » et hall « licite ». entre
mousoulmân « musulman » eimosèllèm « livré ».
4. Quand les passions charnelles sont remplacées par les passions affec-
tives.
22 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
371 . Les nobles compagnons (Dieu les ait en sa miséricorde !)
ont raconté qu'un jour, le vendredi, notre Maître dit: I! faut
aller à la mosquée de la citadelle \ Tous les amis se prépa-
rèrent et se rendirent à la forteresse. Cependant notre Maître,
se tenant dans un coin, prononça la formule : Allah akbarX
de la prière, et resta dans l'attitude de la station debout, jus-
qu'à ce que la lecture du Qorân fut terminée et que le pré-
dicateur termina sa prière; l'assemblée procéda à la prière :
puis le sultan, les chefs militaires, les savants, les pauvres
sortirent. iNotre Maître était toujours debout. Cependant les
compagnons sortirent aussi avec la plus grande politesse,
car personne n'avait la possibilité de venir lui tenir compa-
gnie, et ne pouvait se conformer [à son attitude], par suite de
la crainte révérentielle causée par sa grandeur. Il ne sortit
pas de la mosquée jusqu'au vendredi suivant. Ce vendredi-
là, le sultan, les grands de l'empire, les savants et les chéïkhs
de la communauté se réunirent; ils virent que notre Maître
s'était incliné pour le rukoiï ' avec une crainte révéren-
tielle complète et une humilité parfaite ; cependant le grand
chéïkh Çadr-ed-dîn avait pris à son côté le qâdi Sirâdj-eddîn;
ils pleurèrent, et contemplèrent cette situation autant qu'on
peut le dire. Le qâdi Sirâdj-eddîn dit du bout de la langue :
Si la dévotion, la prière, les invocations doivent être ce que
fait cet homme, nous nous moquons de nous-mêmes, et nous
ne savons plus où nous en sommes. Tout en continuant de
pleurer, ils sortirent. Le lundi, notre Maître revint à lui de
cette absorption et se rendit au bain, puis de là revint au
collège, où pendant trois jours et trois nuits il fut sans inter-
ruption occupé du concert.
372. Le médecin Akmal-e(l-dîn(miséricordc de Dieu sur lui !)
a raconté l'anecdote suivante en présence de tous les sages,
les savants et les grands personnages du temps : Du commun
1. Mosquée construite en 6t7 (1220-1221) par 'A.iâ-ed-dîn Kaï-Qobâd ; cf.
Huart, Konia, la ville des derviches tourneurs, p. 133 et suiv.
2. Geste de la prière canonique q\ii consiste, tout en restant debout, à in-
cliner le haut du corps de 90" en appuyant les mains sur les genoux.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 23
accord des sages des.terups passés et présents, il y a cette
croyance que s'il avait dû venir, sil était possible qu'il vînt
un prophète après l'Elu de Dieu (sur lui bénédiction et salul!),
en vérilé c'aurait élé Âvicennc ; dans la période actuelle, cent
mille Avicenne et maîtres du Sinai ' avouent qu'il n'y a per-
sonne au-dessus de notre Maître ; cette grandeur est fixe pour
lui ; l'objet de l'amour du prophète, exprimé par cette parole:
Wd chauqnh ! « ô désir! » est sa personne bénie.
Un jour, on récitait un -y/m;*?/ en présence d'Akmal-ed-dîn,
qui entendit le vers suivant :
.l'ai, à Finlérieurde la poitrine, une belle qui, comme Jésus,
n'a point de père ; Avicenne, en essayant de la comprendre, res-
terait comme un âne sur de la f^lare.
il poussait des rugissements et disait: Tout ce qu il dit
remonte jusqu'au Maître, car tous les savants et les sages
cueillent les épis de la récolte de sa sagesse ; le divin sage»
c'est lui, car la perfection du discours, la légèreté de la mar-
che, la propreté des actes, on psl d'accord qu'il les po<«("'i|p.
Puis il récita \e ghazèl :
« Tu es un homme, lu est un homme : tu as le souffle coupé,
parce que Ui n'existes pas à ce moment-là.
« Brûle en toi complètement la qualité d'homme ; sois cet ins-
tant, si tu es initié.
« Cette nouvelle lune a diminué, elle est d<^venue pleine lune;
tant que tu ne diminueras pas, lu ne seras pas délivré d'être peu de
chose.
« Comme un ange, vole vers le firmament; courbe-toi comme
la voûte céleste, si tu veux te courber ».
373. Un ami enfonçait un jour un clou dans le murd'une des
cellules du collège. « ÎNotre collège, dit le Maître, est la
demeure des saints, et cette cellule appartient à notre maître
Chems-ed-dîn ; ne craint-on pas d'y enfoncer un clou ? Qu'on
1. Jeu de mots sur le nom d'Avicenne, Ibn-Sinâ. et le nom du Sinaï, ToUri
Sinà.
24 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
ne le fasse plus: je m'imagine qu'on enfonce ce clou dans
mon cœur ». Tel est le respect qu'il avait pour ce collège;
jugez de l'accueil qu'il réservait aux irrespectueux !
374. Notre maître parlait un jour de ce vers noble :
« Il est facile de prétendre à l'amour, mais il y a des preuves et
des arguments pour cela ».
Il dit ceci: « Un souverain vit un jour un jeune garçon
frapper un vieillard et le molester affreusement. Le sultan
ordonna de le faire comparaître ; il lui dit : « Pourquoi frap-
pes-tu ce vieillard et le traites-tu sans considération? Je vais
te châtier incontinent ». — «Que le sultan de l'islamisme
vive éternellement! dit le jeune homme; il prétendait être
amoureux, et se vantait de mon amitié; maintenant il y a
trois jours entiers que je ne l'ai pas vu ; c'est pour cela que
je le maltraite. » Voilà un exemple pour les amoureux de
Dieu! qu'ils réfléchissent au zèle qui leur a été montré !
375. Les différents partis des amis (que Dieu soit satisfait
d'eux!) ont raconté qu'un jeune homme considéré, d'entre
les Seyyids de la ville du prophète [Médine], était venu un
jour rendre visite à Sultan Wéled ; un groupe de Seyyids de
Qonya l'avait accompagné. Ils le présentèrent en disant qu'il
était le fils du custode du mausolée du prophète. Toutefois il
avait enroulé autour de sa tête un turban extraordinaire,
car il avait laissé pendre un des bouts par devant
jusqu'à la hauteur du nombril, tandis que l'autre bout
était enroulé à la façon dite chekker-âwiz des Maulawis.
Sultan Wéled lui réserva de grands honneurs, et devisa avec
lui des pensées et des mystères, « en langue arabe claire ' ».
Ce jeune homme, ayant fait montre de bonne volonté en
toute sincérité, devint un fervent^disciple ; il demanda un
diplôme : on le lui donna en arabe. Après cela, Sultan Wéled
lui posa la question suivante : « Cette mode du chekker-âwiz
est une coutume spéciale à notre Maître, et particulière aux
1. Çov.,XXVI, 195.
DJELAL-ED-DIN ROUMI '-::0
Mauiawis ; les autres cheikhs ne l'ont pas adoptée. Doù vous
vient-elle? » — « De toute anti(iuité, répondit le Seyyid,
nous sommes la famille d'Abraham, et appartenons à la tribu
de Qoréich ; depuis l'époque d'Abraham les clefs de la Ka'ba
vénérée et celles [du mausolée] du prophète sont en notre
possession ; la propriété des clefs appartient à notre maison,
ou les deux socques bénies de l'Envoyé de Dieu, ou d'autres
objets laissés pur lui. Les custodes du mausolée, qui furent
nos pères et nos ancêtres, les donnent aux Sevvids. et font
circuler nos diplômes dans les ditférentes régions, au milieu
de la communauté mahométane; ils en jouissent, et le pro-
duit, d'année en année, ils nous l'apportent, afin de faire
parvenir aux habitants de cette ville, aux voisins de cette puis-
sance spirituelle, leurs pensions temporaires; de là le degré
de leur rang et de leurs vertus. De même, une tradition qui
vient de nos ancêtres et qui est insérée dans le livre des Mys-
tères de l'Ascension, affirme que le prophète (le salut soit sur
lui !) monta au ciel dans la nuit de l'Ascension et fut honoré
[comme il est dit dans le Qorùn]: « Il [Gabriel] s'approcha
et s'attacha à lui ' » ; « soit exalté celui qui a fait voyager
son serviteur de nuit en partant de roraloire sacré ' »,
il fut honoré, disons-nous, de la vue proche du Tout-Puis-
sant, et regardé par lui dun œil favorable; il vit, comme il
convient, en faits de signes, ce qu'il fallait voir ; il entendit
sans intermédiaire les mystères de la révélation.
« Une entente régna entre l'amoureux et sa maîtresse : toi qui
n'es ni l'un ni l'autre, que l'est-il arrivé au moins? »
Lorsqu'il s'en retourna pour procéder à la prédication par-
mi le peuple, il aperçut, aux créneaux du Trône glorieux, la
représentation d'une figure telle qu'on n'en avait pas vu de
pareille dans l'état-major des anges, ni parmi les habitants du
ciel.
1. Qor., LUI, 8.
2. Qor., XVII, 1.
26 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Je vois une lune dans mon œil, et pourtant elle est hors dé-
mon œil ; aucun œil n'en a vu, aucune oreille n'en a entendu par-
ler d'une pareille ».
Le prophète resta stupéfait et enivré de la grâce de cette
figure, et manifesta un attachement immense pour elle. Il vit
qu'elle avait mis sur sa tête un turban tordu à la façon dite
chekker-âwiz, et qu'elle avait revêtu, comme vêtement, des
borda du Yémen ; le prophète manifesta énormément d'agita-
tion et de trouble : il interrogea le Grand Confident, le Paon
,aux plumes royales [Gabriel], touchant la situation de cette
figure, en ces termes : « J'ai vu, dans chaque sphère céleste
isolément, tant de milliers de représentations merveilleuses et
de formes étranges, comme il a été dit : '< Il n'y a point de créa-
ture sans qu'elle ait une représentation sous le Trône, etc. »^
et cependant aucune d'elles ne m'a ravi autant et n'a attiré
mes regards comme cette figure. Quelle est donc cette figure,
et quel en est le mystère? «Est-ce un archange rapproché [de
Dieu], un prophète chargé de mission ou un saint parfait? »
— « Cette belle forme, dit Gabriel, est une personne de la
descendance du grand Véridique [Abou-Bekr], qui, à la fin
des temps, se manifestera au milieu de ton peuple ; elle
remplira le monde des lumières de tes mystères et de tes
vérités, et lui donnera ainsi un véritable ornement. De
même, le Dieu très haut lui donnera un pied, une plume et
un souffle tel que tous les peuples et les dynastes deviendront
ses amis et ses disciples ; elle sera le mystère de la lumière
du lieu de la manifestation, et le purificateur de ta religion ».
C'est ainsi que le poète a dit :
« Ouvre-nous le trésor caché dans ces mots : « Nous t'avons
donné une victoire ' » ; redis-nous le mystère spirituel de l'Élu de
Dieu.
« Et pourtant, dans la conduite et dans l'apparence, il
sera ton pareil sous toutes les faces, comme l'a dit le pro-
i.Qor. XLVIII,!.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 27
phète (Dieu le bénisse et le salue ! ) « 11 n'y a point de prophète
qui n'ait son pareil dans son propre peuple » ; son nom sera
également Mohammed, son surnom honorifique Djélàl-ed-
dîn; ses discours expliqueront les mystères de tes traditions,
et éclairciront les idées profondes du grand (Joràn ». A ce
moment, le prophète, rempli d'une énorme joie, manifesta
une gaieté intense. Quand il fut, en toute bénédiction, ren-
tré dans sa demeure glorieuse, il attacha son turban de la
même façon qu'il l'avait vu faire : « Laissez pendre le bout
de vos turbans, dit-il, car le démon ne le fait point ; les tur-
bans sont les mitres des Arabes ' ». 11 les laissa pendre de
la longueur d'un empan jusqu'au milieu de la poitrine, et
tordit l'autre extrémité, derrière la nuque, en forme de
chekker-àwiz. Depuis cette époque jusqu'à maintenant, nous
autres Qoréïchites nous pratiquons l'imitation de la cou-
tume du prophète; c'est celle de notre tribu : l'on dit que les
savants et les cheikhs du Khorasan suivent cette même cou-
tume. Ce jour-là. par suite de son extrême joie, le grand
Véridique donna tout ce qu'il possédait au prophète et à ses
compagnons à titre de remerciements. On dit qu'à la mort
du prophète, Abou-Bekr le Véridique pleurait hors de toute
mesure et gémissait : le prophète lui dit : « ô Véridique, cher
ami, qu'est-ce qui te fait pleurer? Ces pleurs sans fin, à quoi
s'appliquent-ils? » — « Adam le pur, INoé le sauvé, les
nobles prophètes ont joui de vies longues, ils se sont occu-
pés, pendant des années nombreuses, de catéchiser leur
peuple ; toi qui es le souverain de tous, et qui as dit :« Adam
et ceux qui viennent après lui sont sous mon drapeau »,
tu fais le dernier voyage à l'âge de soixante-deux ans ; pour
ce motif, mon cœur brûle [de désespoir], et le regret me
vient qu'un sultan comme toi s'en aille si vite ; j'aurais
voulu que comme Adam, tu restasses mille ans dans le
monde, pour que les mortels fussent honorés de ta présence
1. La dernière partie de ce hadith a été fréquemment citée. Cf. Abd-er-
Raoûf el-Monàwi, Kenz ed-daqdiq , p. 94.
28 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
bénie ». — « Ne te chagrine pas, dit le prophète, un seul
jour de ma prédication pleine de miséricorde équivaut h
mille ans des autres prophètes ; et ce qui s'est manifesté pour
ma nation et se manifestera, ce qui est arrivé aux savants
de mon peuple, ne s'est pas produit pendant de nombreu-
ses années pour les peuples d'autrefois; ne sais-tu pas que
j'ai dit: « Les savants de mon peuple sont comme les pro-
phètes des Israélites »? Véridique, tranquillise ton cœur
parfumé! Aujourd'hui on bouchera toutes les ouvertures,
excepté celle d'Abou-Bekr; on fermera toutes les fenêtres,
sauf celles de celui-ci et de ceux qui lui ressemblent.
Sache qu'un jour je sortirai la tête du collet des fils d'Abou-
Bekr, et que j'illuminerai le monde de nouveau, pour que
ton but soit pleinement atteint ». Abou-Bekr, baissant la
tète, se tint coi et devint joyeux. Le prophète, à ce moment,
partit pour le grand voyage. Nous autres Séyyids, de siècle
en siècle nous entretenons cet espoir qu'apparaîtra cette
figure telle que l'avait vue le prophète et à laquelle il avait
fait allusion, afin d'avoir l'honneur d'être contemporains de
cette époque illustre. Louange à Dieu ! nous avons atteint ce
bonheui-, celte fortune nous a été concédée, notre but a été
réalisé ». Les pèlerins de la Mecque nous transmirent ora-
lement cette bonne nouvelle, et nous l'entendîmes répéter,
avec les mômes détails, aux Séyyids véridiques de Mé-
dine.
« Ce qu'on a dit pour décrire sa perfection, c'est pourtant
comme rien, car c'est [en réalité] deux cents fois plus.
376. Anecdote étrange. Les glorieux compagnons ont raconté
que, du temps de Sultan Wéled (que Dieu sanctifie son mys-
tère unique!), un négociant considéré était arrivé à Qonya;
il se rendit en pèlerinage au mausolée vénéré (de Djélàl ed-
dîn Roûmî] et apporta à Sultan Wéled des cadeaux et des
présents. Il rendit aux compagnons de nombreux services et
leur raconta les histoires des aventures de ses voyages. Au
cours de son récit, il dit ceci: « J'avais entrepris le voyage
DJÉLAL-ED-DIN ROl*MI 29
de l'île de Kîch ' et du Bahréïn pour m'y procurer des perles
et des corindons ; un des grands personnages du pays diri-
gea mes recherches et me dit : Ce que tu désires se Irouve
chez tel pêcheur. Je me rendis auprès de celui-ci, qui ouvrit
un grand coffre et me présenta des objets de toute espèce,
tellement que je restai stupéfait de la valeur de chacun; je
l'interrogeai sur la manière dont il sétait procuré cet
ensemble, et dont il était arrivé à une opulence aussi consi-
dérable. Nous étions, par Dieu, quatre frères, me dit-il, et
nous avions un père très âgé; depuis les temps les plus
anciens nous étions pêcheurs de poissons, mais pauvres et
d'une situation embarrassée. Par hasard, un jour, noiis
avions lancé nos hameçons sur le bord de la mer; tout à
coup un animal se prit à l'hameçon; nous eûmes beau tirer,
nous ne pûmes le sortir de l'eau. Après de nombreuses pei-
nes, quand nous le tirâmes sur le rivage de la mer, c'était le
Seigneur des eaux, qu'on appelle Merveille de la mer, et qui
est connu sous ce nom. Je vis un animal étrange; nous res-
tâmes tous étonnés, nous demandant qu'en faire, et à quoi il
pouvait ôlre utile. Découragés, nous pleurions sur notre mau-
vaise fortune, lorsque, après quelques jours, une pèche
tomba entre nos mains, et cet animal nous regardait. Moi,
dit mon père, je vais le mettre dans notre maison ; je pren-
drai un dirhem de tout individu, et je le montrerai au peu-
ple, pour qu'il contemple cette forme étrange], et voie la
toute puissance de Dieu ; mieux que cela, je lui ferai faire le
tour du monde, afin qu'une révélation se produise et que
notre peine ne soit pas entièrement perdue ». Alors cet ani-
mal, s'exprimant sur l'ordre de l'Auteur du langage et de la
vie, se mit à parler et dit: Ne me couvrez pas d'opprobre
devant le peuple; tout ce que vous désirez, je vous l'appor-
1. Sur cette ile du golfe Persique, qui était au moyen-âge renliepût de 1 io-
terccurse entre Tlnde et le bassin du Tigre et de l'Euphrale (aujourd'hui
Qaïs, de son nom arabe, au S. du Lâristân . voirMehren, Cosmographie, p. 213,
224 ; Aboul-Fédà, Géographie, texte, p. 372-373 ; Introduction, p. 386; Mérâ-
çid, t. II, p. 466. 529; Yàqoùt, Mochlarik. éd. Wûstenfeld, p. 365.
30 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
terai, tellement que cela suffira, pendant de longues
années, aux enfants de vos enfants. Nous restâmes stupéfaits
à ces paroles. cher animai, dit mon père, comment pour-
rait-on te délivrer sans une caution? Je prêterai serment,
répondit l'animal, et alors je m'en irai. Au nom de Dieu,
reprit mon père, apporte ce que tu as, pour que nous le
voyions. Nous sommes mahométans, dit l'animal, et disciples
de notre Maître ; je jure par l'âme sacrée de notre maître
Djélâl-ed-dîn de Roûm que je m'en irai et que je revien-
drai ». Mon père poussa un cri et s'évanouit. Nous dîmes à
l'animal: « D'où le connais-tu » ? Il nous répondit: « Nous
formons un peuple de douze mille tribus ; nous avons tourné
notre visage vers Djélâl-ed-dîn qui vient chaque fois nous
retrouver au fond de la mer et nous enseigne les pensées et
les vérités [mystiques], il nous dirige spirituellement, etnous
sommes continuellement occupés à [réfléchir sur les] mys-
tères de ce sultan de la religion ». JVIon père^ [revenu de son
évanouissement], le remit immédiatement en liberté. Après
le jour suivant, il revint et nous apporta autant de joyaux,
de perles et de corindons qu'on peut dire, puis il s'en retourna
après nous avoir demandé une déclaration d'état licite '. Au
milieu d'une telle misère, pauvreté et gène intense, nous
devînmes tout d'un coup les Qâroûn ' de l'époque, et des
négociants notables; nos esclaves sont aussi des négociants
illustres; tout . marchand qui désire diverses variétés de
corindon et des curiosités les trouve chez nous. Nous som-
mes les enfants de ce pêcheur : on nous appelle les Fils du
Pêcheur. A cette époque-là mon cher père se rendit à Qonya
et y visita notre Maître; louange à Dieu ! à cette époque-ci
moi-même ai réussi à avoir une entrevue avec votre Excel-
lence; nous avons ainsi atteint un bonheur éternel. Les an-
1. Haldl, une décharge constatant la remise des objets confiés, un reçu.
2. Type de milliardaire dans le Qor;in (surtout ch. xxviii, v. 16); il est bien
le Coré de la Bible [Nomb. XVI, 1), mais l'idée des trésors est prise duTalmud,
Cf. Hughes, Dictionary of Islam, p. 281, col. 2.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMl 31
ciens négociants ont de bouche en bouche rapporté cette
anecdote; c'est ainsi que le Maître a dit :
" Notre histoire est parvenue jusqu'aux poissons dans la mer ; le
bouillonnement des eaux a apporté mille vagues.
Dans un autre endroit, il a dit encore :
* Les poissons connaissent notre directeur spirituel, tandis
que nous en sommes loin ; à ce bonheur, nous sommes des
réprouvés, eux des élus ».
Voilà des miracles qui atteignent le sommet de la gran-
deur de ceux de Mohammed (que Dieu le bénisse et le salue !)
377. Une réunion de savants causaient de la contrainte à
exercer sur les passions. « Il y avait un derviche, dit le Maî-
tre, qui pendant des années se livra à des actes de dévotion et
pratiqua les mortilications. Un jour il dit à sa propre passion :
« Qui es-tu, et qui suis-je »? Elle répondit : « Tu es toi, et
je suis moi ». Plusieurs fois il fit les tournées rituelles de la
Ka'ba, il fit le pèlerinage à pied et en supporta les rigueurs:
«Qui suis-je, et qui es-tu »? dit-il encore à sa passion,
qui lui répondit: « Je suis moi, et tu es toi. » Il employa
toutes sortes de dévotions, mais il ne réussit pas à la tuer.
Cependant, il adopta le jeûne, la mortification par la
faim. « Comment est-ce »? dit-il à sa passion; elle lui
répondit : « Je suis anéantie, et tu es [toujours] toi ».
Dieu sait mieux la vérité ! Cela veut dire qu'aucune dévo-
tion ne peut vaincre la passion et faire de l'homme un [vrai]
musulman, sauf la faim.
[Vers arabe]. « toi qui es prisonnier pour la dette de ta nourri-
ture, lu seras sauvé, si lu peux supporter d'être sevré.
378. Les savants compagnons ont rapporté qu'un juriscon-
sulte interrogea le Maître un jour, en manière dépreuve, et
lui posa la question suivante : « Lorsque le prophète sortait
du cabinet d'aisances *, pourquoi disait-il : Ton pardon ! ton
1. Motéwezzâ.
32 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
pardon !» — « Quand notre illustre père Adam (que les
bénédiclions de Dieu soient sur lui !), dans le paradis supé-
rieur, poussé par les suggestions de Satan le Maudit, par la
force ailiranle de la passion et son empire, installa le fro-
ment à l'intérieur dei;on estomac *, et que la force digestive
contenue dans cet organe le fit cuire par une coction,
immédiatement ce froment dégagea une odeur fétide ; sa
force repoussante s'étant mise en mouvement, exigea qu'il
sortît, et aussitôt on l'expulsa du paradis. Lorsque une fois
arrivé dans ce bas monde, il rejeta loin de lui ces excréments,
l'odeur en atlecla son odorat; il regarda, gémit, et s'enfuit
loin du dépôt qu'il avait fait; tout honteux, il se repentit et
demanda pardon au Miséricordieux. Plusieurs fois il répéta
les mots : Ton pardon ! ton pardon ! Cela devint, pour ses
fils croyants, une coutume qui durej-a jusqu'à la résurec-
tion, de dire avec une articulation exagérée les mots: Ton
pardon! après qu'on a quitté les cabinets, et cela en vue de
demander le pardon divin pour que celui-ci leur soit accordé
et qu'ils soient reçus, [à l'article de la mort], dans la miséri-
corde de Dieu ». Tout aussitôt, l'infortuné jurisconsulte,
délivré de l'égarement de l'erreur et de la déception, devint
plein de sincérité.
379. Lechéïkh Mahmoud, surnommé Çàhib-qirân^ a raconté
qu'après la mort du ministre Fakhr-ed-dîn, un des grands
compagnons le vit en songe heureux et satisfait. Il l'inter-
rogea :« On t'appelait Abou'l-Khéïrât * ; comment le Dieu
très haut t'a-t-il traité dans cet autre monde? » 11 répondit :
« Parmi tant d'actes de bienfaisance que j'ai accomplis,
aucun ne m'a aidé autant que celui-ci. On avait apporté de
mon pays un arbre pour la construction du mausolée de
1. Pour les Musulmans, le fruit défendu était du froment. Toutefois d'autres
explications ont été proposées pour le passage qui s'y rapporte {Qor., II, 33):
voir Béïilàwî, éd. Fleischer, t. 1, p. 52; Tabarî, Tafsir, t. I, p. 178.
2. Le maître de la grande conjonction des astres, celle de Jupiter et de
Saturne.
3. Le bienfaiteur; cf. t. I, p. 100. note 2.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 33
notre maître; on l'employa à cet effet, et c'est pour cela que
le Dieu très haut ma donné tant de bien et ui'a reçu en sa
grâce. »
Après la mort de notre maître, le même ministre réserva
de grands honneurs à ses compagnons et rendit des services
à Sultan Wélcd. Il entoura de son affection le Tchélébî
Ilosàm ed-dîn. Il en fut loué et récompensé comme nous
venons de le voir. Le poète a dit :
« Toutes les grâces que lu montres, lu viens à leur ombre, lu
te reposes beaucoup ; allons! donne quelque chose aux pauvres!
« Si tu sèmes un seul grain, tu récoltes cent épis: donc, qu'as-tu
à le gratter l'oreille? allons! donne quelque chose aux pauvres!
380. On rapporte, d'après Fakhr-ed-dîn Dîv-dèst, qu'un
jour notre Maître avait exprimé des idées dans la maison du
Perwànè; c'était une grande séance; il dit : « Les vrais
croyants ne mourront pas. mais ils se transporteront de
maison en maison '. » — « En ce cas, dit le chéïkh Tàdj-
ed-dîn d'Ardébîl, prieur du couvent du Perwànè, homme
vertueux et disert, pourquoi [Dieu' a-t-il dit : Toute âme
doit goûter la mort -? >» — « En fin de compte [répondit
notre maître]. Dieu a dit toute âme et non tout cœur; ou bien
deviens tout cœur, ou prends place dans le cœur d'un vrai
croyant, de manière que, comme le cœur du vrai croyant,
tu ne meures pas; si tu fais de toi-même un cœur, tu n'ar-
riveras jamais à de la fausse monnaie ^. Si. au contraire.
lu t'abandonnes aux passions de l'àme. si tu es un instru-
ment de la passion, c'est à toi que s'applique la formule :
Toute âme doit goûter la mort. » Le chéïkh garda le silence
et ne dit rien de plus.
381 . Un jour, en commentant le Qoràn, il exposa une signi-
fication étrange donnée à ce verset du livre sacré : « Tout
1. En arabe dans le texte.
2. Qor., III, 182 ; XXI. 36; XXIX, 51.
3. Jeu de mots sur qalb « cœur » et « fausse monnaie ».
Tome H. 3
34 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
périra, sauf sa face. » Le Très-Haut, dit-il, n'a pas voulu se
louer lui-même et se vanter d'être supérieur à ses serviteurs
au point de vue de l'éternité dans le passé et dans l'avenir,
comme pour dire : moi, je suis éternel, tandis que vous
êtes périssables ; au contraire, il invite à la miséricorde en
disant: Disparaissez entièrement en moi, comme est l'exis-
tence d'une goutte dans [l'immensité dej la mer, afin que
vous deveniez éternels et demeurant à toujours, comme
est notre noble face. » C'est ainsi que le poète a dit :
« Toute chose est périssable, sauf sa face; lorsque tu n'es pas
dans cette face, ne cherche pas de [véritable] existence.
« Quiconque s'anéantit dans notre face, la formule « Toute
chose est périssable » ne peut être sa rétribution.
« Quiconque est compris dans l'exception de sauf, échappe à la
négation totale et n'est plus périssable ».
382. Un jour le Maître exprimait des pensées dans la maison
du Perwâné, et donnait des explications infinies en com-
mentant les cieux, la terre, les étoiles, la création du monde.
« L'apparence extérieure de ce monde, dit-il, est un spectacle
pour les hommes de Dieu, qui connaissent la signification
véritable des êtres ». Cependant Tàdj-ed-dîn d'Ardébîl dit :
« Donc, pourquoi l'Elu de Dieu a-l-il dit : Le monde est
une charogne, et comment cela peut-il être? » Le maître
répondit : « Ne le recherche pas, de sorte qu'on ne te compte
pas toi-même comme une charogne, et que tu n'entres pas
dans le compte des chiens *;car, tout ce dont tu t'occuperas
en dehors de l'amour de Dieu, c'est une charogne et pis
encore-; plutôt que d'en être une, recherche Dieu jusqu'à ce
que tu sois digne de le contempler; tu peux le voir dans
toute chose ^ et le regard exprimé par ces mots : « Je
1. En Orient, les cadavres d'animaux sont abandonnés sur place et dévorés
par les chiens.
2. Comparer les idées courantes chez les Horoûfis, qui voient Dieu dans
chaque atome. Voir notamment le traité De la définilion de Vatome, dans les
Textes persans relatifs à la secte des Houroûfts, par Cl. Huart, p. 115 et
suivantes.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 35
n'ai rien vu sans y voir Dieu » sera le roi de ton œil. »
383. On rapporte qu'une fois ceux des compagnons qui exer-
çaient un métier manuel se plaignaient de l'injustice des
misérables lyrans. « Dans le marché des bouchers, dit le
Maître, on ne lue aucun chien, bien que le chien doive être
lue. mais on y tue des moutons ; on leur impose celte peine
d'être tués. Comme Dieu a un peu plus de miséricorde pour
les vrais croyants, forcément leurs peines sont grandes,
mais aussi la miséricorde qui leur est réservée est infinie» '.
Puis il ajouta :
« Dans la cuisine de l'amour, on ne lue que les bons, on n'y met
pas à mort les malingres et les gens à mauvais caractère.
« Si lu es un amoureux sincère, ne fuis pas le sacrifice; la
seule chose qu'on ne puisse tuer, c'est la charogne ».
Cela consola les amis; ils le remercièrent, et consentirent
à supporter les injustices du temps.
384. Les compagnons savanls racontent qu'un jour notre
Maître dil : Satan le lapidé se tenait debout à la porte de la
mosquée des gens de Qobà ^, attendant d'être admis à faire
visite au prophète; mais l'Elu de Dieu ne l'y autorisa pas et
lui interdit d'entrer. Cependant la communication suivante
lui fut faite par l'illustre archange Gabriel, le fidèle trans-
metteur : « Donne-lui cette permission, afin que notre
Satan comprennf ce qu'est une visite chez toi. » Lorsque le
Diable entra, il prit une posture humble, s'assit dans la par-
tie basse et dit : « O prophète de Dieu, lu sais comment
j'étais, de quelle façon j'étais, et quel était mon rang. » —
« Parle, dit le prophète. » — « Pendant tant de milliers
d'années, reprit Satan, j'étais le maître des empires des
sphères célestes, et le professeur parlant aux dominations,
dans l'humilité, l'esclavage et l'infortune; ma chaire, telle que
lu l'as vue, dans la nuit de l'Ascension, on l'avait posée contre
1. Il y a jeu de mots entre zalnnet « peine » et rahmet « miséricorde ».
2. Localité près de Médiae, où fut construite la première mosquée de l'is-
lamisme après lémigration de .Mahomet.
36 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
le pied du Trône glorieux; mille anges étaient présents à mes
conférences ; jusqu'à mille aiilres années le tour de tenir
séance ne parviendra pas à celte troupe première. Pour, une
faute légère, je devins un reprouvé éternel, et on attacha à
mon cou le collier de la malédiction exprimé par ces mots :
« Certes, sur toi sera ma malédiction jusqu'au jour du juge-
ment ' ». Cela me fit devenir l'objet de la haine des mortels
et me priva de la société des anges. Dieu poussa Adam,
abandonné sur la terre, à la maîtrise de la planète el le choi-
sit pour être son vicaire, tandis que je devais être lapidé.
Maintenant, ô Mahomet, regarde, et sois elTrayé, pour ne pas
devenir présomptueux, grâce à ton mahométisme, ni joyeux
d'être l'ami du Tout-Puissant, car il n'y a pas de fin à sa
ruse et à ses embûches - ; sois toujours sur tes gardes, que
ta poitrine ' ne soit pas vide de crainte à son endroit. » 11
pleura abondamment ; voilà pourquoi le prophète (sur lui le
salut !), occupé jusqu'à son dernier soutfle à combattre les
passions, montra une telle bravoure pour passer du petit
djihàd au grand *; il ne s'est pas reposé un clin dœil, il
ne s'est pas endormi un instant; il a toujours eu le cœur
brûlant et l'œil inondé de larmes; par suite de la ciainte
qu'il renfermait en lui, il émettait un sililement comme
l'eau d'un chaudron qui bout •^; il disait toujours : «Je suis
celui d'entre vous qui connaît le mieux Dieu et le craint
le plus. » Il n'a jamais mangé à satiété du pain d'orge, et n'a
jamais dormi à loisir pour veiller au salut des autres. La
véritable imitation est de faire et de devenir comme lui. »
Sur le champ, il poussa un cri et commença le concert; il
manifesta des gémissements et des troubles infinis; il resta
debout, sans s'asseoir, pendant sept jours et sept nuits.
1. Qor., XXXVIII, 79.
2. Isiidrâdj.
3. Proprement, « ton creux » ; jeu de mots entie djauf 'i creux » el khauf
« crainte ».
4. Le grand djiliâd est la guerre sainte; le petit est la guerre faite aux
passions.
5. ka-Azîz el-ynirdjal; ms. 114, foi. 151 !•<>.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 37
38o. Li gloire des compagnons, le Tchclébî Chems-ed-dîn,
fils du pi ofesseur, a raconté que le Maître, dans la cabine d'iso-
lemenl, exprimait des pensées devant ses compagnons; il dit
une fois : Dans le corps d'un homme il y a (rois mille ser-
pents. Chaque millier de serpents est vivifié par une seule
bouchée de nourriture; si donc tu supprimes une bouchée
sur trois, il meurt mille serpents dans ton àme ; si lu en sup-
primes deux, il meurt deux mille serpents; en résumé, si tu
ajoutes une bouchée, mille serpents de la passion sont vivifiés;
si lu en diminues une, ils meurent. Sil plaît à Dieu, quil nous
accorde son concours à nous et à tous les amis, pour
manger peu, parler peu, dormir peu. Ainsi soit-il, o Sei-
gneur des mondes! » Telles sont les paroles qu'il a prononcées
dans cet ordre; mais Dieu sait mieux la vérité !
386. Les compagnons rapportent que le Maître exprima un
jour des pensées au sujet de cet adage : « Consultez les fem-
mes, mais faites le contraire».'l'n jour, dit-il, Ibn-Mas'oûd •,à
lîaçra, se promenait sur la terrasse desa maison. Il fit signe
à sa femme qu'il allait se jeter en bas du toit. Elle poussa
des cris : « Cela ne convient pas », dit-elle. Il ne l'écouta pas
et se lança du haut de la terrasse ; par un elTet du destin, il se
brisa le pied. Après qu'il se fut alité, un certain nombre de
visiteurs arrivèrent de Damas et lui dirent : << Tu es le
meilleur cavalier de l'époque ; il faut que lu nous accom-
pagnes afin qu'après avoir consulté de grands personnages
nous fassions disparaître le khalife 'Othmàn qui a déjà trop
duré. » — « Mon excuse est claire, répliqua-t-il, dans létal où
vous me voyez ; je suis dans l'impossibilité de bouger. »
C'est grâce à celle fracture qu'il échappa à celle affreuse
aventure et n'y fut pas présent -. Il dit : Le prophète avait
raison d'affirmer ce qu'il a dit, puisqu'en faisant le con-
traire de l'avis de ma femme j'ai échappé au grand péché
que j'aurais commis et je me suis réservé la faveur divine. »
Le Maître a dit :
1. Cf. t. 1, p. 350, n. 1.
2. Le siège de la maison d'Othmàn et son assassinat.
38 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Consullez-les, puis faites le contraire ; celui qui ne désobéit
pas à sa femme est sûr de si perte. »
387. Tâdj-ed-dîn Khoros, le professeur, a raconté que dans
sa jeunesse, il avait suivi les leçons du grand savant Rokn-ed-
dîn Màzandérânî dans le collège de Djélâl-ed-Hîn Qaratâï.
a Les plus grands savants, dit-il, étaient présents, et une
portière était attachée à la porte. Je vis tout-à-coup que la
portière était soulevée et que notre Maître nous saluait,
« De quoi s'occupent les savants canonistes? » demanda-
t-il. Rokn-ed-dîn se précipita, suivi de ses disciples : « Nous
étudions la jurisprudence canonique », répondit-il. « Oij
enseigne-t-on la jurisprudence de Dieu, sa science et sa
sagesse? » s'écria le Maître, qui poussa un soupir. Tous les
savants, pleurant et contristés, poussèrent des exclamations.
Alors le Maître disparut; tous coururent sur ses traces, mais
ils n'en trouvèrent aucune. A la suite de la terreur que lui
inspira cet incident, Rokn-ed-dîn tomba malade et resta une
semaine séparé du monde. Quand il fut rétabli, il se rendit
au Collège du Maître avec tous ses élèves ; ils s'excusèreni,
pleins de bonne volonté; ce jour-là vingt savants devinrent
de sincères disciples.
388. Certains amis de haut rang ont rapporté que de sots ju-
risconsultes avaient très sérieusement médit des compagnons
en disant qu'il n'était pas permis de se prosterner devant
une créature. « Misérables ! dit le Maître, pourquoi ne m'incli-
nerais-je pas devant une personne qui m'a sauvé des mains
rusées de Satan et de la passion, ce bourreau, m'a rendu libre
et m'a donné une nouvelle vie? Pourquoi ne ra'inclinerais-je
pas devant lui et ne sacrifierais-je pas ma vie dans sa voie?
Par exemple, le souverain de l'époque se fâche contre un indi-
vidu et le livre entre les mains du cruel bourreau. Celui-ci
lui lie les mains et le cou, le conduisant au lieu du supplice;
il veut lui couper le cou. Jusie à ce moment, un des courtisans
du prince fait parvenir un anneau de sauvegarde ', signifiant
(1) Engochleri-t umân.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 39
qu'on mette en liberté le condamné et qu'on le revête d'un
manteau d'honneur. Cet infortuné, ainsi délivré, dit : Cette
générosité, ce bienfait, cette vie qui m'est rendue, à qui les
dois-je? Il le cherche activement. On lui répond : C'est un tel
qui s'est montré ainsi généreux. Plein de joie, il tombe aux
pieds de son bienfaiteur en toute sincérité et humilité, et se
prosterne devant lui; il gémit et chante ses louanges en di-
sant : toi qui m'as donné la vie, toi leKhizr de l'époque, tu
m'as rendu lexistence. tu m'as assuré de vivre, et toujours,
jusqu'à mes derniers moments, je considérerai comme un
devoir de remercier mon bienfaiteur et de prier pour lui. II
en est de mémo pour les relations des saints avec les créa-
tures de Dieu; ils leur montrent leur compassion en les dé-
livrant do ce lieu de punition qu'est le monde, de la main
(lu vil Salan, et de la puissance de la passion rebelle *;
ils les sauvent des abîmes de la perdition et des chemins
dangereux; ils les guident sur la voie droite * et vers la
proximité du Dieu généreux. Pourquoi, [en ce cas], ces créa-
tures ne se prosterneraient-elles pas, en guise de remercie-
ment et en toute sincérité, et pourquoi ne considéreraient-
elles pas cet acte comme un devoir? Dans la voie du mysti-
cisme et de la vérité, les remercier, se prosterner devant eux,
les honorer, c'est remercier Dieu ; se prosterner, c'est la
manière de glorifier Dieu ; c'est un devoir pour une personne
à laquelle ces saints ont manifesté leur bonté, et que, d'un
rang inférieur, ils ont fait parvenir à un degré supérieur.
D'un autre côté, il n'est pas nécessaire de se prosterner devant
des individus qui ne se sont pas montrés généreux; au con-
traire, c'est une infidélité : « Ce sont eux les incrédules et les
pécheurs ^ ». Ces puissants auprès de Dieu se désintéressent
d'honorer de tels personnages, car, si tout à coup par imitation
quelqu'un de ceux-ci se prosternait, il deviendrait infidèle,
1. Le mot arabe liaroûn « rétif » revient plusieurs fois dans les rimes du
Methnéwt.
2. Expression coranique.
{. Qor., LXXX, 42.
40 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
tandis que le mystique connaissant Dieu, s'il ne se proster-
nait pas, deviendrait un infidèle. Donc, c'est un devoir per-
sonnel * pour les humains, d'honorer les imitateurs du pro-
phète, qui sont aimés par Dieu et agréés par son envoyé ; car
il a été dit : « Dis-leur : Si vous aimez Dieu, suivez-moi,
pour que Dieu vous aime - -> ; pour que, de cette façon, ils
soient associés à cet amour. Salut sur ceux qui suivent la
vraie direction ^ !
389. Au sujet de l'union des saints et des prophètes (que le
salut soit sur eux!), le Maître dit un jour : Deux individus
s'étaient, pour une contestation, rendus devant le juge;
celui-ci demanda à l'un d'eux de produire des témoins. 11
sortit et ramena, comme témoins, deux derviches. Le juge
en demanda d'autres; le derviche en amena encore deux,
mais le juge en voulut d'autres. « A la place de deux
témoins, dit le comparant, j'ai amené quatre personnes;
pourquoi voulez-vous d'autres témoins? » — « Si tu en
amènes quarante mille qui ne forment qu'un seul, [cela ne
vaudra rien]. » En réalité, par leur union, les derviches ne
forment qu'une seule âme, car il a été dit : « Les vrais
croyants ne forment qu'une seule âme ». C'est ainsi que le
Maître a dit :
« lies âmes des loups et des chiens sont isolées les unes des
autres ; ce qui est uni, ce sont celles des lions de Dieu.
« Lorsque tu vois parmi eux deux amis unis, ils sont à la fois
un seul et six cent mille ».
390. Un jour le Maître disait des choses agréables au sujet
de l'adage : « Le vrai croyant est le miroir du vrai croyant. »
Le mot de moiimin^ disait-il, est un des noms de Dieu, et
s'applique également à ses serviteurs ; quand on dit que le
\. Farz'nin. Cette expression a été très bien expliquée par leC Ostrorog
clans sa traduction des Ahkâm soltâniyya de Mâwerdt, t. I, p. 98, note 3, et
t. H, 1, 2, note, d'après le Redd elMo/chlâr, t. 1, p. 502.
2. Qor., 111, 29.
3. Qor., XX, 49.
DJELAL-ED-DIN ROUMI 41
mouinin est le miroir àyunoiCmin. cela signifie que Dieu se
dévoile dans ce miroir.
« Le Créateur des àraes a fait un miroir avec de l'eau et de l'ar-
gile, et l'a pris avec lui.
« Toutes les fois que le soleil brille dans un miroir, celui-ci
peut-il faire autre chose que de dire : C'est moi le soleil? »
Cela signifie que Dieu, mou min (fidèle , se manifeste dans
le miroir de son serviteur fidèle; situ désires voir Dieu,
regarde dans ce miroir.
« Lorsque l'acier de mon existence a reçu le poli de son amour,
il est devenu le miroir qui reflète l'univers: ce n'est plus du
métal.
391. Un groupe de savants en religion lui posa un jour la
question suivante : Comment faut-il interpréter le passage
oi!i il est dit : « Il est avec vous partout où vous serez ' ».
Il répondit par cette parabole : C est ainsi que la présence
du printemps est mélangée à toutes les particules com-
posant l'univers; c'est par lui que toutes sont vivantes et
souriantes: toute fleur, tout morceau de glaise, toute pierre,
toute couleur sont illuminés et ornés par lui; toutefois, la
particularité du printemps n'est pas la môme pour l'épine et
le roc que pour la rose et le rubis étincelant. De même, la
particularité de la présence de Dieu n'est pas la même pour
l'àme des prophètes et des saints que pour le commun des
mortels; les relations d'un souverain avec ses courtisans
intimes ne sont pas les mômes qu'avec les palefreniers, les
àniers et les esclaves, qui ne sont rien ^ ».
« Lorsque Dieu est en réunion avec tous, ctierche celte réunion
qu'il a accordée à Ihomme avisé ».
« Les relations du professeur avec un commençant au
début de ses études ne sont pas les mêmes qu'avec un
1. Qor.. LVII, 4.
2. Nà-cheh qui ne sont pas des êtres.
42 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
étudiant en théologie qui sait raisonner. Cela doit vous
suffire ». Tous baissèrent la tête et devinrent ses disciples.
.392. Les amis ont raconté qu'un jour un émir distingué vint
rendre visite au Maître et lui posa cette question : Les chien-
nes mettent au monde beaucoup de petits, tandis que la bre-
bis n'en a qu'un ou deux. Pendant les douze mois de l'année
on tue des moutons, on les sacrifie ; c'est à eux que Dieu
attache une bénédiction, un profit, une tranquillité et des
avantages [pour l'homme], comme le dit le proverbe :
« Les moutons, c'est un butin. » La race des chiens a^u con-
traire, bien qu'elle soit nombreuse et qu'on n'en tue pas un
seul, est méprisée et n'attire pas de bénédiction. Quel est ce
mystère? Le Maître répondit : Le mouton se lève à l'aurore,
tandis que l'infortuné chien dort; c'est pourquoi il attire
plus do bénédiction, et le chien aucune. » L'émir s'inclina
et salua.
393. Un derviche se plaignait de la modicité de ses ressources
et de sa situation gênée. Le Maître lui dit : Si Dieu te versait
en une seule fois la portion qui t'est attribuée pour cinquante
ans, qu'en ferais-tu, et oii pourrais-tu la conserver? Il est
sage et généreux ; chaque jour il te fait sagement parvenir ta
pension journalière, en la tirant des greniers de la toute-
puissance et du monde mystéiieux, pour que tu ne sois pas
rebelle ot désobéissant : « Si Dieu élargissait la portion jour-
nalière de ses serviteurs, ils seraient injustes sur la terre * ».
C'est ainsi que leurs prédécesseurs, à cause de leurs richesses, .
devinrent transgresseurs et injustes, émirent la prétention
impolie de demander « A qui appartient l'empire? » et de
dire « Je suis votre Seigneur très haut ^ », jusqu'à ce que,
ayant délaissé l'empire, ils devinrent le but de la perdition.
Prends garde! ne dis pas qui! n'en donne pas, souviens-toi
des portions que tu as reçues au temps passé, et ne manque
pas de remercier Dieu de ses grâces et de sa libéralité.
1. Qor., XLII, 26.
2. Paroles dn Pharaon dans le Qorân, LXXIX. 24.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 43
« Ne considère pas le temps à venir et cesse de le lamenter ;
rappelle-toi aussi la nourriture que tu as mangée. »
394. Les mystiques nous ont raconté qu'un grand person-
nage rendant visite au Maître, lui demanda comment il fallait
agir pour ne pas éprouver de douleurs au moment de la mort.
La mort, dit Djélàl-ed-dîn, est comme lare du Khàrezm, très
solide et d'un poids considérable, tel qu'un lutteur de profes-
sion et un manieur d'arc dur ne peut le bander; un indi-
vidu qui n'aurait pas en les leçons d'un maître ne pourrait
en amener la corde d'uo seul coup à la hauteur de son
oreille, et tant qu'il ne l'aura pas fait, il ne pourra entendre
de bravos '. Il faut donc s'exercer peudant des années à
bander un arc mou [kébàdé], apprendre cet art pour y acqué-
rir la force de bander l'arc «lu Khàrezm. Or, l'arc mou pré-
parant à la mort, ce sont la persévérance dans les actes de
dévotion et de bienfaisance, la générosité dans ses biens
et dans son corps : lorsque le patient se sera accoutumé à
la générosité et y aura acquis de la supériorité, les anges
chargés de prendre son âme viendront le trouver et la lui
réclameront: il pourra alors la leur remettre sans peine ni
douleur, très aisément ; il ne refusera pas de rendre le
dépôt que Dieu lui a confié ; car il a été dit : « Dieu vous
ordonne de rendre les dépôts à leurs possesseurs * » ; et en
vertu de cet autre passage: « Par les anges qui retireront dou-
cement les âmos' ». tes uiembres ne le feront point de mal, il
n'y aura ni gène ni souffrance, tandis que les gens qui ne seront
point habitués à prodiguer leurs personnes et leur argent et
n'auront pas appris la générosité, ils ne rendront pas leur
âme, quand on la leur demandera, avec joie et bonne
volonté, ils s'en montreront avares : on la leur prendra de
force, conformément au dire duQorân : « Par les anges qui
arracheront les âmes en plongeant * ». ce qui leur sera
1. Jeu de mots entre zihï * la corde » et zéhi « bravo ! >•.
2. Qor, IV, 61.
3. Qor., LXXIX, 2.
4. Qor. LXXIX. 1.
44 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
pénible et leur paraîtra douloureux; ils ne voudront pas
s'en aller [de ce mondej.
« Si lu es fidèle et doux, ta mort sera celle d'un vrai croyant ;
si tu es intidèle et amer, tu trépasseras comme un incrédule. »
395. Un grand personnage demanda un jour dans une réu-
nion : « Une personne peut-el le grandir et parvenir à un stade
sans Tassistance d'un directeur spirituel?» Le Maître répon-
dit : Un derviche faisait continuellement un dhikr, de lui-
même, sans qu'il lui fijt enseigné par un directeur, et il y dé-
ployait des etTorts immenses. Une nuit, il vit une lumière
sortir de sa bouche et descendre sur le sol. Cependant, stupé-
fait et préoccupé, il se leva, alla trouver le directeur et lui
exposa son rôve. « Tel est, lui répondit celui-ci, le dhikr que
l'on pratique sans l'enseignement du directeur de la certi-
tude ». Il l'apprit alors de son chéïkh. La même nuit, il vit la
lumière sortir de sa bouche et brillci' jusqu'au trône de Dieu,
en vertu de ce passage du Qorân : « Vers lui s'élèvent les
bonnes paroles et les bonnes actions : il les fait monter ' ».
[.Je dis cela] pour que tu saches qu'il n'y a pas de dispositions
droites sans l'éducation indiquée par le directeur, et tous les
actes de dévotion ainsi pratiqués restent stériles et obs-
curs : « Celui qui n'a pas de directeur n'a pas de religion ».
Et il ajouta :
« Ne confie ta main qu'à celle du chéïkti ; c'est Dieu qui le guide
et le prend par la main ».
396. Un derviche, tourmenté par ses passions, vit une nuit
en songe son directeur spirituel placer devant lui une
cuvette pleine de mercure, et lui mettre en main un sabre;
il eut beau séparer le mercure en deux au moyen de ce
sabre, la séparation se refermait; épuisé de fatigue, il
s'éveilla et aperçut son directeur debout à son chevet.
« Jusqu'au moment de la mort, lui dit-il, il faut ne pas
1. Qor., XXXV, 11.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 45
renoncera lutter avec les passions: autant qu'il est possible,
il ne faut pas de négligence dans ramorlissement des pas-
sions, car tant que celles-ci ne seront pas mortes, tu ne
pourras échapper à leurs ruses ».
" Tue-les dans le combat et la bataille, courageusement' : Dieu
te donnera la récompense de la jonction avec lui.
« Tant que lu ne mourras pas, les passions ne seront pas par-
faitement arrachées; sans la perfection de l'escalier, lu ne mon-
teras pas sur le toit ».
397. On demanda à un cheikh, dit un jour le Maître : « De
qui Un-tel-ed-dîn est-il le disciple? » Il répondit : « Que
dites-vous? Il meurt d'être lui-même un chéïkh ». Et il récita
ce vers :
« Celui qui trouve la [véritatjle^ vie dans 1 amour, ce sérail un
blasphème que de ne pas être son serviteur ».
Il ajouta : Celui qui a trouvé la douceur d'être un serviteur
et un disciple, de toute sa vie il ne désirera pas être un
chéïkh ».
398. Un grand personnage avait envoyé quelqu'un auprès
d'un chéïkh en disant : « Qu'on m'envoie un derviche pour
me tenir conversation et compagnie ». Le chéïkh répondit :
« Le derviche est rare et même introuvable: oui, je lui en-
verrai des chéïkhs, autant qu'il en voudra ».
399. Gurdji-Khàloûn demanda un jour, en manière de
plaisanterie, à 'Alam-ed-dîn Qaïçar: «Quel miracle as-tu vu
de la part de notre Maître, pour t'ètre laissé ravir par lui,
devenir son disciple et laimer à l'extrême? » Il répondit :
« Longue vie à la reine du monde! Le moindre des miracles
de notre Maître, c'est qu'une nation aime chaque prophète,
et qu'un groupe de gens imite chaque chéïkh. D'un accord
parfait, tous les peuples et les souverains aiment notre
Maître, sont honorés de recevoir la communication de ses
mystères, et jouissent de ces délices ^ Quel miracle peut-
1. Ez ou foqqa mi kechânend.
46 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
il y avoir de plus grand que celui-là? » La dame le revêtit
de vêtements d'honneur et accorda des gratifications répétées
aux amis.
400. Quelques amis s'entretenaient une fois, en présence du
Maître, des dénégations et des moqueries des hypocrites à
l'égard des derviches. « Lorsque Noé, dit Djélâl-ed-dîn, eut
achevé l'arche sur l'ordre de Dieu, l'infortuné Ghanaan, par
obstination et orgueil, s'en moquait en compagnie des
incrédules : A quoi sert un navire dans ce désert tout sec,
et à quoi peut-il être utile? disaient-ils. Après l'achèvement
de la construction, quoique temps se passa; les exégètes
disent même que pendant deux ans entiers les gens se
livraient là à des incongruités, et que l'arche était remplie de
détritus, ce que Noc n'avait pu empêcher. Il s'en plaignit à
Dieu. Finalement, Dieu leur envoya sur le visage une
maladie mortelle qui ne pouvait être traitée que par des fèces
humaines. Les médecins de ce peuple tombèrent d'accord
qu'il fallait ingurgiter ces matières fécales. Ces gens, dans
leur honte, se cachaient et allaient y prendre ces matières,
dont il ne resta rien. Ensuite Dieu fit tomber de la pluie
pendant quarante jours consécutifs, « le four se mit à bouil-
lonner ' », l'eau parut en dessous, « les contradicteurs y per-
dirent au jeu ^ >), et le déluge noya tout le monde. Rejeter
les gens pieux, se moquer des mystères, n'apporte pas de
bénédiction et est fort dommageable. Ceux qui traversent ce
déluge d'atïliction sont en embuscade; l'arc de la puissance
est dans leur forte poigne. Puissent les amis durer! Dans
quelques jours on saura le résultat » . C'est ainsi qu'il a dit :
« Si lu trouves verdoyant le jardin des impies pendant un jour
ou deux, ne t'en soucie pas, car je briserai la base de leur racine
par une voie secrète ».
Sultan Wéled a fait aussi allusion à ce déluge inviSible
quand il a dit :
1. Qur, XI, 42, XXllI, 27.
2. Qor.,\L, 78.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 47
« VOUS qui niez noire méthode, ô ennemis de noire roi, le temps
est proche où notre déluge vous atteindra tous ».
Tous furent noyés dans le déluge du malheur, la plupart
furent mis à mort sans foi et disparurent; par suite de la
colère de Dieu, ils furent tellement brisés quil n'en resta
pas un tesson dans le monde '. « Dis : la vérité est venue, et
le mensonge a disparu, car il devait disparaître' ».
« Si Noé n'avait pas été aidé par Dieu, pourquoi aurait-il
détruit tout un monde?
« Il représentait cent mille lions dans un seul corps; il était
comme le feu, et l'univers comme l'aire [où la récolle est ras-
semblée] .
(< Cette récolte n'ayant pas eu égard à la dime qui devait lui
être payée, il a déchaîné une telle flamme sur elle.
401. Le maître des sultans, Fakhr-ed-dîn Dîv-dèst, le lettré,
a raconté «{u'une fois Djélàl-ed-dîn entra dans la salle du
chapitre de son collège, et y vil les amis assemblés. « Dieu !
s'écria-t-il, rassemblez-vous ensemble, et soyez toujours
tranquilles, car le proverbe arabe dit : La réunion est une
miséricorde, et la séparation un châtiment. En effet, si l'on
laisse un mouton tout seul dans une prairie, il gémit tou-
jours et n'engraisse pas: il meurt, ou le loup le déchire: il
faut qu'il soit au milieu de son troupeau. De même si Ton
plante un arbre tout seul dans un endroit et qu'on le cultive,
il ne poussera pas bien et ne prendra pas racine, sauf dans
des cas très rares. Donc la réunion et l'accord sans hypo-
crisie ont une influence.
« C'est la coutume, en voyage, d'avoir un compagnon de route ;
hors du chemin et sans compagnon, tu tomberas dans des diffi-
cultés.
« Rassemble les esprits la réunion est une miséricorde! a6n
que je puisse te dire ce qui existe.
1. AUasioa probable à la coaquète mongole.
2. Qor., XVII, 83.
48 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
402. On demanda, a-t-il dit, à Nouchîrwân le juste*: «Entre
la raison, la fortune, la puissance, que faut-il préférer? » —
«L'accord des créalures et la réunion des amis», répondit-il;
ce qui veut dire que partout oîi il y a concorde et réunion,
les trois qualités susdites se trouvent réunies. La dureté et
la rudesse ne servent de rien. 11 ajouta ces vers arabes :
« Si tu es grossier, les ordres ne seront pas obéis.
« Traite doucement les hommes, sinon lu les trouveras des
hérissons ».
403. Notre Maître, s'étant rendu à rassemblée des amis, leur
donna des conseils en ces termes : « Tant qu'il est possible
d'avoir la société et le service du direcleur spirituel, tout le
reste n'est rien; s'il n'est pas possible de l'avoir, c'est un
devoir de converser avec ses compagnons; et si c'est impos-
sible, ce qui est préférable à tout, c'est de s'occuper de mé-
diter leurs paroles; et si enfin on ne peut y' arriver, il con-
vient d'employer son temps en dévotions, de demander
humblement et instamment d'obtenir cette société, et de
solliciter la protection d'un ami religieux.
« La protection d'un ami vaut mieux que la mention du nom de
Dieu, c'est ce qu'a dit noire Ahmed ' ».
404. Le roi des lettrés, Fakhr-ed-dîn le professeur, nous a
rapporté qu'une fois Djélâl-ed-dîn alla visiter le mausolée
de son père lîéhâ-ed-dîn VW^led. Après avoir exécuté les
riles de la prièie canonique, récité des wird (litanies) et
avoir réfléchi quelque temps, il me demanda un encrier et
une plume de roseau. Quand je les lui eus apportés, il se
leva, s'approcha du tombeau de son fils le Tchélébi 'Alà-ed-
dîn et écrivit le vers [arabe] suivant sur ce tombeau, qui était
recouvert d'une couche de plâtre :
1. Chosroès 1»', roi de Perse de la dyna.stie des Sassanides, surnommé
Anôchè-Hawân « à l'âme immortelle ».
2. Moliammed.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 49
(( S'il n'y a que les honnêtes gens qui peuvent espérer en toi,
auprès de qui le pécheur se réfugiera-t-il? «
Vers [persan]. « Où se plaindra, où gémira l'homme vil, si tu
n'admets que les bonnes gens, ô généreux I »
J'ai vu dans le monde de l'au-delà, dit aussitôt le Maître,
que mon seigneur, Chems-ed-dîn Tébrîzî, a fait la paix avec
celui que je viens de mentionner, lui a pardonné et lui a
accordé son intercession, de sorte qu'il est entré dans le
nombre de ceux qui sont l'objet de la miséricorde de Dieu.
« Ce meuble que personne ne regardait, il la acheté, grâce à
l'intervention de cet être généreux ».
Que ne peut-il donner, que ne peut-il faire à ceux qui sont
agréés de Dieu et l'objet de sa miséricorde parmi le peuple!
405. Les récilateurs duQoràn de la ville [de QonyalVinlerro-
gèrenl au sujet de rinterprétaliou à donner à ce hadîth du
prophète : « Que de gens psalmodient le Qoràn, que le livre
sacré maudit! » La plus grande partie du Qorân, dit le
Maître, se compose d'ordres cl d'interdictions, et d'excitations
aux bonnes mœurs extérieures et intérieures. Les uns
y lisent : « Pratiquez la prière el donnez la dîme aumônière. »
qui cependant ne font ni lune ni lautre; d'autres y lisent :
« Dieu ordonne d'être juste et bienfaisant » qui se montrent
injustes et avares, trahissent les dépôts qui leur sont confiés
et n'évitent pas les actes réprouvés et coupables. Par son
existence même, le Qoràn les maudit; au jour de la résur-
rection, il plaidera contre leur àme.
« Un jour viendra où cette parole plaidera contre celui qui
l'entend: car je tai appelée fontaine de Jouvence, et lu as fait la
sourde ».
Au contraire, le groupe de gens qui marchent dans la voie
du Qoràn. obéissent à ses ordres et ne quittent pas le droit
chemin, ceux-là sont désignés par la formule : « Le Qoràn
aura pitié d'eux ».
« Le sens du Qorân, demande-le au livre lui-même, ainsi qu'à
la personne qui a fait disparaître l'ambition dans le feu.
Tome II. 4
50 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Tous s'inclinèrent, demandèrent pardon el devinrent ses
disciples.
406. LeTchélébî Ghemsed-dîn,fils du piofosseur, se plaignit
un jour en ces ternies : « Un tel savant m'a dit : .le t'arracherai
la peau ». — « Quel brave homme que ce savant! dit le Maître;
nous autres, nuit et jour, nous exprimons le regret de ne pou-
voir nous arracher la peau et nous délivrer de la gêne qu'elle
-nous cause, pour atteindre la miséricorde ' de notre bien-
aimé. Fais attention ! Tâche qu'il vienne et nous débarrasse de
notre peau ». Quand le savant fut informé de la réponse du
Maître, il vint se rouler aux pieds de celui-ci, et plein
d'amour devint son disciple; il revêtit le férédjé^ et dans son
cœur trouva la tranquillité^ et le débarras des ennuis ^;
il entra dans la filière des saints.
40'/. Le Maître eut une fois un concert; un des assis-
tants profanes de temps en temps poussait des rugissements
inattendus et déchirait ses vêlements. « Si tu l'amènes de
ce côté-ci, dit le Maître, il déchirera les vêlements et tu y
perdras la vie; fais des efforts pour aller de ce côté-là, afin
que tu restes sain et sauf pendant l'éternité ». Quand ce
derviche retourna à son coin, il rendit l'âme immédiatement.
408. Le Maître, ainsi que l'a rapporté un des grands amis,
demanda un encrier et une plume de roseau, et se mit à
écrire en vers sur la porte du jardin du collège :
« Connais la parole de Dieu et celle de son serviteur, car tu dis :
Hoû, et Dieu dit : ô hommes!
« Que c'est beau, le hô, de Dieu et le hoû de ses serviteurs; c'est
un tumulte entre ceux-ci et celui-là.
« L'homme présomptueux ne peut apercevoir le souverain; il
faut à Dieu le gémissement des pécheurs.
« La présomption n'est pas heureuse dans cette voie; il y faut
un corps maigre et un cœur brisé ».
1. Jeu de mots entre zahmel « gène » et rahmet « niisériconle », qui ne
différent entre eux que par un point diacritique sur la première lettre.
2. Jeu de mots sur férédjî « un férédjé » et « une tranquillité ».
3. Makhradj.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 51
409 Le Tchélébî Bedr ed-dîn, fils du professeur, a raconté
ceci : Le Maître, un jour, aprèsavoir écrit quelque chose sur un
morceau de papier, me remit celui-ci. Voici en quels termes
récrit élait conçu : Pour le derviche, le repos, le plaisir, la
satisfaction sont plus grands dans l'état de silence ; tandis que
dans cet élat. pour toi l'ennui augmente, et l'angoisse te
prend. Comment est-ce? Que ce soit bien. Alors Dieu s'est
manifesté et a rejeté les voiles: qu'y a-t-il lieu de parler?
« Je ne suis point tout langue, comme un peigne avec ses
dents '; je suis tout yeux, comme un miroir.
« Pour que mes traces ne soient point divulguées, je pousse des
cris dissimulés.
« Far lui, il est ané;inti loin de nous; par lui il est éternel pour
lui, du moment que c'est la vériié même qui interprète nos
paroles ^ ».
« La situation de cette personne ressemble au cocon du
ver à soie qui élabore son fil; elle s'imagine qu'elle travaille
pour elle; elle rend étroit et obscur pour elle-même le monde
plein de clarté ; elle se met elle-même en prison. Seigneur!
augmente ma stupéfaction! (Abou-Bekr) le Véridique n'a
rapporté, dans toute sa vie, que sept traditions du pro-
[ihète ».
410. Dans une réunion de grands personnages, Djélàl-ed-dîn
expliqua le motif de ce hadîth : h Ce que les Musulmans
jugent beau est beau auprès de Dieu ». Un jour, dit-il, les
nobles compagnons dirent en présence du prophète : Parfois
nous prenons de nos voisins des mottes de levain, et nous
les leur rendons; est-ce licite, car il en était ainsi autrefois?
Du moment, dit-il, qu'entre vous il y a un arrangement
amiable, c'est permis. D'après la doctrine d'Abou-Yoùsouf \
il est permis de vendre et d'acheter le pain au poids; d'après
1. Les dents du peigne s'appellent zahdn « langue, languette ».
2. Ce dernier vers est en arabe, mètre tawil.
3. Ya'qoûb ben Ibrahim, élève et continuateur d'Abau-Hantfa, auteur du
Kilâb el-Khnrddj. Cf. Cl. Huart, Littérature arabe, p. 235.
52 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Mohammed *, il est également permis de le vendre et de
l'acheter à la pièce.
4H. Les savants de l'époque interrogèFent un jour le Maître
sur le mystère contenu dans cette tradition de Mahomet :
« Les actes [seront jugés] d'apiès leurs résultats. » Pour
expliquer l'occasion oi^i cette tradition avait été formulée, le
Maître dit : « Du temps du prophète (sur lui le salut!) un
jeune homme s'était rendu célèbre par sa débauche; il
mourut subitement. Ses parents, confus de sa situation,
l'enterrèrent au milieu de la nuit. Au matin, l'archange
fidèle, Gabriel, vint et transmit àMahomet, l'homme de con-
fiance, le message suivant : « Va, et fais la prière sur sa
tombe ». L'Elu de Dieu demanda la raison qu'il y avait dans
cet ordre. Gabriel se rendit incontinent auprès du Dieu
glorieux et revint en disant : Dieu a dit : Ce jeune débauché,
à ses derniers moments, a prononcé la formule : Je témoigne
qu'il n'y a d'autre divinité que Dieu, et que Mohammed est
son serviteur et son prophète, et a sollicité mon pardon;
au môme moment, je l'ai reçu en ma miséricorde, et je lui
ai pardonné ses péchés ». Le prophète en fut bien joyeux et
prononça ces mots : « Les actes ne seront jugés que par
leurs résultats ».
« Ne considérez jamais un infidèle avec un regard de mépris,
car il y a toujours espoir qu'il mourra musulman.
« Dieu a dit : Si même tu es un débauché, un adorateur d'idoles,
je répondrai lorsque lu m'invoqueras ».
Il ajouta : Il n'y a pas de bienfaiteur, d'être généreux,
prêt au pardon, comparable à Dieu à l'égard de ses servi.-
teurs pécheurs et criminels. Puis il raconta l'historiette sui-
vante : Açmâ'î *, un jour, sur la roule du pèlerinage, donna un
ou deux coups de poing à un Arabe du désert, à cause de
l'eau de l'étang. Immédiatement il se repentit et fit amende
honorable; il le chercha longtemps, pour lui demander
1. Ecli-Chéïbân!, continuateur du précédent. Cf. CI. Huart, ibid.
2. Célèbre grammairien. Cf. Cl. Huart, ici op., p. 142.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 53
pardon *, mais il ne le trouva pas. Lorsqu'il monta sur la
montagne d'Arafat, il vit cet Arabe faire une prière en
faveur d'Açraâ'i, en ces termes : « Seigneur, ne le rends pas
-misérable à cause de moi, car il ne savait pas ». Açmâ'î
tomba à ses pieds et s'écria : « Il faut que je prie pour toi ! »
— <( Non pas, reprit l'Arabe, je m'appelle Mohsin « bienfai-
teur » ; il faut que j'agisse comme je me nomme et que je
demande pardon pour toi ». Maintenant, imagine par ana-
logie ce que Dieu, bienlaifeur absolu, fera pour nous au jour
du jugement.
412. Les grands de la ville étaient venus un jour lui rendre
visite, et lo Maître exprimait ses pensées au sujet de ce pas-
sage : « Est-ce que ceux dont Dieu a dilaté la poitrine
pour lislaraismo.. . * ». Lorsque ce verset fut révélé, dit-il,
on interrogea le prophète et on lui demanda : Cette dilata-
tion de la poitrine, ce cœur ouvert n'ont-ils pas un signe? Il
répondit : Oui; lorsque la lumière divine entre dans locœur,
celui-ci s'ouvre et s'élargit, et le signe en est qu'il s'éloigne
du monde et penche vers la vie future ; il prépare ses bagages
pour le voyajie avant que la mort ne survienne, il divorce
d'avec le monde avant que celui-ci ne divorce d'avec lui.
Le jour où le prophète mourut, la très véridique 'Aicha (que
Diou soit satisfait d'elle!) poussait <ies gémissements, non
pas comme ceux que vous feriez; elle ne disait pas : « Hélas 1
chevaux, moyens, richesses, pouvoir, famille ! comme
nous le disons, mais elle disait : toi qui ne dormais pas
sur un lit! ô loi qui ne revêtais pas de la soie ! ô toi qui ne
mangeais pas à satiété du pain d'orge! ô loi qui ne te cou-
chais que sur des nattes ! Le jour où il rendit l'âme, il n'y
avait sous lui qu'un matelas bourré de /i/, c'est-à-dire
d'écorce de palmier, à telles enseignes que la marque des
fibres du palmier resta empreinte sur ses flancs doux et
bénis. Il avait placé à son chevet une écuelle de bois où il
portait la main pour prendre de l'eau qu'il épandait sur son
1. rd èz ou haldli khâhed, pour lui demander un acquit (de conscience).
2. Qor., XXXIX, 23.
54 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
front et versait sur sa poitrine, en disant : Grand Dieu ! aide-
moi contre les affres de la mort et ses angoisses. Un autre
signe, c'est que tu tournes le visage veis la vie future et que
lu recherches le paradis, car il y a de nombreuses peines à
supporter dans celte voie : on n'y ariive pas aisément, car
on n'obtient pas de trésor sans peine, ni de fortune sans
malheur, « rétribution des actes qu'ils ont faits ' ». C'est
ainsi que quiconque recherche le monde périssable, tant qu'il
ne chassera pas le sommeil de ses yeux, ne prendra pas le
chemin long et ne supportera pas de fatigue, n'arrivera pas
à posséder le monde ; par suite, une personne qui recherche
le paradis, fuit l'enfer, demande Dieu, comment pourrait-
elle arriver à son but en dormant, en mangeant et en se
reposant? Celui qui cherche Dieu ne s'assoupit pas; celui
qui fuit l'enfer ne doit pas s'endormir.
[Vers arabe] « étonnemenl! comment l'amoureux pourrait-il
dormir? Tout sommeil lui est illicite.
« David! Il a menli, celui qui prétend à mon amour, s'il
s'endort quand apparaît la nuit; lorsque le libertin devient fou,
Tamoureux gémit de tendresse.
« Sursaute, 6 amoureux, manifeste de l'agitation ! le bruit de
l'eau, un bassin, et ensuite le sommeil.
413. L'ami précieux, Hosâm-eddîn le corroyeur, nous a
raconté qu'une fois le Maître se tenait debout à la porle de la
corroierie, et qu'il contemplait un ruisseau qui sortait de la
ville et se déversait là; il vit que l'eau en devenait excessive-
ment sale et souillée; après l'avoir considérée longuement,
il s'écria : « Pauvre eau ! va, et sois reconnaissante de ne
pas aller à l'intéiieur de leurs corps ; tu aurais vu ce que tu
serais devenue ! Il esf à espérer que le Hoi très saint te puri-
fiera par sa sainteté et te rendra sacrée. » C'est ainsi qu'il
a dit, en expliquant le nom du Très-Saint :
« L'eau, devenue inutile et impure, de sorte que les sens la
rejettent,
1. Qor., XXXII, il; XLVI, 13; LVl, 23.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 55
n Dieu la porte de nouveau dans la mer de la rectitude, dont
l'eau, par sa générosité, lave celte première eau.
« L'année suivante, elle est revenue en traînant sa robe : « Où
élais-lii dans la mer des beautés? »
M J'en étais venue souillée, [répondit-elle], je me suis purifiée;
j'ai reçu un vêtement d'honneur, je suis revenue vers la terre.
« Allons! ô gens souillés, venez à moi, car mon caractère a
pris quelque chose de divin.
« J'accepte toutes tes laideurs; comme un ange, je donne lu
pureté au démon.
« Quand je serai souillé, je retournerai là-haut, j'irai à la
source de toute pureté.
« Là, j'enlèverai de ma tète mon froc malpropre; Dieu me
donnera une fois de plus un vêtement d'honneur pur.
« Telle est son œuvre, et la mienne est semblable; le Seigneur
des mondes est celui qui orne l'univers ».
414. Un jour le Maître émettait des pensées en expliquant
ce passage : « Dans le ciel est votre nourriture journalière et
tout ce qui vous a été promis ' », L'n derviche, dit-il. était à
la recherche de la nourriture céleste. Il trouva inopinément
dans un endroit, une cruche de vin, mais il ne l'accepta pas,
se disant : c Je désire assurément une révélation céleste ».
Revenu le soir à sa maison, il trouva ses enfants pleurant,
tellement ils avaient faim, et le couvrant d'opprobres. « Dieu,
dit le derviche, m'avait donné une nourriture journalière,
mais dans mon entêtement je ne l'ai pas prise ». Un voleur
avait appliqué son oreille au haut de la fenêtre [donnant
sur la maisonj du derviche, et l'entendit raconter son his-
toire : il comprit l'endroit où se trouvait la cruche, et courut
à la manière de Hamza *: il vit qu'un serfient noir s'était
endormi dans celte cruche, cela le dégoûta; il se dit : « Peut
être ce derviche a-t-il raconté cette histoire exprès pour se
défendre contre ses enfants ». Avec mille précautions, il
boucha la cruche avec de la pâte, la prit et la lança par la
fenêtre dans la maison du derviche. Celui-ci regarda et vit
1. Qor., LI, 22.
2. Dans les Contes populaires.
56 J^ES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
la cruche pleine d'or; il se prosterna et rendit grâces au
Créateur; il s'écria : « J'avoue que l'indication du Qorân est
vraie ; Dieu nous garde de croire qu'il puisse mentir ! »
« toi qui as montré que ta place est dans l'espace où il n'y a
pas acception de lieu, lu as rendu visible cette parole : Votre
nourriture est dans le ciel » '.
Section sur les avantages db la faim, écrite de la main
MÊME DU Maître dans ses ouvrages.
Il y a beaucoup d'avantages à peu manger; entre autres,
l'homme a une meilleure santé corporelle, il a une mémoire
meilleure, une compréhension plus nette, un cœur plus
clair, un sommeil moindre, une âme plus légère, un regard
plus perçant, une nature plus saine, une provision moins
abondante, une consolation plus vaste, un caractère plus
généreux. On rapporte, d'après Mohammed ben el-Yamânî,
qu'il a dit : J'ai adopté le jeûne perpétuel, parce que j'ai
interrogé six catégories de personnes au sujet de six choses;
elles m'ont toutes donné la même réponse. J'ai demandé aux
médecins quel était le remède qui guérissait le mieux; ils
m'ont répondu : la faim, et manger peu; j'ai questionné
les sages sur la plus importante des choses pour la
recherche de la sagesse ; c'est la faim, et manger peu, m'ont-
ils répondu ; j'ai prié les dévots de me faire savoir ce qu'il
y avait de plus utile pour l'adoration du Miséricordieux : la
faim, et peu manger, me dirent-ils. J'ai posé aux rois la
question do savoir quel était le meilleur des condiments et
des châtiments ; ils m'ont dit : la faim et peu manger. J'ai
demandé aux amoureux ce qui peut le mieux faire obtenir
les faveurs de l'objet aimé ; la faim, et peu manger, fut
1. Le ms. 114 insère ici deux anecdotes grammaticales sans intérêt pour
notre sujet.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 57
leur réponse '. Abou-Tâlib el-Mekkî ' a (lit : Le vrai croyant
est comme la flûte; sa voix n'est belle que quand elle a le
ventre vide \
« Aie le ventre vide, et tel que la flûte, pousse des plaintes de
désir; crie le ventre vide, et parle des mystères, comme le fait
la plume.
« On a dit [en arabe] : Le plus méritoire des actes, c'est
d'afl'amer le ventre repu et de repaître le ventre aff'amé ;
c'est-à-dire [en persan] : Affame ton propre ventre repu et
repais ton ventre affamé. Certains ont dit : Le ventre du
derviche, et d'autres ont dit : Le ventre de sa propre âme,
et attendre ce qui est capable de nourrir l'esprit. Le jeûne
est le médecin des corps et le surveillant des âmes : c'est-à-
dire qu'il nettoie le corps des maladies et de la paresse dans
les actes de dévotion, et qu'il délivre l'âme de la solitude et
de l'isolement. Toutes les fois que ton existence <'st anéantie,
cet état de néant est pour toi une [véritable] existence.
On demanda à El-Hakîm * : Quel est le mystère de la
purification? Il répondit : La [vraic^ purification, c'est celle
du mystère. Nous avons appris, lui répliqua-t-on, ce qu'est
la forme extérieure de la purification, mais l'âme de ce rite?
— L'âme delà purification, répondit-il. c'est la purification
de l'âme. Elle fait échapper aux qualités blâmables et téné-
breuses. On a dit : La purification, c'est extraire le mystère
de l'endroit où gisent les obstacles qui empêchent de s'ap-
procher de Dieu. C'est produire son propre mystère et le
purifier des caractères qui retiennent loin de la proximité de
Dieu.
1. Il n'y a que cinq catégories énumérées. au lieu de six.
2. Célèbre prédicateur, né en 'Irâq-'Adjémi, résida à la Mecque, d"où son
surnom ; il mourut à Bagdad, le 6 djoumâdà 11 386 (7 juin 996i. Cf. Ibn-
Khallikân, trad. de Slane, t. 111, p. 20.
3. Tout ce passage est en arabe dans le texte.
4. Sénà'I.
58 LES SAINTS DES , DERVICHES TOURNEURS
Section sur le mystèkk du remerciement.
Le remerciement se présente sous trois aspects : celui du
tulgaire, adressé à celui qui lui donne à manger et à boire
et le vêt ; celui du distingué pour le souvenir du bienfai-
teur qui est entré dans son cœur; et celui du plus distingué,
pour la manifestation de l'immense bienfaiteur, de manière
à interrompre dans son cœur la grandeur de tout être.
Voici ce qu'il veut dire : Le remerciement est de trois degrés ;
le premier est celui du commun des hommes pour le
manger, le boire et levêtement, qui sont choses périssables ;
le second est celui des distingués pour la faveur qui est des-
cendue dans leurs cœurs, pour un plaisir et une douceurqui
n'appartiennent point à ce bas monde, mais qui sont au con-
traire une marque de l'agrément de Dieu; le troisième
degré, c'est le remerciement des plus distingués pour la vue
de la beauté même du bienfaiteur, de sorte que la grandeur
de toutes les jouissances de ce monde et de la vie future, de
tout ce qui est en dehors de Dieu, devient méprisable dans
leur cœur. On dit à Sénâï : Sur mille personnes, il n'y en a
qu'une qui comprenne tes discours. Il répon<lit ; C'est pour
celle-là que je parle.
On a dit : 11 y a trois sortes de cœurs, l'abandonné, le
blessé, le dilaté Le cœur abandonné, c'est celui des hommes
qui entendent la vérité et ne la comprennent pas ; le cœur
blessé, c'est celui des vrais croyants; le cœur dilaté, c'est
celui des mystiques. Lorsque Dieu voulut manifester son
pouvoir créateur et ses attributs, il créa le monde; quand il
voulut faire apparaître sa propre personne, il créa Adam.
Un homme dit à [Sofyân] etIiThaurî ' : Quelle est la preuve
de Dieu? 11 répondit : C'est Dieu lui-même. A quoi sert la
raison ? répliqua l'homme. La raison est impuissante, dit
i. Célèbre traditionniste, né en 79 (698), mort à Barra en 161 (778). Cf.
Nawawl, Biographical dictionary, p. 286.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 59
Sol'vân, et l'impuissant ne prouve que l'existence du Tout-
Puissant.
On dit : La voie du discours esl de trois sortes ; la pre-
mière vient de la passion de Tàme même, la seconde de la
raison, la troisième de l'amour; le discours qui vient de la
passion esl trouble el insipide, qui ne fait ni plaisir à celui
qui parle ni profit à celui qui entend; celui qui vient de la
raison est agréé parles sages, il est la source d'avantages qui
font plaisir à l'auditeur et à l'orateur; celui de l'amour eni-
vre celui qui parle et celui qui entend .
'AU a dit (que Dieu ennoblisse son visage!) : « Je n'ai
point arraché la porte de Khéïbar par le moyen d'une force
corporelle ni par celui d'un mouvement provenant de la nour-
riture, mais j'ai été aidé par une force venue de l'empyréc '.
Moi, par rapport à Ahmed (Mohammed), je suis comme la
lumière par rapport au soleil. » t.elui qui s'e^t reconnu
lui-même sans force et sans valeur et ne s'est pas reconnu
puissant, cette personne-là est douce, amoureuse et pleine
de goût, parce que l'amoureux n'a pas de valeur ; tandis
que celui qui place une force en lui-même, attribue du
poids à sa propre existence, et observe les chemins, afin
que sa défaite ne se produise pas, celui-là est gelé, mort
et d'une àme lourde. Mais Dieu sait mieux et plus ferme-
ment '.
415. Quelqu'un, entrant dans la cellule d'un derviche en
retraite, lui dit : Pourquoi restes-tu ainsi seul? — C'est au mo-
ment même où tu es entré, répondit lo derviche, que je me suis
trouvé seul : je suis resté séparé de Dieu. Owéïs Qaranî ^ a dit :
Si une personne passe auprès de moi sans me saluer, je lui
en suis très reconnaissant, car elle m'occuperait à ce
moment-là, et cela me causerait de la douleur et delà gêne.
Heureux celui qui de corps est avec la créature et de cœur
1. Malakoût.
2. Le ms. H4, f» 159 v* — 160 r*, ajoute ici des pages sans intérêt pour
notre sujet.
3. Cf. t. I, p. 41. n. J.
60 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
avec le Dieu très haut, car, pour Dieu, il n'y a pas d'acte
plus noble que la pensée. <( Celui de vous deux qui est le plus
proche de moi est le plus beau en pensée. »
Section des Conseils.
Occupez-vous de posséder une belle écriture, car c'est une
des clefs de la subsistance journalière. Jeûnez, car le jeûne
est une des clefs des mystères des cœurs. Servez les hommes
pieux et visitez-les, car c'est la plus grande des occupations.
La faim est le nuage d'où sort la sagesse, la lumière de l'œil,
la porte de la dévotion, la clef de la porte de l'au-delà, l'inter-
médiaire de la sincérité et de la certitude. « Certe<«, Dieu est
avec ceux qui le ci'aignent et qui sont des bienfaiteurs ' ».
Ce qui veut dii-e que Dieu accorde le repos^ dans ce bas
monde, â une personne qui évite de faire injustement le
mal à autrui, et si une personne fait injustement du mal à
autrui et que sa victime soit un bienfaiteur, celui-ci lui par-
donne le mal qu'elle lui aura fait.
Hémistiche [arabe] « Garde ta langue, si tu veux être en sécu-
rité. »
Vers [persan] « ma langue, c'est par ta faute que je suis
dans la peine; je tf couperai la tête pour que tu ne me coupes pas
la mienne.
416 Une nuit, il y eut un grand concert dans la maison du
Perwâné ; les savants, les chéïkhs, les émirs du sultan,
ainsi que notre Maître, restèrent jusqu'à minuit plongés
dans l'extase. Le Perwâné Mo'în-ed-dîn dit à l'oreille de
Chéref-ed-dîn, fils de Khalîr : « Observe le Maître pendant
quelques instants, pour rjue je dorme un peu et que je
reprenne quelque force pour pouvoir remplir mon office
auprès des grands. Aussitôt le Maître, au milieu de cette
1. Qor., XVI, 128.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 61
danse rituelle qui stupéfiail la coupole des cieux. commença
à réciter un ghazèl et dit :
« Si tu ne dors pas une courte nuit, que deviendra la vie?
Qu'arrivera-t-il, si tu ne frappes pas à la porte d« la séparation?
« Si tu présentes une courte nuit, c'est le jour que lu apportes
pour le cœur des amis, n'est-il pas vrai?
« Si Sal(unon vient trouver les fourmis pour que la fourmi
devienne Salomon, qu'en résullera-t-il?
« Si mes deux yeux sont illuminés par ta présence, qu'importe
que Salan devienne aveugle »?
Aussitôt le Perwâné déchira ses vêlements, se roula sur
le sol et demanda humblement pardon, car il s'appelait en
elFet Soléïmân [Salomon] . L'infortuné ministre, stupéfait
en présence de la grandeur de co sullan du monde spirituel,
se mit sincèiement à sa disposition avec l'humilité de la
fourmi, et s'occupa de lui rentlredes services loyaux jusqu'au
moment où parut l'aurore.
417. Les maîtres do la certitude ont raconté, d'après Akhî
Mohammed Séyyid-àbàdî ', l'un des prolagonistes de la
chevalerie [fittuwwet] et purificateur de TAsie-Mineure, que
Djélàl-ed-dîn appelait « mon Akhî », l'historiette suivante.
<( C était répo({ue de la m<jisson ; j'avais récolté un monceau
de céréales très élevé, un tas de blé énorme ; tout à coup
l'armée des Mongols s'empara de la plaine de Qonya, détrui-
sit les récoltes, les dispersa, les anéantit, les pilla. Le Maître
m'avait revêtu d'un férédjé ; je dis à mon domestique : « Jette
ce manteau sur le tas de froment, pour que, par sa béné-
diction, notre récolte échappe à ce malheur ». Dieu sait,
et il me sutiit comme témoin, que les Mongols pillèrent tous
nos voisins, proches ou éloignés, que personne ne vint rôder
autour de notre blé, qu'une seule parcelle de paille ne fut
perdue, et qu'on n'enleva pas un seul grain. Je fis porter cette
1. Séyyid-àbàd est sans cloute la niêiiie ville que Séyyidi-Chétirî, ctief lieu
de canton de la province de Qonya. Cf. 'Ali-Djéwâd, Djoghrafiyâ loghdti,
p. 460.
62 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
provision à la ville, et j'installai des tables pour les voya-
geurs. Entrant à Qonya, j'y rencontrai le Maître ; il vint à
moi en souriant : « Akhî, dit-il, si tu l'avais ordonné, tout
aurait élé délivré ».
418. Une fois, dit le chéïkh Sinân-ed-dîn d'Aq-Chéhir *, un
derviche demanda ce qu'il fallait entendre par ces mots :
« Mes saints sont sous mes coupoles ». Après avoir exprimé
diverses idées, le Maître ajouta : Quand vous conversez avec
des saints et des derviches enivrés de l'amour mystique,
acceptez sincèrement ce qui, dan? leur caractère, est con-
forme à votre nature et entre dans votre compréhension;
quant à ce qui vous semble désagréable et à rejeter dans
leurs actions et leurs mœurs, laissez-le là où il se trouve
et n'allez pas le raconter au peuple, pour qu'on n'en infère
pas de mauvaises imputations. En effet, s'il n'y avait pas
pour eux ces coupoles des mauvaises mœurs, ils ne reste-
raient pas dans le monde ; ou bien ils mourraient prompte-
ment, ou ils se joindraient aux ahdâls et aux êtres du monde
mystérieux * ; pour l'avantage des mortels et pour la recti-
tude de l'univers, Dieu les cacherait dans ces coupoles pour
distinguer ses amis des négateurs sans discernement. « Dieu
distingue le méchant du bon ^ ». Les uns sont éveillés et
travaillent constamment à amender les hommes et à établir
Thonnêleté extérieure ; les autres sont ivres et s'occupent
de détruire avec insouciance les apparences extérieures.
Les éveillés, ce sont les sages, et les gens ivres, ce sont les
mystiques ; les hommes parfaits sont à la fois ivres et éveil-
lés ; leur domaine, c'est de corriger à la fois l'extérieur et
l'intérieur. Les mystiques se reposent et dorment dans le
sein de Dieu ; les sages s'usent à corriger ce has monde.
449. Les amis, dit-on, se plaignirent un jour du mépris des
i. Ville de la provinco de Qonya, au pied du Sultân-Dagli, remarquable par
le tombeau de Naçr-ed-dtn Khodja. Cf. 'Ali-Djéwâd, id. op., p. 21 ; Cl. lluart,
Konia, p. i09 et suiv.
2. Ghaïbiyydn.
3. Qor., VIII, 38.
DJÉLAJL-ED-DIN ROUMI 63
envieux et des médisances des adversaire. Le Maître répondit :
« Cinq personnages effrayants et puissants se montrèrent les
ennemis de Moïse (sur lui soit le salut!) : il supporta leur ini-
mitié et patienta. Finalement Dieu les déracina tous les cinq du
monde et les soumit à la puissance de Moïse; il rendit le pro-
phète victorieux dVux tous. L'un deux était Qàroûn, qui se
crut autorisé à l'impolitesse par son immense fortune: il
périt par l'enfoncement en terre : « Nous l'enfonçâmes dans
la terre, lui et sa maison ' ». Le second est le Sàmirî, qui
discuta sur la science et fut éprouvé par le jet [des bijoux
d'or dans la fonte] *. Le troisième est Balaam qui se vanta
de son ascétisme, et fut victime de la métamorphose ' : « Sa
parabole est comme celle du chien * » ; il devint le chien
qui gardait sa porte. Le quatrième était Og, fils d'Anaq, qui
disputait de sa force et de sa robustesse; il périt de sa
main. Le cinquième fut Pharaon le maudit, qui se glo-
rifiait de l'Egypte et de ses. canaux et menait des armées
nombreuses : il fut noyé dans cette même eau, et périt par
la stratégie de son adversaire.
De même, les ennemis des prophètes et des saints sont en
œuvre jusqu'au jour de la résurrection, et ils ne sont pas en
petit nombre ; c'est épreuve sur épreuve, ô mon lils! « Cela
est prédestiné par le puissant, le sage ' ».
« C'est épreuve sur épreuve, ô mon fils ! Quiconque frappe à la
porte, j'en suis devenu l'officier.
« Donc à ctiuque cycle un saint se tient debout : l'épreuve est
perpétuelle jusqu'à la résurrection.
« Souviens-loi de celle parole : « Où y a t il un peuple? >>, aver-
tisseur par les exceptions et les ol>jections. »
1. tjor.. XXVili, >>!.
2 La Sàmirî (Samaritain) est le personnage, dans le Qoràn. qui fondit le
Veau dor Qor. XX, 90)
3. On dit que le passage du Qoràn, VJI, 174, s'applique à Balaam, tandis
que d'autres veulent y voir une allusion à Oméyva ben Abi "ç-Çalt.
4. Qor.. VII, 175. Il parait donc que certains commentateurs voyaient dans
ce passage une allusion à Balaam.
5. (^or. VI, 96; XXXVl, 38; XLI, 11.
64 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
420. LeTchélébî Djélàl-ed-dîn a raconté, dit-on, qu'un jour
un derviche interrogea le Maître sur le mystère conlenu dans
ce passage: «J'ai pétri avec ma main lé limon d'Adam, pendant
quaraiilc matins » ; et il ajouta : Pourquoi ne l'a-t-il pas fait
pendant la nuit, ou pendant le jour? Le Maître répondit : Si
Dieu avait pélri le limon pendant la nuil, la totalité de la créa-
tion serait devenu ténébreuse et pesante ; et s'il avait créé
Adam pendant le jour, tout serait devenu lumineux et léger; il
l'a disposé et composé au moment du matin pour que la moi-
tié [des hommes] soit ténébreuse, incrédule, rebelle et réprou-
vée, et quel autre moitié soit lumineuse, croyante, heureuse
et élue : « Il y aura parmi vous des incrédules et des
croyants ' ». Cest ainsi qu'il a dit :
« Notre âme est comme le jour, et notre corps comme la nuit;
au milieu de la nuit et du jour, nous sommes pareil à l'aurore.
Immédiatement le derviche s'inclina et partit.
421 . Sultan Wéled raconta une fois ceci : « Après avoir ter-
ijîiné mes études en Syrie et m'être distingué dans les diverses
sciences [coraniques], j'arrivai à Alep ; je convainquis tous
les savants dans toutes les questions qu'ils me posèrent, sans
que personne pût ouvrir la bouche. Revenu à Qonya, les gens
de mérite de la ville se réunirent dans le collège de mon
père. Celui-ci me demanda, à titre de présent rapporté d'un
voyage, de traiter quidques questions subtiles, et moi, ayant
préparé quehjues sujets délicats, je les récitai d'un bout à
l'autre, m'imaginant qu'à raison du plaisir qu'il aurait à
entendre émettre ces pensées, mon père ne s'en occuperait
pas, car j'étais sans pareil dans cette branche. Immédiate-
ment mon père répéta exactement tout ce que j'avais dit, et
l'expliqua de telle manière que tous en furent ébahis ; les
récitant par cœur, il y ajouta tant de preuves et de restric-
tions qu'on ne pourrait les exposer. Au milieu de ces expli-
cations exolériques, il mêla des discours ésotériques et poussa
1. Qor., LXIV,2.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMl 65
des cris. Jo déchirai mes vêtements et tombai à ses pieds.
Tous ces savants, stupéfaits, l'applaudirent et restèrent
étonnés de cette intelligence, de cette perspicacité ».
422. Dans l'ardeur de ma jeunesse, a encore dit Sultan
Wéled, j'étudiais le Hiddyé '. sous la direction de mon père,
dans le collège d'Aqyndji. Quand j'en eus terminé la lecture,
mon père recommença l'ouvrage et le récita tout en marchant,
mais avec daulres expressions et d'une manière admirable :
toutefois le sens des questions était le même. Tout le monde
resta stupéfait de la puissance de son discours, do l'étendue
de sa mémoire, et du degré de sa sainteté.
423. Un groupe de compagnons, adit leTchéjébi Chems-ed-
dîn, fils du professeur, étaient venus, à la veille d'un voyage,
prendre congé du Maître. « Mes frères, leur dit-il [en arabe],
ne vous préoccupez ni de bonheur, ni de supériorité, mais
songez à ce que vos cœurs se dilatent ». Puis il ajouta
[en persan] : « Soyez les amis les uns des autres, car les
ennemis sont en embuscade ».
424. Les grands compagnons nous ont rapporté qu'un des
principaux lieutenants du Perwàné avait eu un grand deuil;
tous les gens de mérite, les cheikhs, les grands, les émirs
s'étaient assemblés et échangeaient des propos jusqu'au mo-
ment delà prière du soir. D'un commun accord, tous deman-
dèrent que le Maître remplît les fonctions d'imam. «Nous som-
mes des addf/ls, répondit il, nous nous asseyons et nous nous
levons partout où cela se trouve ; mais ce sont les maîtres du
pouvoir et de la puissance qui conviennent pour ces fonc-
lions », et il désigna le chéïkh Çadr-ed-dîn. Celui-ci fit la
prière; le Maître se conforma à ses mouvements et dit :
« Celui qui prie derrière un imam pieux, c'est comme s'il
priait derrière un prophète ». Le chéïkh se montra humble,
et dans le plus grand trouble • il s'inclina devant lui.
1. Manuel de droit unisulman, par Borhàn-ed-dîn 'Ali ben Abi-Bekr el-
Marghinàni, mort en o93 (1191;. Cf. Cl. Huart, Littérature arabe, p. 242.
2. Techwir, néologisme formé du persan choûr.
Tome II, 5.
66 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
425. Le ministre Fakhr-ed-dîn insistait beaucoup auprès de
Sultan Wéled pour que Je Maître lui donnât des conseils et
exprimât des pensées; il attendit depuis le commencement
du jour jusqu'au milieu de la matinée, sans que Djélâl-ed-dîn
fît autre chose que de pousser de temps à autre l'exclamation :
Allah Akbar! [Dieu est le plus grand!] Quand le ministre
fut parti, Sultan Wéled, saluant son pèie, lui demanda ce
que cela signifiait. « C'est un homme, répondit-il, sans préoc-
cupation et insouciant; il n'a pas l'âme éveillée; il ignore
le monde de la pensée, il n'a aucunement le goût de la com-
préhension. Avec qui parlerais-je, et que dirais-je »?
« Avec qui parlerais-je, puisqu'il n'a pas Toreille de l'âme ?
Le bouillonnement de l'explication, ô mon fils, c'est pour une
oreille [qui peut l'entendre] ».
« Vos pensées me piquent incessammeni, et les belles
mariées du monde des vérités s'enfuient plus avant dans
l'intérieur du harem, parce qu'il n'est pas initié. Tl y avait
un poète; un jour qu'il était plongé dans la composition de
ses vers, on jeta une pierre contre sa porte; il courut en
hâte, mais ne vit personne ; trois fois de suite il arriva au
môme résultat. Il se dit alors : Puisque je ne trouve personne
à qui parler, à qui m'adresserai-je? Je ne puis pas moccuper
de mes affaires, mais le résultat en sera louable » '.
426. Les chers compagnons ont raconté que le IVIaître ex-
prima des pensées en commentant la recherche de la pudeur
et le contentement de peu ; il dit : Celui d'entre nos amis qui
tendra la main pour demander les richesses de ce monde, nous
nous détournerons de lui, car nous avons fermé la porte de la
mendicité à nos amis. « Nous autres, on nous a enseigné à
donner, et on ne nous a pas enseigné à recevoir ».
« Le Prophète a dit : Si tu veux que Dieu le donne le paradis,
ne demande rien à personne.
1. Les cinq anecdotes qui précèdent se trouvent dans le ms. 114, f" 163 r°
et v».
DJÉLAL ED-DIN ROUMI 67
« Et si tu ne demandes pas, moi je suis tacautioo, à savoir que
la demeure du paradis c'est la vue de Dieu.
Quoiqu'un demanda : « Esl-ce un péché de tuer un pou? »
Quand tu laveras la main, répondit le Maîlre, ce péché dispa-
raîtra.
427. Le Khwàdjé Medjd-ed-dîn de Méràgha possédait une
jeune esclave d'origine grecque; le Maître l'appelait Çiddîqa
« la très véridique ». Elle parlait fréquemment de miracles, et
disait : « J'ai vu une lumière verte, une lumière rouge, une
lumière noire; j'ai contemplé tel ange; l'àme de tel saint ou
de tel prophète «-'est manifestée à moi ». Medjd-ed-dîn fut
découragé : « Comment! les esclaves de ma maison voient
des formes mystérieuses, tandis que j'en suis privé ». Il en
devint jaloux, alla trouver le Maîlre et voulut lui raconter
celte histoire. « Oui, dit Djélàl-ed-dîn, la lumière est dans
l'iris des yeux; elle éprouve les uns en leur montrant de
belles personnes, elles conserve les autres dans la conti-
nence, pour les conduire auprès de la bion-aimée du harem ;
car, si elle les occupait, sur la route, avec les beautés exté-
rieures et qu'ils se laissassent attirer par chacune, la femme
d'intérieur honnête se déroberait aux regards de son mari.
De même, quiconque voit devant lui s'ouvrir une porte du
monde mystérieux et assiste à une théophanie. est éprouvé
par cette situation et se sent impuissant, comme certains ont
dit : « Combien ma dignité est grande! » etc. D'autres ont
beau s'efforcer, bouillonner, crier, Dieu ne leur montre rien
jusqu'à ce qu'ils soient favorisés de sa vue particulière et
soient compris dans le nombre des rapprochés [de sa per-
sonne . » Alors Medjd-ed dîn s'inclina, manifesta de grands
troubles, organisa un concert pour les derviches et leur
distribua des gratifications en guise de remerciements '.
428. Il y avait, dans le couvent de Platon, un sage moine
trèsérudit et fort âgé. Toutes les fois que les compagnons
se rendaient en promenade dans ce monastère^ il les servait
1. Ms. 114, fo 164 r«.
68 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
(le toute manière et manifestait sa confiance ; il aimait beau-
coup le Tchélébî 'Arif. Les compagnons l'interrogèrent un
jour sur le motif de cette confiance, et sur l'opinion qu'il
avait du Maître, ainsi que sur la manière dont il l'avait
connu. Vous autres, dit-il, que connaissez-vous de lui? Moi,
j'ui vu chez lui des miracles innombrables et des choses
élonnanles sans limites ; je suis devenu son serviteur sincère.
J'ai lu, dans l'Evangile, les biographies des prophètes passés,
j'ai constaté la même chose dans sa personne bénie, et j'ai
cru en sa vérité. Une fois, le Maître s'était rendu à ce cou-
vent et avait fait une retraite de près de quarante jours.
Quand il en sortit, je le pris par le pan de la robe et je lui
dis :
Dieu le très haut a dit, dans le Qorân' glorieux : « Il n'y
en a point parmi vous qui n'y entreront pas [dans l'enfer];
ce sera, pour ton Seigneur, un décret décidé • ». Du moment
que tous entreront d'accord dans le feu de l'enfer, oii sera
la préférence accordée à l'islamisme sur noire propre reli-
gion? Le Maître ne dit rien ; au bout d'un instant, il fit un
signe pour indiquer qu'il se rendait du côté de la ville ; moi,
tout doucement, je partis sur ses traces; tout-à-coup, à la
limite de la ville, il entra dans un four de boulanger qu'on
avait allumé; le Maître saisit mon vêlement de fine soie
noire ^, le mit au milieu de son ft'rédjc\ le jeta dans
le foyer et s'assit en observation quelque temps dans
un coin. Je vis sortir une fumée intense, et personne ne
pouvait parler. Ensuite le Maître dit : « Regarde. » Je vis que
le boulanger avait sorti le férédjè béni du Maître, et l'en
avait revêtu; il était tout propre et nettoyé, tandis que mon
vêtement de soie était tout brûlé et réduit à néant, u C'est
ainsi que nous y entrerons, dit-il, tandis que vous, c'est ainsi
que vous y entrerez. » Imméiliatement je m'inclinai et
devins sou disciple.
1. Oor.,XlX,72.
2. Piloûn-i siyâh.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 69
429. Kulo-Yani le peintre* et 'Aïn-ed-daula. étaient deux
peintres «^rt'cs incomparables dans cet art et dans celui de la
représentation des figures; ils étaient devenus disciples du
Maître. KaloYani dit un jour: « A Gonslantinople, on a repré-
senté sur un tableau les figures de Marie et de Jésus, sans
pareils comme le sont leurs deux modèles. Les peintres du
monde entier sont venus et n ont pas pu reproduire de
pareilles figures ». 'Aïn-ed-daula. mu par le désir intense de
voir ce tableau, se mit en route, séjourna un an dans ce
grand couvent de Gonslantinople où il était conservéj, et se
mit au service des moines qui y habitaient. Une nuit, ayant
trouvé l'occasion favorable, il mit ce tableau sous son bras
et partit. Arrivé à Qonya, il rendit visite au Maître : << Où
étais-tu?» lui demanda celui-ci. 11 raconta Tavenlure du
tableau. « Voyons ce charmant tableau, dit le Maître; il faut
qu'il soit bien beau et gracieux ». Après l'avoir contemplé
longuement, il reprit: « Ces deux belles figures se plaignent
amèrement de loi; elles disent : Il n'est pas droit dans
l'amour qu'il a pour nous : c'est un faux amoureux. » —
«Comment cela ? » dit le peintre. — « Kllcs disent : nous ne
dormons ni ne mangeons jamais, nous veillons la nuit et
nous jeûnons le jour, tandis que 'Aïn-ed-daula nous a aban-
données: il dort la nuit et mange le jour, il n'est positivement
pa": d'accord avec nous ». — « Il est absolument impossible,
<lit le peintre, qu'elles dorment et qu'elles mangent; elles ne
peuvent pas parler, ce sont des figures sans âme ». — « Toi
qui est une figure avec àme. dit le Maître, qui possèdes tant
d'ails, et qui as été fabriqué par un Créateur dont lœuvie se
compose de l'Univers, d'Adam et de tout ce qui est sur la
terre et dans lescieux. esl-il permis que tu le délaisses et que
tu tombes amoureux d'une peinture sans àme et sans idée ?
Que peut-il résulter de ces figures inconscientes? Quel profit
1. Ecrit Kdliyoynn dans le m.'!. 114. f» 164 v. Peut-être faut-il rapprocher ce
nom de Kaloùs, architecte du medressé Indjè-Minaréli à Qonya. Voir Cl. Iluart.
Konia, p. 163 ; Epigraphie arabe d'Asie- Mineure, p. 65 et 76.
70 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
peux-tu en tirer? » Aussitôt le peintre se repentit, s'inclina
et se convertit à iislamisme.
430. Il y avait un notable négociant, nous a dit le Ghéïkh
Mahmoud Çâhib-Qiràn, dont le fils, passionné pour le
mysticisme, lui demanda l'autorisation de devenir le disciple
du Maître, mais son père s'y opposait toujours. Finalement,
Djélâl ed-dîn ayant tenu une grande assemblée, coupa les
cheveux de ce garçon. Le négociant, qui était un des amis du
Ghéïkh Auhad de Khoï. lui dit en secret à l'oreille : « Est-ce
que mon fils parviendra à Dieu par sa propre œuvre, ou esl-ce
le Maître qui l'y conduira? » Or, cet Auhad-ed-dîn était un
des amoureux mystiques de Djélâl-ed-din ; il répondit : « Ne
dis lien surcettequeslion ». Alors le Maître, immédiatemeiit :
« Laisse-le parler, dit-il, il n'y a pas de mal. J'en jure par
Dieu, ce garçon est parvenu tout d'abord à la divinité, et
c'est ensuite qu'il est devenu mon disciple ; tant que les atti-
rances de la faveur divine ne l'ont pas dirigé, il n'a pas
couru de notre côté ». Le Ghéïkh Auhad-ed-dîn poussa un
cri et déchira ses vêtements ; il y eut un grand concert. On
dit que c'était un homme généreux et aimable, qui venait
constamment à la porte du Maître et lui demandait de nou-
velles poésies ; le Maître alors ordonnait de lui ouvrir la porte,
et le prenait avec lui dans la cabine d'isolement. Lorsqu'il
mourut, Djélàl-ed-dîn se mit nu, poussa des gémissements ;
il pleurait et disait : « très cher! comment es-tu venu, et
comment es-tu parti, que personne ne t'a connu? » Et il
récitait ce vers :
« Il est venu dans ce monde et pendant un jour ou deux il nous
a montré son visage; il en est parti si vite que je ne sais plus
qui il était ».
Le négociant, avec sa femme et ses enfants, devin-
rent disciples du Maître.
431. Le même (ùhéïkh Mahmoud a raconté que, dans le
caravansérail du Çâhib Içfahànî, il y avait une femme
de mauvaise vie, très belle, entourée de nombreuses escla-
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 71
ves. Le Maître passait un jour par là : cplte femme courut
à lui, s'inclina, tomba à ses pieds et prit une posture pleine
dhiimilité. « Ràbi'a 1 Ràbi'a * »! s'écria le Maître. Les
esclaves l'entendirent; toutes à la fois sortirent et se proster-
nèrent devant lui. « Bravo! les héro'ines. s'écria Djélàl-ed-
dîn, s'il n'y avait pas votre patience à supporter le fardeau,
qui aurait pu vaincre tant de concupiscence blâmable, et
comment aurait pu se manifester la chasteté des femmes
honnêtes »? Un des grands de l'époque aurait dit alors:
«Cette manière, pour un aussi grand homme, de s'occuper
des pro«5tituées dos cabarets et de les flatter de diverses façons,
n'a pas le sens commun ». — « Cette femme actuellement,
répliqua le Maître, marche sous une seule couleur; elle se
montre telle qu'elle est, sans hypocrisie. Toi, si tu es un
homme, fais-en autant et renonce à la duplicité, pour que
ton extérieur ait la même couleur que ton intérieur, car s'il
n'en est pas ainsi, cola ne vaudra rien » Kn fin de compte,
cette belle femme se repentit à la façon de Ràbi'a; elle
alVranchit ses esclaves, livra sa demeure au pillage, et devint
une des élues du paradis; faisant montre de bonne volonté,
elle rendit de nombreux services à la congrégation.
432. In aveugle à l'esprit clairvoyant se tenait à la porte
d'Aq-Séraï; un jour, il mendiait du pain pour l'amour de
notre Maître. Akhî Tchobàn, fils d'Akhî Qaïçar, était présent.
Le Maître étant survenu, jeta sa ceinture à cet aveugle et passa.
« Prends cent dirbems, dit Akhî Tchobàn à l'aveugle, et
attache-moi cette ceinture à la taille ». L'aveugle n'y con-
sentit pas : « Si l'on me donnait même mille dinars, je ne
la donnerais pas; je l'attacherai à mon cou. et je l'emporterai
au tombeau ». La nuit qui suivit, il la passa à gémir et
disait; « Seigneur! Au nom de cette ceinture, délivre-moi
dos liens de ce milieu, et prends*mon âme, pour que j'échappe
aux entraves de ce monde ». A ce moment une voix s'éleva :
(( Un tel. l'aveugle, a été délivré des liens de la vie et s'est
1. Ràbi'a Afiawiyva, sainte célèbre de l'islamisme.
72 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
plongé dans la vie éternelle ». Akhî Tchobàn, ayant mis la
ceinture à sa taille, s'accupa des l'unérailles du pauvre
homme : avec de grands honneurs, il lemporta hors de sa
demeure, fit tout ce qui était nécessaire, et accomplit le rite
des condoléances.
433. Le sultan des lieutenants, Hosâm-ed-dîn (que Dieu
nous sanctifie par son puissant mystère !) a raconté ceci : Mon
directeur spirituel entra dans notre maison ; il fit retraite
dans l'étuve du bain, où il séjourna dix jours et dix nuits
sans prendre aucune nourriture; il en avait fermé la
porte et les fenêtres et m'avait ordonné de lui préparer
quelques mains de papier de Bagdad*. Cependant, ayant
commencé à exprimer des idées transcendantes ^ il me
les dicta en arabe et en persan ; je les écrivais, et je les lisais
à haute voix. Quand j'eus achevé, il ordonna d'ouvrir le
fourneau; il prit feuille par feuille environ cent cahiers de
papier couverts de pensées transcendantes, et les jeta dans le
feu en disant ; «N'est-ce point à Dieu qu'aboutit toute
chose ^ » ? Lorsque le feu lançait des flammes et brûlait les
papiers, il souriait et disait : «Ils sont venus du plus pro-
fond du monde mystérieux, et ils s'en retournent dans l'au-
delà sansdéfaut ». Je voulais, continua le Tchélébi [Hosâm-
ed-dîn], cacher quelques-unes de ces feuilles: «Non, cela ne
convient pas, dit mon directeur spirituel, car les pensées
vierges contenues dans ces mystères ne sont pas appropriées
à l'audition des meilleurs de ce pays; il n'y a que les âmes
des particuliers delà Majesté qui puissent entendre ces paro-
les ; c'est leur nourriture spirituelle».
« Ma parole est l'ange du soleil ; mais, si je ne parle pas, l'ange
afîamé dira : Parle ! pourquoi es-tu silencieux?
Après être sorti de cet endroit, il entra dans le bain de
Zîrwà \ se précipita dans l'eau bouillante, en passant par le
1. Cf. Cl.Huart, CalUf/raphes et miniaturistes de l'Orient musulman, p. 10.
2. Ma'âni-i ladonî.
3. (?or, XLII, 53.
4. Cf. t. I, p. 357.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 73
trou de la chaudière, sans quiller ni son férédjé ni son tur-
ban, et y resia près de sept jours et sept nuits. Au bout de
sept jours, au raatin, il sorlil la tête hors de la chaudière et
préluda par ces mots :
«Je suis revenu, comme la fête nouvelle, pour briser le cadenas
delà prison : à ce ciel mangeur d'homme- je briserai grifîes et
dents ».
Puis il retourna à son collège, où il y eut concert perpétuel
pendant sept autres jours.
434. Les chers compagnons ont raconté qu'un jour notre
Maître se trouvait dans le jardin du Tchélébi Hosàm-ed-dîn ;
ce jour-là, les amis se livrèrent à îles plaisirs, à des danses, à
des troubles hors de toute limite. Tout à coup notre Maître
s'écria : « Mes amis, je désire que ce couvent de Ziyà ed-din
soit attribué à notre Tchélébi (Hosàm-ed-dîn) ». .\u matin, on
nous informa de la ville que le prieur du couvent de Ziyà-
ed-dîn était trépassé ; on l'annonça même du haut des mina-
rets^; or il n'avait jamais eu de maladie ni ressenti de dou-
leur. On dit même que ce derviche était un homme tapa-
geur ' et orgueilleux, et que continuellement [)ar mauvaise
intention et amour de la contradiction il disait des choses qui
touchaient à l'honneur des amis et se livrait à des médisan-
ces ; il fut tué par le mauvais augure des médisants. Au bout
du troisième jour, le Maître ordonna d'établir le Tchélébi on
qualité de prieur de ce même couvent; il y eut une intro-
nisation magnifique ; ce jour-là, le Maître dit cet hémistiche :
« Otoi qui es mort de misère à côté de ton trésor ! ».
C'est à dire, tu es comme une cruche dont le ventre est
plein d'eau et dont les bords sont secs. Quand même le soleil
brille sur un roc dur et TéchautTe de sa propre chaleur, lors-
que ce soleil descend à l'horizon et disparaît, ce roc redevient
froid comme il l'était d'abord; de même la sagesse des
1. Bawwâch.
74 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
saints, tel un soleil, agit pareillement sur l'âme des néga-
teurs et des malintentionnés.
« Un discours purne reste pas stable dans les cœurs aveugles ;
il s'en va jusqu'au principe de la lumière ».
Une troupe de négateurs qui se trouvaient présents dans
cet endroit obéirent [à cette invite], coupèrent leurs corde-
lières et devinrent de sincères disciples.
435. Le roi des professeurs, la quintessence des modernes, la
merde raison et de tradition, l'encyclopédiste qui unissait les
sciences primordiales aux sciences dérivées, notre Maître Zéïn-
ed-dîn 'Abd-el-Mou'min de Toqat (miséricorde de Dieu sur
lui !), qui était le maître des grands savants, l'homme rare de
l'Asie-Mineure, le second No'mân*, l'Oman^ de la pensée,
et un second Abou-Yoûsouf ^ dans la pratique de la crainte
de Dieu et la science des décisions juridiques, dont je suis
un des humbles disciples, a raconté un jour, dans une assem-
blée de savants de Toqat, dans le collège fondé par le Per-
wâné Mo'în-ed dîn (que Dieu le couvre de son pardon !),
l'historiette suivante :
« Du temps de notre Maître, je me trouvais à Qonya en qua-
lité de répétiteur de notre Maître Chems-ed-dîn Màrdînî, dans
le collège de Djélâl-ed-dîn< Qaratâï * (miséricorde de Dieu
sur lui !). Un jour, une compagnie de gens de mérite cau-
sait, en présence de Chems-ed-dîn Màrdînî, de l'origine
illustre, des qualités personnelles remarquables, des mœurs
mahométanes et des miracles merveilleux de notre Maître;
et le chéïkh, en parfaite sincérité, approuvait et confirmait
1. No'mân ben Thâbit était le nom propre d'Abou-Hanîfa.
2. La mer d' 'Oman, l'Océan indien.
3. Ya'qoûb ben Ibrahim, élève et successeur de limam Abou-Hanîfa, auteur
du Kitdb el-kharâdj.
4. Les constructions de ce collège existent encore aujourd'hui; voir l'ins-
cription de 649 hég., qui en établit la fondation, dans Cl. Huart, É})if)iaphie
arabe d Asie-Mineure, n» 35, p. 63 ; Konia, la ville des derviches tourneurs,
p. 156, i;n, avec dessin du portail ; et sur Djèlâl-ed-dîn Oarata'^ Epi;/raphie,
p. 64; Munedjdjim-bachi, t. 11, p. 569.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 75
tout en pleurant, ainsi que les autres, qui se mirent à pleurer
aussi. Il mosurvinU dans los plus profonds replis du cœur,
une hésitation, me disant pourquoi un tel grand homme, un
tel souverain, un tel savant à la fois théorique et pra-
tique commençait par des danses et par des concerts spi-
rituels, et s'il autorisait [réellcmonl' des actes contraires à
la loi religieuse: car une pareille règle n'est pas admise en
matière de religion ; toutefois ma langue ne proféra pas une
seule fois ces réflexions. Inopinément, un matin, j'eus
l'occasion de le rencontrer, et je vis en même temps que
Chems-ed-dîn de Màrdîn arrivait aussi d'un autre côté;
il s'inclina et haisa la main de notre Maître ; je fis la même
chose que j'avais vu faire au professeurtitulaire '^dont j'étais
le répéliteurj Je m'aperçus que notre Maître tournait son
visage vers moi ; il me dit : notre Maître Zéïn-ed-dîn,
il y a une question de droit que je sais que tu as étudiée,
c'est à savoir qu en cas de nécessité et de faim ' pouvant
entraîner la mort, il est permis à l'homme de manger des
choses mortes et des objets immondes, qu'il y est autorisé et
qu'on a jugé que c'était admissible en vue du maintien de
la vie humaine, pour qu'elle ne disparaisse pas totalement
et pour l'avantage de la religion ; c'est là une idée qui est
établie chez les savants Maintenant, pour les hommes de
Dii'U, il y a des circonstances et des noces'^ités qui peuvent
être comparées à la faim et à la soif, et qu'on ne peut traiter
que par les concerts spirituels, la danse, l'extase mutuelle
et les mélodies des chansons ; sinon, par l'excès de ter-
reur causé par les apparitions et les lumières de la splen-
deur divine, le corps béni des saints fondrait et serait réduit
à rien, comme de la glace en présence du soleil de juillet.
« Pour maintenir ce corps spirituel le soleil se retire un ins-
tant de cette neige.
« C'est à cette situation que faisait allusion cette exclama-
y.Makhmaça, expression coranique qui se rencontre deux fois dans le livre
sacré, Qor. V, Set IX, 121.
76 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
tion [du prophète] : « Parle-moi, ô la petite rougeaude M »,
Excuse-nous, car cetle faim atroce, celte soif douloureuse
sont devenues notre royaume; cet état immonde est meilleur
que l'état licite, Famertume préférable à la douceur, l'incré-
dulité meilleure que la foi ; nous en avons fait la religion des
amoureux mystiques.
«Je suis dans l'état où tu me vois, je me plains de ce que tu
sais )).
« 11 y a des tiraillements dans mon âme, et je sais qui me tire ;
je voudrais me reposer un instant, mais cela ne m'est pas possible.
« Les ruines que fréquentent les amoureux mystiques ne
sauraient être reconstruites; elles ne peuvent être contenues
dans les expressions du langage.
« Celte science acquise au collège, c'est une chose, et
l'amour mystique en est une autre.
« La terreur que m'inspirait notre Maître, continua Zéïn-ed-
din, causa en moi une telle extase que je tombai évanoui
pendant je ne sais combien de temf)S. Quand je revins à moi,
Je posai la tête sur son pied béni, je lui demandai pardon,
je devins un disciple en toute sincérité, ainsi qu'un amou-
reux du concert spirituel, à telles enseignes que ce concert
devint entièrement la nourriture de mon âme. » Tous les
savants le couvrirent de bénédictions, et leur croyance
devint mille fois plus forte.
436. Le Tchélébi Chèms-ed-dîn, fils du professeur, et Fakhr-
ed-dîn Dîv-dest, nous ont rapporté qu'à cette époque-là, un
groupe de savants juiisconsultes disait certaines choses au su-
jet de l'interdiction du violon, et eu désapprouvaient l'usage.
Quand le Maître eut vent de cetto affaire, il s'écria : « Ils battent
du fer qui est froid! J'en jure par Dieu, on leur jouera du violon
sur leurs tombeaux ! » Après la mort du Maître, les amis se
livraient à une danse rituelle sur la place publique de Qonya;
1. Suraom familier donné par Mahomet à 'Âïcha.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 77
une forte pluie étant survenue, ils entrèrent dans le cime-
tière où se trouvait le tombeau Hu QàHi Sirà<lj ed-dîn (misé-
ricorde de Dieu sur lui Ii et y firent un grand concert. Se
souvenant de ce qu'avait dit le Maître, ils s'inclinèrent et lui
rendirent justice.
437. Çalàh-ed-dîn Malatî nous a transmis les paroles mêmes
de Sultan Wélod, qui raconta un jour ceci : « Mon grand-
père, le grand Maître, lit, à la fin de sa vie, les recomman-
dations suivantes à mon père : Djélàl-ed-dîn Mohammed,
voici que je retourne à Dieu ; je serai assidu auprès des
lumières de son essence.
" Nous sommes nés de son essence et nous y lelournons ;
ù mes amis ! priez pour noire départ ».
« Ceux qui sont préparés à rejoindre le monde de l'au-delà,
ceux qui se dirigent vers l'assemblée supérieure, instruisent
leurs successeurs des mœurs et de la situation de leurs pré-
décesseurs. Grand Dieu ! sois ainsi et fais tes effort- pour que
je sois heureux et glorieux en sa présence, que je ne sois pas
honteux et la tùle basse dans l'idée de trouble. Mets cette
recommandation à ton oreille comme une boucle d'or.
Vers arabe). « Sois un récit dont le souvenir est agréable, car
les hommes ne consistent qu'en récils ».
« Mou père fit comme il lui avait été prescrit et imiiqué, et
même cent mille fois plus; (inalenicnt, la perfection de sa
situation atteignit le degré ordonné. »
« mon cœur ! par Ion ivresse, par la déliquescence, tu ne
dis plus les paroles d'un père, tu n'as plus l'ambition d'un fils ».
4.38. Béhà-ed-dîn Bahrî. nous a-t-on dit, était devenu très
malade aux eaux thermales, de telle manière qu'on avait
complètement désespéré de sa vie. Le Maître ordonna qu'on
le prit dans ses vêtements de nuit et qu'on le portât aux
bains. Plongé dans le bassin, il lui fit faire un si grand
nombre d immersions qu'on ne saurait les compter. Tous les
amis, stupéfaits, renoncèrent à le voir vivre et se dirent :
78 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Aucun médecin intelligent n'a jamais prescrit de traitement
aussi étrange à aucun malade, et jamais personne n'a vu
pareille chose. Personne n'osait parler; seul, le fils du patient,
Çalâh-ed-dîn, poussa un cri. Le Maître retira lui-môme
Béhâ-ed-dîn de l'eau et ordonna qu'il se reposât un instant.
Quand le malade se leva, il demanda à manger, fut guéri
promptement et partit, en disant :
« Tu es la santé ; quand tu viens et que tu montres ton visage,
l'année des douleurs s'enfuit et montre le dos ».
Cent mille négateurs reconnurent celte puissance, cette
autorité immense, devinrent disciples et croyants, et
entrèrent au paradis '.
439. On rapporte qu'un jour le Maître exprimait des pensées
au sujet des négateurs malintentionnés ; il dit : Un scorpion se
promenait sur le bord d'un ruisseau; une tortue^ le rencon-
tra et lui dit: A quoi es-tu occupé ? Je cherche un moyen,
dit le scorpion, de passer de l'autre côté du ruisseau, car mon
clan et mes enfants s'y trouvent. La tortue, pleine de com-
passion pour cet étranger, le prit sur sou dos comme elle
eût fait pour un proche parent et se mit à nager à la surface
de l'eau. Quand ils furent arrivés au milieu du ruisseau, le
scorpion eut envie de piquer avec sa queue, et se mit à frapper
l'écaillé de la tortue avec son dard. «Que fais-tu?» lui dit
celle-ci. « Je montre mon habileté, répondi t le scorpion ; tu as
généreusement mis un emplâtre sur ma blessure ; moi je te
pique de mon dard; c'est exactement la même compas-
sion ». Immédiatement la tortue plongea, et le misérable
scorpion alla rejoindre l'enfer des serpents^.
Le Maître récita ensuite ces vers [arabe]:
1. Ms. H4, fo 168 i-o.
2. Séng-pochtîy traduit par Kâsoù. Cf. Kdsé-pocht, synonyme de lâk-
pochl, dans le Ferkengi Djékângin, t. 1, p. 191, attesté dans un vers de
Séïf Isférengî.
3. Cette fable se retrouve dans le Béhdristân de Djàmî,
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 79
« Allons, anéantissez la vie de létre vil. et hàtez-vous ! Ne
la laissez pas vivante, car c'est un scorpion '.
Il tlit de même :
«Si même le sot se montre d'accord avec toi. en tîn de compte
il te causera des ennuis par sabèlise.
« Il est certain que l'amour de l'imbécile ressemble à celui de
l'ours, dont la haine est de l'amour et l'amour de la haine ».
440.Djélàl ed-dînMostaulî* donnaun jour un festin gigan-
tesque où il convia tous les notables de la ville. Lorsqu'on
eut posé les tables et qu'on eut annoncé le commencement
du diner. chacun s'occupa de manger avec un désir entier
et un appétit sincère. Le Maître n'y prit pas part et n'y fit
pas attention ; il baissait la lêle avec obstination. Pour
s'excuser il dit : Notre estomac est devenu bien faible ; il
ressemble à un àne maigre et blessé qui gémit et se courbe
quand on veut lui imposer le bàl. Il n'a pas la force de sup-
porter ce fardeau. S'il n'élait pas ainsi battu, il aurait mangé
plusieurs de ces boulettes de hachis^. Le contrôleur des
finances se mil à pleurer, rendit des services au Maître et
devint son disciple ; il distribua aux amis de splcndides vête-
ments d'honneur et jeta aux récitants, ce jour-là, trois mille
dirhems *.
441. On raconte qu'un jour une réunion de dialecticiens et
de maîtres des ruses interrogèrent le Maître en ces termes :
« Lorsque le Dieu 1res haut produisit Adam à l'existence en
le faisant sortir des cachettes du néant et composa son corps
au moyen de l'eau et du limon, car il a été dit : « J'ai pétri le
1. Jeux de mots dans le texte sur hayya « vivante » et « serpent ».
2. Mahmoud, conlrôieurdes finances, nommé à ce poste lorsque le Çâhib
Fakhr-ed-din fut envoyé à la forteresse dOsmandjiq. sous le règne de
Ghiyâth-ed-din Kai-Khosrau III, fils de QylydjArslan IV, qui monta sur le
trône en 663 (12641. Cf. Ibn-Bîbî, IV. p. 301, 310, 313. 334.
3. Koûfté, turc keuft'e : jeu de mots entre les deux sens de ce mot, « battu o
et « hachis ».
4. Ms. 114, fol 68 V.
80 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
limon d'Adam de ma main pendant quarante matins » \
y avait-il de la paille mélangée à cette eau et à ce limon, ou
non- ? Le Qoràn glorieux, répondit le Maître, s'exprime en
ces termes: « Dieu a créé l'homme d'argile semblable à la
terre de potier » ^, ce (jiii veut dire qu'il n'y avait que de l'eau
et du limon ; s'il y avait eu de la paille mélangée à cette
lerre et à cotte eau, mes talons ne se seraient pas fendus ».
En disantces mois, le Maître montra ses deux talons qui,
par l'eau de l'ablution prise dans les glacières, étaient fendus
par l'exercice de la danse rituelle. Tous les assistants restè-
rent stupéfaits de cette réponse satisfaisante et de cette grâce
abondante ; ils devinrent des disciples en toute sincérité,
et rendirent justice à cette mansuétude digne d'Abraham, à
cette science digne de Mahomet.
442.Ghems-ed-dîn et Be(lr-ed-dîn,tous deux fils du profes-
seur, ont raconté ceci : « Dès le premier moment que nous
devînmes les disciples deDjélâl-ed-dîn Roûmî,une terreur im-
mense, provenant delà crainte révérentielle qu'il nous inspi-
rait, s'empara de nous ; nous ne pouvions plus nous mouvoir ;
isolés dans une des cellules du collège, nous brûlions des feux
du désir. Or, on avait installé, pour le Maître, une chambre à
coucher sur la terrasse du collège, en forme de cellule. Une
nuit, celui-ci, passant la tète par notre fenêtre, nous dit :
Montez, car en ces jours, dormir sous le toit amène de la
pesanteur et de la paresse; il vaut mieux s'endormir en con-
templant le toit des cieux. Quand nous fûmes montés sur la
terrasse, nous vîmes que le Maître avait rempli le pan de
sa ro!)C de terre menue, avait apporté celle-ci et l'avait ver-
sée sur le bord du toit. « C'est en vue de l'ablution et de
l'urine \ nous dit-il, afin que vous n'ayiez pas la peine
de descendre. » Ne pouvant supporter l'idée d'une pareille
1. Hadilh, déjà cité ci-dessus, p. 64.
2. Il convient de se souvenir que les n)aisons, en Orient, sont généralement
bâties en pisé ou torchis, c'est-à-dire en glaise mélangée de paille hachée.
3. Qor., LV, 13.
4. Mtzek.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 81
miséricorde, nous perdîmes l'esprit et sentîmes que le Maître
avait posé nos têtes sur ses genoux et les embrassait
par compassion. Quelle charité royale ! quel amour pa-
ternel ! Quelle affection pour ses serviteurs! Quelle atten-
tion pour ses élèves ! Quelle perfection dans l'imitation du
prophète !
« Viens, viens ! Tu es la merveille de notre époque, frère,
père, mère, bien-aimée I
« A ton beau nom le mort se li-ve do touibeati ; il n'y a pas de
vanterie, û mon fri're, si je te donne ce beau nom .
443. On dit qu'un jour le Perwànè Mo'în-ed-dîn vint lui
rendre visite et sollicita l'autorisation de bàlir, sur le tombeau
de Sultan el-'Olamà pèr^- de Djélàl-ed-dîn], une coupole rare
et une voûte curieuse. « Du moment, dit le Maître, que rien
n'est plus beau que la coupole des cieux, borne-toi à cette
voûte démail bleu et renonce à ton projet. ». Le ministre
s'inclina '.
444. Les grands compagnons nous ont transmis le récit
suivant : Le Khâdjè Chems ed-din le droguiste (miséricorde
de Dieu sur lui !) était du nombre des disciples arrivés à la
proximité de Dieu, et l'un des maîtres des coupoles du Bien-
faiteur : il aimait à se procurer des extases en buvant du vin ;
quand il était ivre, il disait des choses mystérieuses et des
miracles. Un jour, tout ivro-mort qu'il fût, il se leva, vint
trouver le Maître et lui demanda un tlambeau, une belle
compagne, des friandises [que l'on prend en buvant du
vin^ et dauties choses encore; le Maître le prit au sérieux,
et ordonna de le conduire dans une cellule ; on mil devant
lui un flambeau ; il constitua sa propre femme la belle com-
pagne de l'extase, et l'on prépara toute espèce de friandises.
Quand l'ivresse fut dissipée et qu'il revint à lui, Chems-ed-
dîn se vit dans une cellule du collège, ayant à côté de lui la
dame assise ; comme un fou, il s'écria: Quelle sorte de situa-
1. Ms. 114. f" 169 po.
Toma H, 6.
82 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
tioTi est-ce? La femme lui raconta ce qui s était passé. Il poussa
des cris, se leva, déchira ses vêtements sur lui-même, mit de
la terre sur sa tête et versa des larmes de sang. Notre Maître
le prit sur son sein, lui parla amicalement et lui pardonna.
Immédiatement il se prosterna devant le Maître, renonça à
l'idée de la mauvaise action [qu'il commettait en buvant du
vin], et manifesta un repentir vrai et sincère. Durant le reste
de sa vie, il ne mangea plus pendant la journée.
445. Un jour, en son commentaire, le Maître dit : « Dieu
nous informe qu'il aime tellement les prières de ses serviteurs
que si ceux-ci n'étaient pas dans la misère et l'avilissement,
et ne le suppliaient pas, il leur enlèverait le désir de lui
adresser des demandes. Moi, ajoute-t-il, je montre le besoin
que j'ai d'eux, afin que ma Majesté sans besoins aime à ce
point les suppliants.
446. On dit à un derviche : « Pourquoi as-tu renoncé aux
supplications ? » Il répondit : « J'ai tant supplié que je n'ai
plus rien à demander. Mon désir, c'est le paradis; toujours
celui qui n'a plus de désirs aime ceux [qu'il n'a plus].
« Avant-hier l'amour m'a dit : Je suis tout coquetterie; deviens
tout désir, du moment que je suis tout refus.
« Lorsque je laisserai ma coquetterie, tu deviendras tout désir;
je me ferai moi-même tout désir pour toi.
447. Les glorieux compagnons, témoins de la turbulence du
Maître, ont dit ce qui suit : C'était le premier jour du mois
de ramazan; tout à coup Djélâl-ed-dîn disparut du milieu
des amis. On eut beau le chercher dans les endroits dési-
gnés, personne ne put indiquer sa trace. Les amis se mirent
en quête troupe par troupe, de tous côtés ; on ne sut pas oîi
il était passé. Ils montèrent tous à cheval, et restèrent stu-
péfaits de cette situation. Or le Maître, comme Joseph, fai-
sait une retraite dans un puits qui se trouvait dans le jardin
du collège; il s'était retiré du monde, et personne n'en
savait rien. Le jour de la fête bénie ', alors que les compa-
1. La ft'te (le la Iluptnre du jeûne, qui termine le mois de ramazan.
I)JÉLAL-ED DIN ROUMI 83
gnons étaient assis, tristes et endeuillés, il sortit du puits
et s'avança vers le collège. Un cri s'éleva de la poitrine des
amoureux mystiques; ils témoignèrent de leur joie, et le
Maître, en se livrant à la danse rituelle, commença la récita-
tion de ce ghazèl :
» Elle est revenue, celle lune que le firmament n'a pas vue
même en rêve ; elle a apporté un feu qu'aucune eau ne saurait
éteindre », etc.
Les grands de la ville entendirent parler de cette aventure,
et ils vinrent par troupes rendre visite au Maître.
448. Notre Maître Ikhtiyàr-ed-dîn l'imâm (que Dieu soit
satisfait de lui ! a rapporté qu'un jour noire Maître tout dou-
cement se rendait au jardin du Tchélébi Hosâm-ed-dîn et
que lui le suivait. Il jura par les serments les plus terribles,
par le nom do Dieu, le glorieux, le généreux, qu'il avait vu,
de ses propres yeux, le Maître marcher entre la terre et le
ciel, à une coudée de hauteur. - Je tombai évanoui, dit-il;
quand je me relevai, le Seigneur s'en était allé à ses affai-
res. Ln jour, en secret, il me dit à l'oreille : On ne peut pas
être moindre qu'un oiseau, du moment que tu es un oiseau
du Trône de Dieu.
« Je suis un oiseau du jardin de l'empyrée, je n'appartiens pas
au monde de la terre; pour deux ou trois jours on ma fait
une cage de mon corps ».
449. Quelques amis pauvres se plaignaient de leur peu de
ressources et de leur fatigue : le Maître leur raconta celte
historiette : Du temps de l'Elu de Dieu salut sur lui !' il se
produisit une disette atTreuse; un de ses compagnons avait
un boisseau de farine d'orge; il faisait des reproches à
MahonM?t et lui demandait ce qu'il devait faire en ce
temps de vie chère; le prophète lui dit : « Vends cette
farine d'orge et fie-loi à la Providence». Conformément
aux indications de Mahomet, le compagnon mit sur son dos
[le sac contenant cette farine, et institua une vente aux
84 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS ,
enchères parmi les compagnons en criant : Qui achète un
boisseau de farine d'orge? Aucun acheteur ne se présenta;
personne n'en voulut. L'un disait : J'ai des provisions pour
un mois; cela nie suffit. — J'ai de la nourriture pour dix
jours, disait un autre. J'en ai pour deux jours, répondait un
trois-ième; quand il ne restera plus rien, il me restera
toujours le grand Attributeur de parts. Cela arriva à tel point
qu'un pauvre dit à son tour : Je possède une bouchée; ce
soir je romprai le jeûne pour manger; il ne me faut pas de
provisions. Cependant l'Envoyé de Dieu (sur lui bénédiction
et salut !) procéda à une distribution d'aumônes, de sorte que
séparément à chacun il avait donné la force de se fier li Dieu,
de manière qu'ils n'eussent pas à se préoccuper de leur nour-
riture et qu'ils pussent déployer leur étendard dans la voie
des rois de la Vérité. Le premier compagnon étant devenu
honteux, le prophète lui dit : « Tu as des provisions pour deux
mois, et tu te plains encore ! Cela n'est pas permis; Dieu ne
t'accordera pas les dons de sa providence. » Immédialement
il (il dos aumônes, se repentit, se jBa à la Providence, et
fut corroboié par la nourriture spirituelle.
<( Allons ! fie-toi à la Providence, ne laisse pas trembler ton
pied ni la main; ton pain quotidien t'aime plus que toi-même.
« Si tu ne le hâtes pas, il viendra tout seul à ta porte ; si tu te
liâtes cela te donnera un mal de tête.
« Tu n'es pas de l'espèce de ces chères belles, pour qu'on
te tienne sans noix ni raisins secs !
Les amis demandèrent pardon, rendirent grâces et se
tinrent tranquilles.
450. Des gens raisonnables, dit un jour Djélâl-ed-dîn, se sont
donné bien de la peine et ont supporté des douleurs sans
limite pour extraire de l'argent et de l'or de la terre el de la
pierre, et les apporter au monde pour que les créatures en
jouissent; tandis que des gens vils et méprisables font au
contraire des elTorts pour cacher l'or et l'argent dans la
terre, pour que personne n'en tire de profit. Finalement ils
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 85
s'en iront de ce monde] nus et sans provisions, et cette for-
lune restera comme héritage j^pour d'autres].
M En fin de compte tu l'on iras incomplet, tes afTaires seront
Sans résultat, et ton pain sera cru.
« Si, par l'impôt, lu rassembles de l'or comme du sable, tu
mourras et cet or restera connue héritage. »
Cehii-là est un homme, dit un jour le Maître, qui trans-
mute Ja terre en or; mais celui-là est aussi un homme qui
transmute l'or en terre. Louange à Dieu! dans les deux cas,
nous sommes des héros.
« Nous avons appris de Dieu le métier d'homme ; nous sommes
les héros de l'ymonr mystique, les amis d'Ahmed [Mahomet].
431. Un jour le Maître s'excusait eu présence du Perwânè,
en ces termes : « Le navire de l'existence du derviche, sur la
mer du pouvoir de Dieu, n'a pas la faculté de se diriger lui-
même : « Les vents amènent ce que les navires ne désirent
pas, et Dieu est le souverain maître de ses ordres * ». Qui-
conque contemple la lumière que répand ce passage : » Dieu
fait ce qu'il veut " », ne conserve plus d'opposition par
devers lui et a pitié de toutes les créatures. De même, un
bienfait accordé pour l'amour de Dieu et qui comporte sa
satisfaction, vient de la lumière du soleil et de la clarté de
la lune. Les os du bienfaiteur s'en vont sous la terre, mais
la lumière n'entre pas au tombeau. Fais celte épreuve :
voici la lumière du soleil, mets-la dans le tombeau ; elle en
sortira et ne restera pas là ; et ce discours n'a point de fin. »
Cela veut dire que la bonté des braves gens est ainsi ; quand
même un homme de bien descend dans la tombe, la lumière
de ses bienfaits et l'éclat de sa renommée brillent jusqu'à la
fin des temps.
( Vers arabe) « Le bien est comme le soleil, il ne saurait être
caché jusqu'au terme fixé.)'
1. En arabe dans le texte.
2. Qor., III, 35; XXII, 19.
86 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Le Perwânè s'inclina, se leva et rendit d'innombrables
services aux amis \
452. Après la mort de notre Maître, raconte-t-on, un groupe
de jurisconsultes fanatiques et d'ascètes réputés ■ dépassèrent
toute mesure en présence du Perwânè, en disant : « Les danses
rituelles sont absolument interdites ; nous concédons que
notre Maître les pratiquait de son temps ; c'était admis de
sa part, mais maintenant, il arrive à ses compagnons qu'ils
prennent au sérieux d'adopter celte innovation; c'est un
devoir d'interdire de pareilles choses ; il est indispensable
pour vous de déployer un beau zèle sur ce terrain ». Le Per-
wânè se leva, alla rendre visite au Chéïkh Çadr-ed-din, et lui
raconta ce qui s'était passé. Ce jour-là, tous les grands
personnages de Qonya étaient présents à la séance. « Si tu
l'agrées de ma part, répondit le Chéïkh, si tu as confiance
dans la parole des derviches, et si ta croyance relative à la
haute dignité de notre Maître est forme, je t'en conjure au
nom de Dieu, ne t'immisce en aucune façon dans cette affaire,
ne dis rien, détourne-toi des paroles des malintentionnés,
et ne fais pas d'opposition, car ce serait en quelque sorte se
détourner des sainls : et cela n'est point béni. Cependant les
innovations des saints de Dieu sont au môme degré que
les coutumes des nobles prophètes; c'est eux qui savent la
sagesse qui y est renfermée ; tout ce qui émane d'eux, n'est
point sans être autorisé par le Tout-Puissant; c'est ainsi
qu'on a dit : c La bonne innovation instituée par les saints
parfaits est comme l'illustre coutume conservée des prophè-
tes (salut sur eux !) ».
Le résultat de ce discours fut que le Perwânè renonça à
celte pensée désagréable el demanda pardon ; il ne fut plus
possible à ce groupe de gens processifs, qui se dispeisa, de
se réunir et de se rassembler.
453. Les hommes généreux ont raconté qu'un jour l'épouse
i. Ms. 114, f" 117.
2. Motéressirn, cÂ. Dozy, Supplément, t. I, p. 52lî.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 87
de notre Maîlie(que Dieu sanctitie sa preuve ! aurait dit : Il
faudrait au Seigneur trois cents ans, que dis-je I il lui fau-
drait vivre quatre cents ans pour remplir l'univers de vérités
et de pensées. — Pourquoi? pourquoi? répondit le Maître.
Nous ne sommes ni Pharaon ni .\erarod ; qu'avons-nous
affaire avec le monde terrestre? Ou bien pour nous comment
serait-il une place de tranquillité ? Pour délivrer quelques
prisonniers, nous avons été enfermé quelques jours dans cette
prison du monde ; il faut espérer que dans peu de temps nous
retournerons vers l'Ami.
Quelle distance entre le monde terrestre et la substance pure I
D'où sommes-nous descendus ? Faites vos paquets, quelle sorte
d'endroit est-ce?
En etTet, si ce n'était pas avantageux pour la situation de
ces infortunés, je ne serais pas resté un instant dans ce domi-
cile terrestre. 11 dit alors ce vers auguste :
« Moi, je suis resté dans la prison du monde pour un avan-
tage: car, d'où vient que je suis en prison ? A qui ai-je volé de
l'argent » ?
Pendant les jours où il se disposait à quitter ce monde,
durant trois jours et trois nuits il ne parla à personne, et
personne n'avait non plus la possibilité de parler. L'épouse
de notre Maître s'avança, s'inclina et l'interrogea sur les
motifs de ce trouble et de celte restriction. « Je suis,
répondit-il, préoccupé de la mort : comment sera-t-elle? »
« Vois les âmes de ces lions, dans celte forêt, craignant leur
fin ; car à la vue de ce lion de la mort, ces lions ne versent que
du sang, »
Un cri sortit de sa poitrine, il se souleva et resta quelque
temps sans connaissance. Cependant, ces jours-là, il contem-
plait son collège béni, poussait des cris et des soupirs pro-
fonds. Il y avait là un chat; il s'avança, poussant des cris
plaintifs et des appels. Noire Maître, en souriant, dit : Savez-
vous ce que dit ce pauvre chat !^ On répondit : Non. Il dit.
88 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
reprit-il, ceci : « Ces jours-ci il y aura pour vous le départ
pour l'Eaipire sublime ; vous retournez à votre patrie origi-
naire; et moi, pauvre [chatj, que ferai-je? Tous les amis,
poussant des cris, s'évanouirent. Après la mort du Maître,
ce chat ne prit pas de nourriture et ne but pas pendant ^pt
jours et sept nuits, et mourut aussi. La dame Méléké-
KhâtoCm, fille du Maître, entoura d'un linceul le corps de
l'animal et Tentcrra dans le voisinage du tombeau béni [du
Maître]; on lit une distribution de halwd aux amis.
454.11 est bien connu qu'fila fin de la vie du Maître, celui-ci
était endetté de cinquante-deux dirhems. Le maître ordonna
de remettre quelques rognures d'or ' au créancier, et qu'on
lui demandât une décharge. Celui-ci refusa d'accepter, et fit
cadeau du tout; il s'écria : Louange à I)ieu, seigneur des
mondes! je suis délivré de cette charge empoisonnée !
453. On raconte, d'après le Tchélébi Ilosâm-ed-dîn, qu'un
jourlechéïkh Çadr-ed-dîn, accompagné de grands derviches,
était venu rendre visite à notre Maître malade. Tous mon-
trèrent un attachement extrême. Le chéïkh fut péniblement
affecté de celte situation ; il dit : Que Dieu te guérisse
promptement! Ce sera un accroissement d'élévation. Il faut
espérer qu'une santé parfaite se produira. Notre Maître est
l'âme des humains ; par sa bonne santé il est un don. Le
Maître répondit : Que vos souhaits de santé s'appliquent
dorénavant à vous-mêmes! Entre l'amant et l'amante, il ne
reste plus qu'une chemise de crin. Ne voulez-vous pas qu'on
la retire et que la lumière se joigne à la lumière?
« Il dit : Si même son vêtement est plus tîn que le crin et la
robe de Chousler, s'embrasser sans voile est plus agréable.
« Je me suis débarrassé de mon corps, elle de rimaginalion ;
je me promène dans les extrêmes jouissances de la passion.
Le chéïkh et ses compagnons, versant des larmes, par-
1. Qorâza, rognure d'or employée comme menue monnaie, cf. S. de Sacy,
Chrestomathie arabe, t. I, p. 247, 248.
DJÉLAL-ED-DIN RODMI 89
tirent, tandis que le Maître préludait à ce ghazel pendant
que tous les amis déchiraient leurs vêlements et poussaient
des cris :
« Que sais-tu, toi, quelle reine j'ai en ma compagnie dans le
monde mystique?
« Ne considère pas ma face d'or, car j'ai un pied de fer. Je
tourne ma face entièrement vers ce roi qui m'a mené au monde,
j'applaudis mille fois de ce qu'il m'a créé ». Etc.
456. Notre Maître, un jour, ayant réuni ses compagnons les
plus intimes, leur dit : N'ayez pas peurde mon départ, et ne
soyez pas affligés, car la lumière de [Hoséin ben] Mançoîir
[el-Hallàdj] (que Dieu soit satisfait de lui!) s'est manifestée,
au bout de cent cinquante ans, à l'esprit de Férîd-eddîn
'Atlàr (miséricorde de Dieu sur lui !) : elle est devenue son
directeur spirituel. Dans toutes les circonstances où vous
vous trouverez, soyez avec moi, et souvenez- vous de moi,
afin que je me montre moi-même à vous; quel que soit le
vêtement que je revêtirai, je serai toujours à vous, et je
répandrai sur vous la menue monnaie des pensées: je dirai
la même chose que notre sultan Mahomet, l'envoyé de Dieu
(sur lui les salutations les plus parfaites!) : « Ma vie est un
bien pour vous, et ma mort est aussi un bien pour vous »;
c'est-à-dire, ma vie est pour diriger, et ma mort pour la
faveur 'divine^ Puis il dit :
« Pour ce monde d'ici-bas. je dirai : Montre leur la route; pour
celui de la vie future, je dirai : Montre-leur la lune.
Les amis versaient une pluie de larmes, poussaient des
cris et baissaient la tête.
457. Au moment de sa mort, Kirà-Khàtoùn poussait des
gémissements et déchirait ses vêtements sur elle-même, en
disant : « lumière du monde! àme de l'humanité!
mystère de ce souffle! A qui nous confies-tu, et où vas-tu? »
— Il répondit : « Où je vais? En vérité, je ne suis pas en
dehors de votre cercle ». — « Est-ce que par hasard, dit la
dame, il y aurait un autre semblable à notre Maître? » —
90 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« S'il y en avait, répondit-il, ce serait moi-même ». Et il
ajouta :
(( Il n'y a qu'une seule âme dans le monde qui ail honte des
apparences extérieures; elle revêt une forme humaine, mais
c'est moi-même ».
Il continua en ces termes : J'ai deux attachements dans le
monde, l'un pour vous, l'autre pour mon corps; lorsque, par
la faveur du Roi unique, je serai dépouillé de celui-ci, et
que le monde du Dépouillement et de l'Unité se manifestera,
il restera encore cet autre attachement pour vous.
458. Le modèle des compagnons, Si râdj-ed-dîn le lecteur du
Methnéwî (miséricorde de Dieu sur lui!) nous a rapporté
qu'un jour on consulta le Maître sur cette parole de l'Elu de
Dieu (bénédictions et salut!) : Je ne resterai pas mille ans
dans le ventre de la terre; est-ce que c'est vrai? [Le Maître] .
dit : Oui, il a dit vrai, car il disait toujours la vérité, il était
de toute confiance.
On rapporte qu'à son dernier souffle, notre Maître fit les
recommandations suivantes auTchélébî Ilosâm-ed-dîn : Place
mon corps en haut de la niche pariétale, car je ressusciterai
avant tous les autres.
On dit aussi que notre Maître était encore alité, lorsqu'il
se produisit un tremblement de terre qui dura sept jours et
sept nuits; les secousses dépassèrent toute mesure; bien des
maisons et des murs d'enclos des jardins furent démolis; le
monde fut tout sens dessus dessous. Au septième trem-
blement, les amis poussèrent des cris et demandèrent secours
au Seigneur glorieux. « Oui, dit Te Maître, la malheureuse
terre demande une bouchée grasse. Il faut songer à la
lui donner, w Ensuite il se mit à faire aux amis ses recom-
mandations dernières :
Je vous recommande de craindre Dieu en secret et en
public, de peu manger, de peu dormir, de peu parler, d'éviter
les péchés et les fautes, de pratiquer assidûment le jeûne, de
vous tenir constamment debout, de renoncer pour toujours
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 91
aux passions charnelles, de supporter le mal de la part de tous
les hommes, de rompre avec les sots et les gens du
commun, de fréquenter les honnêtes gens et les hommes gé-
néreux ; car le meilleur des hommes est celui qui leur est le
plus utile; le meilleur discours p<t '-.'lui Miii est en peu de
mots et sert de guide.
Il ajouta ce vers grandiose :
« Détourner la léte des passions, c'est le propre des princes; y
renoncer, c'est la force du prophétisme.
Louange à Dieu seul, et salut sur celui qui croit à son
unité î
459. On raconte, d'après l'ami théologien, Sirâdj-ed-dîn
Tatari (miséricorde de Dieu sur luilj qu'au moment où notre
Maître allait trépasser, celui-ci l'appela auprès de lui, lui
enseigna la prière suivante, en lui recommandant de la
dire continuellement, dans les temps faciles comme dans les
temps difficiles: « Grand Dieu, je me console auprès de toi,
j'étends mon àme vers toi 1 Grand Dieu, je désire trouver chez
notre Maître un intermédiaire qui me conduise auprès de toi,
je désire par la santé un intermédiaire auprès de loi, pour
que je puisse te louer fréquemment, te mentionner fré-
quemment! Grand Dieu, ne m'envoie pas de maladie qui me
fasse oublier ton souvenir, et qui trouble pour moi mon
désir, qui interrompe pour moi le délice de te glorifier; ne
mo donne pas [non plus] une santé telle quelle me rende
rebelle, et m'augmente en incurie et en malfaisance ; par ta
miséricorde, ô le plus clément des êtres! ».
460. Un derviche, prétendant vivre par le cœur, voulut
demander à notre Maître ce qu'est la pauvreté. Immédia-
tement, au milieu d'un concert spirituel qui avait lieu,
celui-ci prononça le quatrain [arabe suivant :
« La pauvreté est une substance, et ce qui est en dehors d'elle
un accident; elle est une santé, et ce qui est en dehors d'elle est
une maladie.
« Le monde tout entier n'est que tromperie et présomption : la
92 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
pauvreté, par rapport à ce monde, est un trésor et une [vraie]
intention.
Le derviche sanglota et se roula aux pieds de notre
Maître ; il devint un disciple sincère.
461. Un jour, un cher [compagnon] l'interrogea : Qu'est-ce
que lamortilication? Il répondit (que Dieu sanctifie son puis-
sant mystère!) [par ces vers arabes] :
« Peu manger suffit pour celui qui prie, tandis que beaucoup
manger aide à rester en place.
« Lorsque j'ai faim, une galette ronde me suffit, ainsi que le
creux de la main plein de l'eau de l'Euphrate.
462. Dans ces jours oii tous les imams de la ville et les
chéïkhsde l'époque vinrent rendre visite à notre Maître malade
et gémissaient du départ [prochain] de ce bonheur [qu'était sa
présence], l'un de cette foule demanda : Qui esl dig~he de suc-
céder à notre Maître, et quia-t-on désigné? Celui-ci répondit:
Notre Tchélébî I.losâm-ed-dîn. Le questionneur réitéra sa
demande trois fois; le Maître répéta la même réponse. A la
quatrième fois, on lui dit : Que dites-vous pour notre Maître
Béhâ-ed-dînWéled? — C'est un héros, répondit-il; il n'a pas
besoin de testament.
« Partout où il y a la marque de la blessure de l'amour, elle se
montre sur son visage comme une lumière ».
« De plus, il n'est pas nécessaire pour lui de se vanter
d'une telle prétention, car elle est aussi visible sur sa figure
que le soleil ». Tous s'inclinèrent [en signe d'acquiescement]
et sortirent.
463. Le pauvre théologien, la gloire des adorateurs, Ikb'iyâr-
ed-dîn l'imam (miséricorde de Dieu sur lui!) a rapporté,
d'après le Tchélébî Hosàm-ed-dîn, que celui-ci a dit : Le
dernier jour de la vie du Maître, j'étais assis à son chevet
béni; mon maître, mon directeur spirituel s'était appuyé sur
moi. Tout à coup un homme, d'un visage de toute beauté,
apparut; son caractère spirituel s'était incarné; c'était
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 93
une apparence merveilleuse, à telles enseignes que je m'éva-
nouis en vovant sa beaulé gracieuse. Cependant notre
Maître se leva et le reçut avec honneur; il ordonna d'enlever
ses vêtements de nuit. Ce jeune homme s'élant arrêté quelque
peu, je m'avançai vers lui et lui demandai ce qu'il y
avait, quelle personne il était_, et ce qu'il voulait. Il me
répondit : « Je suis Azraïl, l'ange de la résolution et de la
décision ; je suis venu sur Tordre du Très-Haut pour savoir ce
qu'ordonnerait notre Maître. Heureux les yeux ouverts qui
peuvent voir une telle forme ! Tel est le regard pur qui a pu
contempler l'Etre suprême! » Terrifié par celte apparition
effroyable, j'entendis en même temps que le Maître disait :
« Avance-loi, avance-toi plus près, ô mon âme 1 ù messager
venu de la cour de mon souverain I »
« Fais selon l'ordre que tu as reçu ; s'il plaît à Dieu, lu me
trouveras parmi ceux qjii palienlent » * !
11 fit apporter un bassin plein d'eau et y posa ses deux
pieds; <le temps on temps il mettait de celte eau sur sa poi-
trine, et en frottait son front béni; il disait :
« Lorsque lami apporta devant nous une coupe pleine de poi-
son, nous la bûmes avec joie, du moment que le poison était
donné par sa main.
« Par noire cœur, nous sommi's au dessus du ciel, tandis que
noire corps est sous la terre : par nos qualités [réelles] nous
sommes devenus vivants, quoique, en apparence, nous soyons
morts.
« L'âme est comme un miroir pur, et le corps s'applique à elle
comme une poussière sur ce miroir; la beauté ne paraît pas en
nous, lorsque nous sommes sous la poussière.
« Ce sont là deux maisons, deux demeures ; sûrement c'est son
empire ; sers-le et sois joyeux, car nous l'avons servi ».
De nouveau il frottait de cette eau son front et sa poilrine,
et disait :
1. Qor., XXXVII. 102.
94 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Si tu es un vrai croyant et doux, la mortest une vraie croyante;
si tu es un infidèle et amer, mourir est aussi infidèle ».
Nous nous trouvions dans cette même situation, lorsque les
récitants entrèrent et commencèrent à dire le quatrain sui-
vant :
« Le cœur, loin de toi, a conçu de fâcheux soupçons ; loin de
toi, celui-là aussi porte son propre faible.
« L'amertume est à la bouche de tout cœur bilieux ; loin de toi,
le sucre lui-même te porterait envie ».
Tous les compagnons, poussant des cris, pleuraient et
gémissaient : « Oui. dit-il, c'est ainsi que le disent les amis :
mais à quoi bon, du moment que l'on démolit la maison » ?
« Vois mon cœur ruiné, regarde doucement vers moi; le soleil
verse agréablement ses rayons sur des ruines ».
« Nos amis me tirent de ce côté-ci, et notre Maîlre Chems-
ed-dîn m'appelle de cet autre côté : « Répondez ailirma-
tivement au missionnaire de Dieu, et croyez en lui » ' !
Forcément, il faut partir.
« Toute cette existence a été créée du néant; de nouveau elle
est enfermée dans la prison du néant I
« Tout de même l'éternité est un ordre divin ; c'est à Dieu, le
haut, le grand, qu'il appartient de juger! »
Et l'on dit que Sultan Wéled, par suite [de la fatigue] des
services [rendus], était devenu très maigre: il était affaibli
par l'absence de sommeil. Il poussa des cris, déchira ses
vêtements, émit des lamentations, et ne dormit absolument
pas. Cette même nuit, notre Maître dit : « Béhâ-ed-dîn,
je me sens bien; va, et repose-toi un instant "; leste tran-
(juille, quelque peu »." Lorsque Sultan Wéled se fut in-
1. (?or.,XLVI. 30.
2. SeVî bè-nik.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 95
cliné et fut parti. le Maître dit le ghazèl suivant que le
Tchélébi Ilosâm-ed-dîn mit par écrit :
« Va, pose ta tèle sur l'oreiller, laisse-moi tout seul : ma
tête est détruite, promène-toi la nuit, et tourmente-moi.
« Nous voici seuls en présence des vagues agitées de la passion,
toute la nuit jusqu'au jour ; si tu le veux, viens et pardonnp-moi ;
si tu le veux, va-t-en et tyrannise-moi.
« Pour la reine des belles, la fidélité n'est pas un devoir : ô
amant à la face pâle, sois patient et lidèle I
'( Elle s'est fâchée contre nous, elle a un cœur dur comme la
pierre : elle me tue, et personne ne lui dit : Dispose-toi à payer le
prix du sang.
« Il y a d'autres peines que de raoiirir pour lesquelles il n'y a
pas de remède : donc, de quelle manière pourrais-je lui dire : Guéris
ce mal?
« Hier soir, en rêve, j'ai vu un vieillard dans la rue de l'amour;
il me ^\i avec la main un signe qui voulait dire : Viens vers nous ! »
C'est le dernier fjhazf'l que composa le Maître.
,464. Le Tchélébi 'Àrif (que Dieu sanctifie son mystère!) a
raconté que quand l'esprit saint de notre Maître s'en
retourna auprès de la Majesté divine de l'Être inexplica-
ble *, Ikhtiyàr-ed-dîn. l'imam Maulawî, qui était un ange
incarné, dit : ^orsque je posai le corps soyeux du Maîlre
sur Textrémité du brancard, et que jo procédai au lavage
avec toute politesse, grande considération et extrême elfroi ;
pendant que les amis confidents versaient l'eau, dont pas
une goutte ne tombait sur le sol sans qu'ils la bussent,
comme avaient fait les compagnons du prophète, cepen-
dant, au moment oii je posai la main sur sa poitrine
bénie, le Maître fit un grand mouvement ; involontairement,
un grand cri s'échappa de ma bouche : je laissai tomber mon
visage sur sa poitrme, et je pleurai. Au même moment, il
saisit mon oreille de sa main droite, tellement que je m'éva-
nouis; cela voulait dire : Ne soutDe pas, et n'aie pas tant
l. Bi-tchoûn « sans comment », auquel la question quo modo ne saurait s'ap-
pliquer.
96 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS"
d'audace. Stupéfait, je restai abasourdi. J'entendis une voix
mystérieuse qui récitait : « N'est-ce pas que les saints de
Dieu n'ont à concevoir ni crainte, ni ctiagrin '? Les vrais -
cioyants ne meurent pas, mais ils sont transportés d'une
demeure à une autre demeure ».
« Azraïl n'a sur les amants mystiques ni pouvoir ni accès;
c'est l'amour et la passion qui attirent les amoureux mystiques.
Après qu'on eût apporté dehors le corps sur le brancard,
la totalité des grands et du peuple se découvrit la tête; les
femmes, les hommes, les enfants étaient présents ; il s'éleva
un tel tumulte qu'il ressemblait à celui de la grande résur-
rection. Tous pleuraient, et la plupart des hommes mar-
chaient, poussant des cris, déchirant leurs vêtements, le
corps dénudé. Les membres des difTérenles communautés et
nations étaient présents, chrétiens, juifs, Grecs, Arabes,
Turcs, etc. ; ils marchaient devant, chacun tenant haut leurs
livres [sacrés]. Conformément à leurs coutumes, ils lisaient
des versets des Psaumes, du Pentaleuque et de l'Evangile,* et
poussaient des gémissements de funérailles; les Musulmans
ne pouvaient pas les repousser à coups de bâton et de plat de
sabre; cette réunion ne pouvait être enrayée. Il se leva un
tumulte immense, dont la nouvelle parvint au grand Sultan
et au Perwâné, son ministre; on fit venir les chefs des moines
et des prêtres, et on leur demanda quel rapport cet événe-
ment pouvait avoir avec eux, puisque ce souverain de la
religion était le directeur et l'imam obéi des Musulmans.
Ils répondirent : En le voyant, nous avons compris la vraie
nature de Jésus, de Moïse et de tous les prophètes ; nous
avons trouvé en lui la même conduite que celle des prophètes
parfaits, telle que nous l'avons lue dans nos livres ; si vous
autres, Musulmans, vous dites que notre Maître est le
Mahomet de son époque, nous le reconnaissons de même pour
le Moïse et le Jésus de notre temps ; de môme que vous êtes
1. Qor., X, 63.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 97
ses amis sincères, nous aussi nous sommes mille fois plus
ses serviteurs et ses disciples ; c'est ainsi qu'il a dit :
« Soixante-douze sectes entendront de nous leurs propres
mystères ; nous sommes comme une flûte qui, dans un seul mode,
s'accorde avec deux cents religions >'.
« Notre Maître est le soleil des vérités qui a brillé sur les
mortels et leur a accordé ses faveurs ; tout le monde aime
le soleil, qui illumine les demeures de tous ». L'n autre prêtre
grec dit : « Notre Maître, c'est comme le pain, qui est indis-
pensable à tout le monde ; a-t-on jamais vu un aiTamé s'en-
fuir loin dupain?F]t vous, que savez-vous qui il était?»
Tous les grands se turent, et n'articulèrent pas une parole.
Cependant, d'un autre côté, les lecteurs du Qoràn, à la douce
prononciation, lisaient des versets merveilleux ; il s'élevait
un murmure lugubre et douloureux ; les muezzins à la voix
agréable appelaient à la prière de la résurrection; vingt
troupes de chanteurs excellents récitaient les chants funèbres
que notre Maître avait lui-même composés auparavant.
Cependant le bruit des timbaliers, les sons des hautbois et
de la trompette, l'annonce de la bonne nouvelle exprimée
par ces mots : « Et lorsqu'on soufflera dans la trompette » '
avaient produit un tapage énorme.
Au début du jour, on enleva le brancard du Collège béni,
et l'on se mit en marche. Le brancard fut mis en pièces à
six reprisespendant la marche, et l'on en fabriqua [chaque fois]
un autre. Quand on parvint à l'enclos qui renfermait le
mausolée illuminé, la nuit était arrivée.
465. On rapporle que le Tchélébî Hosàm-ed-dîn avait
demandé au Maître: Qui accomplira la prière [funèbre]? 11
est préférable, répondit-il, que ce soit le chéïkh Çadr-ed-dîn.
En effet, tous les grands savants et cadis avaient le désir de
procéder à cette prière, mais cela ne leur fut pas accordé ; ce
fut une faveur réservée particulièrement à cet être unique
[Çadr-ed-dîn].
1. Qor., LXXIV, 8.
Tome 11, 7.
96 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
466. Le Tclîélébî Hosàm-ed-dîn a raconté ce qui suit : Le
cadi Sirâdj-ed-dîii était venu rendre visite au Maître malade ;
quant à moi, j'avais pris en main la coupe contenant la
potion, afin que peut être il consentît à humecter ses lèvres ;
il n'y fitjaucune espèce d'attention. Je remis la coupe entre
les mains du cadi, dans l'espérance qu'il l'accepterait ainsi ;
mais il ne la prit pas. Quand celui-ci sortit, je vis entrer le
chéïkh Çadr-ed dîn; il prit de mes mains la coupe et la pré-
senta à notre Maître, qui en but une certaine quantité et la
rendit. « Hélas ! dit le chéïkh, que deviendrons-nous sans
l'existence bénie de notre Maître ? » Celui-ci répondit : Après
nous, vous aussi parviendrez du monde de la séparation au
monde de la réunion [avec l'Etre suprême], et vous arriverez
à votre but véritable.
467. Le jour de la visite du tombeau, Kémâl-ed dîn, major-
dome de l'assemblée, se tenait à l'extrémité du chemin et an-
nonçait les surnoms de chacun, en y ajoutant une invocation.
Loi sque ce fut le tour du chéïkh Çadr-ed-dîn, il l'annonça en
ces termes : « Au nom de Dieu ! le roi des rois des chercheurs
de vérité, le chéïkh ul-Islâm parmi les mondes ». Le chéïkh
le reprit en disant : « Il y avait dans le monde un chéïkh
ul-lsiâm; celui-là est parti. Dorénavant, le fil de la réu-
nion est brisé ! La perle centrale du collier de la pensée s'est
cachée loin de nous. Dorénavant, la bonne organisation des
choses, la filière de la communauté auront une fente ; il est
arrivé comme il avait été dit. » 11 pleura amèrement; une cla-
meur s'éleva de l'assemblée. Un groupe de chéïkhs de
l'époque, faisant opposition, s'écrièrent : « Pourquoi n'as-tu
pas exprimé cette pensée plus tôt?» Il répondit : C'est pour
que vos boutiques ne soient pas ruinées, et pour que le monde
ne soit pas annihilé ! Cependant Fakhr-ed-dîn Irâqî sortit et
partit; petit à petit la réunion se dispersa ; on roula entière-
ment le tapis de la joie; au milieu des contemporains il ne
resta plus trace de plaisir ni de fraternité fidèle. Le trône de
la fortune des sultans et des chefs militaires orgueilleux fut
foulé par le pied des Mongols ; l'or et les têtes furent
I
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 99
emportés par le vent; les médresés et les khànqâhs devin-
rent des hôtelleries; la bénédiction disparut du monde, et les
ténèbres de la tyrannie s appesantirent sur l'univers, qui fut
bouleversé. Jusqu'au quarantième jour. le sultan et les
émirs ne montèrent plus à cheval. Pendant quelque temps
les savants, les émirs, les pauvres donnaient consécutivement,
mais séparément, des fêtes de mariage. Une nuit, dans une
fête donnée par l'Kmir Perwàné, le prince des littérateurs,
l'Emir Bedi-ed-dîn Yahyà (que Dieu le recouvre de son par-
don!) s'était échaulfé pendant le concert spirituel; il déchira
ses vêtements sur lui-même et prononça ce quatrain :
« Où est l'œil qui n'est pas devenu humide du chagrin causé
par loi? Quel est le vêtement qui n'a pas été déchiré par ton
deuil?
« Je jure par ton visage qu'un homme semblable à toi n'est
pas passé de la surface de la terre à son sein. »
Le Perwàné distribua des vêtements d'honneur et lui
donna une bonne mule.
De même, chaque grand poète, tel que l'émir Béhà-ed-din
Qàniî, le roi des poètes et d'autres gens de mérite habiles,
disaient des quatrains agréables, et y montraient leur foi.
Parmi les derviches confidents, il y en eut un qui dit en
pleurant ce quatrain :
« terre I par suite du chagrin de mon cœur, je n'ose pas
dire quelle perle le destin a cachée dans ton sein aujourd'hui 1
« Le piège où se prenait le cœur de tout un monde est tombé
dans le piège; le chéri des créatures s'est endormi dans ton giron.
Le Maître (que Dieu sanctifié son cher mystère !) s'est
transporté du monde de l'empire aux provinces de l'empy-
rée, le dimanche, au moment du coucher du soleil, o djou-
màda II de l'année 672 '.
1. En arabe dans le texte. Cette date correspond au 17 décembre 1273, selon
le calcul des Vergleichunns-Tabellen deWûstenfeld et la Xouvelle méthode
d Emile Lacoine (Constanlinople, 1886).
100 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Ce roi de la pensée sans trouble est parti tout en dansant
vers cette autre contrée de la lumière. »
468. Les nobles compagnons ont rapporté que le jour de la
mort de notre Maître, on traîna sept bœufs devant ses
obsèques ; on en envoya un au couvent des Qalendèrs, à la
disposition du Ghéïkh Abou-Bekr Djaulaqî de Nigîsâr, pour
qu'il le jugulât en sacrifice ; le chéïkh ordonna qu'il fût
sacrifié sur le champ cl sa chair distribuée aux nécessiteux
et aux pauvres. Le Chéïkh 'Omar Kirihî, son ami intime,
survint à ce moment et dit : c Nous n'en aurons pas même
la cuisse. » — « C'est dommage^ répliqua Abou-Bekr, que ce
paysan ne soit pas encore passé chez toi, car il faut un fils
de paysan pour que nous sacrifiions notre propre vie en
aumône pour la sienne, que nous vendions notre mule et
que nous fassions un festin. Ce serait un beau courage que
de refuser un bœuf aux pauvres et que nous le désirions
avidement! » Les Qalendèrs poussèrent des acclamations
et des cris. Le chéïkh 'Omar se fâcha : « Tu nous as désho-
norés », dit-il. Il se leva, se mit en marche, proclama la
pauvreté des derviches, vendit sa mule et organisa un beau
festin. « Viens, ô derviche, dit Abou-Bekr, nous avons
renoncé [à nos prétentions]. » Tous poussèrent le même cri ;
Dieu est le plus grand, et se réjouirent. Telle est l'équité des
mystiques, et plus encore.
469. Le plus excellent des contemporains, le martyr de la foi
musulmane, le caili Nedjm-ed-dîn Tachtî (miséricorde de
Dieu sur lui !) dit un jour, dans une assemblée de grands
savants : Dans tout l'Univers il y a trois choses g«^nérales
qui, lorsqu'elles parviennent au Maître et lui sont attribuées,'
sont approuvées par les gens distingués. La première est
le livre du Metlinéwi\ car on appelle methnéwî [toute poésie
dont] les deux hémistiches [riment entre eux] ; à notre
époque, quand on dit le Methnéwi de notre Maître, c'est lui
que l'on entend. La seconde, c'est qu'on appelle tous les
savants notre Maitre; mais actuellement, quand on emploie
cette expression, c'est lui que l'on désigne. La troisième,
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 101
c'est qu'on appelle tout tombeau turbé\ dorénavant, quand
on dira liirbr, on comprendra celui de notre Maître, qui
[n'j est [pourtant qu'jun tombeau [comme les autres].
470. On nous tran^nlet le récit suivant, tombé de la bouche
de Sultan Wéled (que Dieu sanctifie son mystère !) : Après la
mort de mon père, je m'étais assis auprès duTchélébî Hosàm-
ed-dîn (que Dieu augmente sa récompense!) et de Kirà
Khàtoùn. Celle-ci (miséricorde de Dieu sur elle I) aperçut
notre Maître qui, semblable à un ange dont on a dit : « ils
ont des ailes, au nombre de deux, trois ou quatre ' », avait
ouvert ses ailes ; il se tenait au-dessus de nos tètes et nous
protégeait.
471. La quintessence des compagnons, l'esprit des saints,
Siràdj-eddin le lecteur du. l/fM/jm/ (que Dieu soit satisfait de
luilja raconté queSiràdj-ed-dînTatarî (miséricordedeDieu sur
lui !) vit en songe notre Maître qui l'observait; il l'interro-
gea : « Comment est l'état de cet autre monde? » — OSiràdj-
ed-dîn. répondit le Maître, on ne m'a pas reconnu dans cet
autre monde, pas plus qu'on ne me reconnaît dans le monde
d'ici-bas ; à telles enseignes qu'aucun archange n'a connais-
sance de ce qu'a dit le Qoràn : « 11 s'est approché, et est
descendu comme un moyen d'une corde * », et personne n'a
d'information au sujet de cette pause. Celui qui a trouvé la
[véritable] connaissance, et a été informé de la [véritable]
signification, ne fait de pause que là-bas. Telle est également
notre situation par rapport aux nobles êtres spirituels et
parfaits. »
472. Béhà-ed-dîn le marin [miséricorde de Dieu sur lui!) a
rapporté les propres paroles dites un jour par le Tchélébî
I.losàm-cd-dîn (que Dieu sanctifie son mystère pur !) : Il
s'était passé sept ans entiers depuis la mort de mon chéïkli,
et je ne lavais jamais vu en songe. J'avais beau le chercher
degré par degré dans cet autre monde, je n'y arrivais pas,
1. Qor. XXXV, 1.
2. Qor. LUI, 8.
102 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
et personne ne me donna d'indication permettant de retrou-
ver cette dignité invisible.
« Qui ctierchera ta marque, puisque tu n'en as pas ? Qui trou-
vera ton lieu, puisque tu n'en as pas?
J'étais resté sans force, ne sachant que l'aire. Tout à coup,
un jour où je me promenais dans le jardin, je vis que la
porte du neuvième ciel s'était ouverte, et j'entendis le Maître
me crier : OTchélébî Hosâm-ed-dîn, comment es-tu? Puis je
ne le vis plus. Cependant, par suite de la grâce qu'il avait
dans cette bonté de me demander comment j'étais de la part
de cette majesté incompréhensible, il y a des années que je
suis plongé dans la contemplation de l'Ktre sans comment.
Et il ajouta ;
« Il y a des milliers d'assemblées de ce côté-là, et cette assem-
blée-ci est encore plus de ce côté-là ;
« Car elle est plus incompréhensible au milieu de ce monde
incompréhensible. »
473. Les nobles compagnons ont raconté qu'un jour, un
grand personnage posa la question suivante à notre Maître
(que Dieu sanclifie son cher mystère !) : Dans la nuit de l'ascen-
sion de Mahomet, quels secrets Dieu a-l-il eus avec son Elu,
et ce dernier avec lui, et qu'est ce qui s'est passé entre eux?
Il répondit : Le Gréateurfque* sa toute-puissance soit exaltée!
que sa parole soit magnifiée !) a dit à Mohammed l'Elu soi-
xante-dix mille paroles mystérieuses pleines de lumière ;
puis il lui dit : Selon ton libre arbitre, découvre trente-cinq
mille mystères que tu choisiras, répète-les à qui tu voudras
de tes excellents amis; conserves-en cachés trente-cinq mille
autres, etn'en informe personne parmi les bons et les pieux. »
Le prophète informa ses nobles compagnons de certains de
ces mystères ; il en redit près de dix mille à l'oreille du kha-
life 'Ali (que Dieu ennoblisse son visage!); le reste, il le
cacha dans le plus profond de son monde mystérieux. Tout
de même, étant arrivé un jour à la chambre des Frères de la
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 103
pureté et des Amis fidèles, il entendit ceux-ci parler de ces
mystères qu'il avait tenus cachés aux mortels. « Qui vous a
dit CCS secrels. et d'où vient la connaissance que vous en
avez? » Ils répondirent : « C'est celui-là même qui vous avait
ordonné de ne pas les dire et de les tenir cachés, qui nous les
a communiqués sans l'entremise d'un archancre rapproché
ni celle d'un prophète envoyé. » C'est ainsi que le Maître a
dit :
« Tu les caches à Gabriel rinlermédiaire sûr? J'ai un autre
Gabriel sût.
La stupéfaction du Prophète, en constatant leur proximité
[de Dieu] et leur agrément [par lui], devint mille fois plus
grande; il manifesta de l'inclination pour eux. GràceàDieu,
la Vérité suprême nous a permis de connaître ses mystères,
de telle manière que tous les Frères de la pureté en sont stu-
péfaits et aux regrets. Le Maître a dit :
a Tais-loi, car au dernier souffle, si c'est permis, je te dirai un
secret que personne n'a laissé tomber dans l'oreille des Frères
de la pureté.
Lorsque le khalife [AU] fut plein de ces mystères solides
et de ces lumières évidentes, tout troublé et poussant des cris,
il partit pour le désert, courba la tète au-dessus d'un puits,
se mita dire « Ha! ha! » et à émettre des pensées, et conti-
nuellement dans cette extase, il s'écriait : « Si le voile était
enlevé, cela n'augmenterait pas ma certitude. »
474. Un ami lui demanda un jour : Le Diable suggérait
des idées diaboliques au prophète et s'enfuyait de l'ombre
d"Omar, puisqu'il a été dit [en arabe] : Satan s'enfuit de
l'ombre d'Omar. Quelle raisony â-t-il à cela? Le Maître ré-
pondit : Mohammed était une mer, et 'Omar une coupe pleine
d'eau : on n'empêche pas la mer d'être embrassée par un
chien, car l'océan ne saurait être souillé par la langue d'un
chien.
104 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« La mer profonde où naissent les perles ne peut être souillée
par le gueule d'un chien.
Mais on protège la coupe pleine d'eau des allcinles de la
langue du chien, car Teau de la coupe change de nature et
devient impure par le lappcment [woloiigh) du chien.
475. La tradition nons informe que leMaîtrc avait une élève,
une sainte nommée Nizhâm-Khàtoùn, qui tenait toujours
compagnie à Fakhr-en-Nisà '. Elle eut envie de donner un
concert au Maître et de servir les amis. Elle ne possédait
rien en dehors d'un voile de Boûra ^; elle le conservait pour
lui servir de linceul lors de ses funérailles. Elle recommanda
à ses servantes de le vendre et de préparer un concert. Au
matin, le Maître se présenta à la maison de cette femme et
lui dit : « Nizhâm-Khâtoûn, ne vends pas ce voile, car il
te le faut. Voici, nous sommes venus pour ton concert. » Il
y eut, en elTet, concert dans la maison pendant trois jours
et trois nuits.
476. On rapporte encore qu'il y eut un grand concert dans la
maison du Perwânè, et que les grands de l'époque s'y com-
portaient comme des frères. Lo Cheikh Çadr-ed-dîn, emporté
par la passion et l'extase, dit ce quatrain :
« Sans toi, qui me parlera des versets révélés ? Qui me dira la
différence entre les hadîth authentiques et les suspects?
« Toute difficulté qui se présente dans la recherche de la vérité,
explique la-moi, ô révélateur des mystères ! Quel autre pourrait
les résoudre ? »
Il se précipita aux pieds du Maître et gémit amoureuse-
ment ; il grandit par cette conversation et se livra à des
approbations.
477. Chems-ed-dîn Malatî avait invité le Maître et quelques-
uns de ses compagnons à venir dans son jardin ; on avait
1. T. I, p. 256.
2. Miqna'u-ï boûri. Sur le mot miqna'a, voir Dozy, Dictionnaire des noms
de vêlements, p. 317. Boûra est une ville d'Egypte, sur les bords de la mer,
près de Damiette.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 105
préparé une mule marchant à l'amble pour lui servir de
monture. Djélàl-ed-dîn eut beau s'excuser, il ne lui fut pas
possible [de ne passe rendre à linvilation] ; on le prit pour
ainsi dire de force * ; il enfourcha la bête pour faire plaisir
aux amis, mais la mule, après avoir fait quelques pas, se
coucha à terre. Les amis s'écrièrent : Au nom de Dieu !
qu'est-il arrivé à une pareille mule pour tomber par terre!
Il répondit : C'est à cause du poids pesant du nom de Dieu
quelle s'est couchée; et je ne sais pas quelle âme ou quel
animal pourrait supporter la grandeur du nom de Dieu.
« Moi, j'ai vu une figure magique ^ qui renfermait les mystères
de l'amour divin ; je m'en fis un baudrier par manière de plai-
santerie.
« Quand elle me pesa, celte figure magique divine, je l'aban-
donnai; le dos de mille [chevaux] arabes n'aurait pas pu la
porter. ■>
Tous les amis, poussant une clameur, s'inclinèrent et
s'étonnèrent de celte force divine. Le Maître continua sa
route à pied, au milieu des amis, en exprimant des pensées
et en dansant.
478. L'njour, dans son collège béni, il avait manifesté des
troubles et s'était enivré de musique ; il avait distribué tous
ses vêtements aux récitants, de sorte qu'il dansait lout nu,
sauf sa chemise. Tout à coup, le nœud de celle-ci se défit;
aussitôt le Tchélébî llosàm-ed-dîn se leva en hâte, prit dans
ses bras notre Maître, le revêtit de son propre/<'m/;<?et com-
mença la danse rituelle. On dit que le Maître resta plongé
pendant trois jours et trois nuits dans cette extase des plai-
sirs divins, et qu'il composa ce gJtazrl :
« Par suite de mon ivressse et de mon aballement, je suis deve-
nu tel que je ne dislingue plus l'eau de la terre.
« Je ne trouve plus personne dans cette maison : lu as toute
la raison, viens, peut-être y trouveras-tu quelqu'un.
1. Ba-djidd giriflènd.
2. Héïkèli.
106 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Je sais ceci, c'est que la séance a lieu à cause de toi, mais je
ne sais si l'on y présente du vin ou un rôti.
« Intérieurement, tu es l'âme de mon àme, l'âme de mon âme ;
extérieurement, tu es un soleil, oui, un soleil.
« Viens voir dans le marché ces hommes ivres hors de toute
limite, si tu es le commissaire de police chargé de réprimer leurs
écarts.
« Ton sourire ressemble à un éclair de peu de durée ; tu es un
nuage pour celui qui est emprisonné dans les ténèbres.
« Entre à la réception du sultan éternel, vois y tourner des
« écuelles grandes comme des piscines * ».
« Tu es un rubis agréable, mais qui est encore caché au fond de
la mine ; tu es bien belle, mais ta beauté esl couverte d'un voile.
« Ne parle à personne, et si quelqu'un se fâche, dis-lui : Dieu
sait mieux ce qui est juste !
479. Le roi des lettrés, Fakhr-ed-I)în Dîv-dèst à la nature
angélique, nous a raconté ce qui suit : J'avais copié, pour
le Maître, le Livre des Vérités de Solamî. Quand ce travail
fut achevé, je le lui apportai ; il lui plut, m'en félicita, et
me revêtit de son propre férédjé béni. Je m'aperçus que ce
manteau était trop long pour ma taille ; de mes deux mains
j'en ramassai les pans pour qu'ils ne fussent pas souillés de
poussière. « Fakhr-ed-dîn, me dit le Maître, fais-le arran-
ger à la longueur de ta taille, pour qu'il ne te gêne pas. »
J'en coupai une certaine quantité, et je le revêtis en tran-
quillité. Tout à coup la pensée suivante me vint à l'esprit :
« Si, en un jour, je transcris deux cahiers de papier, le prix
en est de quatre [dirhemsj ; or, le livre que j'ai copié
est de plus de quarante cahiers; le Maître se contenterait-
il de me donner cetobjet ? » Djélâl-ed dîn eut immédiatement
connaissance de ce que je pensais : « Non, non, dit-il, ô
Fakhr-ed-dîn, cette idée est erronée. » Il me raconta alors
Thistoriette suivante :
« Un derviche, à Bagdad, faisait circuler son panier le
jeudi ; il arriva à la porte d'un palais fort élevé ; il demanda
1. Qqt., XXXÏV, 12.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 107
quelque chose pour l'amour de Dieu. Une main sortit de
dessous la porlière et jeta dans le panier du derviche un
paquet enroulé. Le soir, revenu à sa demeure, le derviche
versa sur la table tous les morceaux de pain qu'il avait
recueillis; il aperçut alors ce paquet. Ceci est bien pauvre
pour un tel palais, se dit-il. Bref, quand il dénoua le paquet, il
y trouva une poularde engraissée ; il la prit et la jugea exlrê-
mement pesante ; le ventre en avait été recousu ; il l'ouvrit
et la trouva pleine de pierres précieuses et de perles. Stupé-
fait, il se trouva délivré de la misère et de la gêne, et devint
riche ».
Moi, continua Fakhr-ed-dîn, tout confus, je pleurai et
demandai pardon. Après la mort du Maître, il y eut une
grande sécheresse à Qonya : les gens étaient impuissants à
procéder aux Rogations, et Sultan Wéled était en voyage.
Les grands personnages de la ville me demandèrent c^férédjé,
sortirent dans la campagne, prirent pour intercesseur le
Maître auprès du grand Maître, et demandèrent de la pluie.
Dieu en envoya autant qu'on peut le dire. Tous les assoiffés
furent repus ; les citadins, pleins de croyance, rendirent des
services aux amis. Cette année-là, je vendis le produit de
mon jardin neuf mille dirhems. et je récoltai tant de blé que
j'en remplis des magasins et des paniers.
Plus tard, lorsque le Tchélébî Auhad-ed-dîn de Samsoun
vint rendre visite à Qonya au Tchélébî 'Arif, fit montre de
bonne volonté, obtiift sa licence et la faveur du successeur du
Maître, il reçut le fërédjé béni de Fakhr-ed-dîn et fit en
échange un cadeau de six cents dirhems' : il distribua des
dons à chacun des derviches habitant le monastèie, à raison
de sa profonde croyance et de l'entière union Tavec le fon-
dateur de l'ordre]. Actuellement, cet objet béni est encore
en sa possession '.
480. Lorsque le cheikh Sinân-ed-dîn d'Aq-Chéhir, le cha-
pelier -, revint de ses nombreux voyages, le Maître lui de-
\. Ms. lU, fol. m vo-172 r».
2. Ào/dA-Doiî:, qui coud des bonnets.
108 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
manda : « Dans ces voyages, as-tu rencontré un homme?
Comment as-lu trouvé Sèyyidi Mahmoud *, et à quoi est-il
occupé? » Il salua et répondit : «Je l'ai vu comme un renard
au poil emmêlé -, ot les yeux fermés snr votre monde
pur ». Le Maître sourit et ne dit rien. Lorsque le chéïkh
Sinân-ed-dîn retourna à Aq-Chéhir, il vit le Sèyyid Mah-
moud couché à Ventrée d'un marché; celui-ci poussa un cri :
« chéïkh Sinân-ed-dîn", dit-il, si nous sommes un renard,
à l'époque d'un tel souverain, chef des hommes libres, c'est
un remerciement à la charge de notre âme. » L'interpellé
embrassa le Sèyyid Mahmoud et lui prodigua des marques
de tendresse. Revenu encore une fois auprès du Maître,
celui-ci lui dit : « Dans le monde, il y a beaucoup
d'hommes au cœur éclairé; n'y reste pas. » Et il ajouta ces
vers :
« Si ce fou est vivant, viens et dis-lui : Apprends de moi une
folie rare.
« Si tu veux devenir insensé, couds sur tes vêtements la repré-
sentation de ma figure ».
Puis ce vers [arabe] :
« Au bout de quelque temps, toute folie guérit; qu'as-tu, 6
Medjnortn, à ne pas guérir? »
Par^suite dcj^l'elTroi que me causait la chaleur des paroles
du j Maître, continua Sinân-ed-dîn, un : tel trouble s'em-
para de moi que, sortant de la ville comme un aliéné, je
pris la route de la montagne, et pendant un an je ne recou-
vrai pas la raison. Quand je repiis mes sens, je jure que je
n'avais'pas recouvré ma personnalité, et il en est encore de
môme maintenant.
481. 11 y avait, à Qonya, un personnage ami de la discorde
i . Le tombeau du Sèyyid Mahmoud Khéïrànî est encore visible à Aq-Chéhir;
il porte le nom de son arrière-petit-fils Mouhyi'd-dtn. Cf. Cl. lluart, Konia,
p H2-113; Epifiraphie arabe (V Asie-Mineure^ p. 32, n° 16.
2. Roûsi Joûlîdè-hâl.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI . 109
que ses contemporains appelaient Tâtlj-eJ-dîn le pre'émi-
nent ' ; en effet, il avait pris rhabiludo d'occuper la première,
place dans les réunions. Il niait absolument l'existence du
monde des saints; par hérésie, il ne'voulait pas reconnaître
le Maître, et refusait d'admettre la compagnie des frères unis
de cœur. Une nuit, il eut un songe : il se vil à la porte de
l'enfer; informé de la situation des réprouvés, il la vit telle
qu'elle est.
Il aperçut un damné que l'on conduisait d'un enfer à un
autre avec ses fers et son carcan ; là, quatre personnes l'in-
terpellèrent : « Misérable réprouvé, lis Us paroles des saints
pour être délivré de ce fardeau pesant et douloureux. » Rem-
pli de terreur, Tàdj-ed-dîn se sentit sécher sur place. Le
damné demanda avec instance que, pour l'amour de Dieu,
on lui enseignât quelques paroles. On lui apprit quelques
vers de la composition de notre; Maître; quand il eut récité
ces vers, les chaîn<s cl le carcan tombèrent d eux-mômes;
l'infortuné, délivré, se mit en route vers le p.uadis. Tàdj-ed-
dîn s'éveilla, it couiut au collège du Maître; il vil que
celui-ci était arrivé en môme lemp« que lui, et il l'entendit
dire : « noire maître Tàdj-ed dîii, tout cela vient de votre
bénédiction ; c'est grâce a elle <|ue ce malheureux a été dé-
livré du feu éternel et a atteint l'empire des délices éter-
nelles. Maintenant, ô grand de la religion, du moment que
les paroles des saints peuvent apporter un tel secours et
favoriser ceux qui y font appel, que ne peut réaliser leur
compagnie pure, où ne peut alteindio la bénédiction de leur
amour? » Tàdj-ed-dîn s'inclina aussilùl, et devint disciple et
fidèle serviteur avec sa femme et ses enfants.
482. Lnc année, a dit le cheikh Mahmoud le charpentier, le
Maître, sa famille et ses compagnons, suivant leur ancienne
coutume, s'élaient rendus aux eaux thermales'. Quand ils
aiiivt'rent au pont de l»ou"l-Hasan, qui est près de la prairie
des thermes, une caravane vint camper dans le même
1 . Motéçaddir.
2. UghÎD, dans la région de Qonya. *
110 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
endroit. Ce ponl est effrayant; il y a là une rivière énorme
et terrifiante qui sort du milieu de la prairie et des roseaux
et passe parla; il est bien connu que, dans cette rivière^ il y
a un Seigneur de l'eau. Les Turcs disent quil faut que chaque
année il emporte un animal ou un homme, et qu'après
l'avoir étouffé, il le jette à la surface de Teau. L'épouse de
notre Maître lui raconta cette histoire, pour qu'il sût qu'il ne
fallait pas aller seul au bord de cette rivière, dans la crainte
d'y éprouver l'etlet du mauvais œil. Le Maître se leva aussi-
tôt en souriant : « Bravo! dit-il, il y a des années que je
désire connaître ce Seigneur de l'eau; il y a des chances pour
que je le rencontre. » Avec s,ot\ férédjé et son turban, il se
jeta dans cette rivière dangereuse et disparut; les compa-
gnons poussèrent des cris et se mirent à regarder, pour voir
la fin de cette aventure. Au bout d'un instant, Kirâ-Khâtoûn
vit entrer, par la porte de la tente, un personnage effroya-
ble, entièrement couvert de poils des pieds à la tête, avec
un visage d'homme, et des mains et des pieds comme les
pattes de l'ours. Il s'inclina, pendant que Kirâ-Khâtoûn
était terrorisée ; il salua, cet animal aquatique, en employant
un langage élégant, et dit : « INous sommes aussi des ser-
viteurs et des amis du Maître; que de fois il nous a visités
et nous a invités à la foi et à la mystique, au fond de l'eau !
A deux reprises, je m'étais repenti de mes fautes, me pro-
mettant de ne plus enlever d'homme; mais retombant dans
le péché, je fis périr un jeune homme. Maintenant, je vous
prends comme intercesseur, pour que le Maître me pardonne
et ait pitié de moi : car je n'ai pas jugé poli de me pré-
senter devant lui avant que vous n'ayez intercédé pour
moi. >) On en était là de cette conversation lorsque le Maître
entra à son tour dans la tente, comme un lion furieux,
disant des cjhazèh et plein de joie ; il vit l'animal dans
cette position et s'écria : « Ceux qui ne connaissent pas le
Seigneur de l'eau, voilà leur maître ! Les amoureux qui sont
serviteurs de l'eau et connaisseurs des causes lui sont tous
soymis. » Et il ajouta : « crocodile! dorénavant, et tant
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 1 1 1
que je serai dans le monde, ne commets pas de pareils
actes. »
L'animal sinclina. déposa devant Kirà-Khàtoûn un cer-
tain nombre de groiips ' de perles translucides, rondes et
non percées, et partit. Ces perles, on les apporta en cadeau
à Méléké-Khàtoùn, et elles figurèrent dans son trousseau.
483. Ln jour, le Ghéïkh-ul-islam Çadr-ed-dîn raconta ce qui
suit en présence de l'émîr Perwànè et des grands person-
nages de 1 Etat : La nuil dernière, j'ai vu notre Maître telle-
ment plongé dans la proximité de Dieu qu'un cheveu n'aurait
pas pu se glisser entre la Divinité et lui. Lorsqu'on rapporta
ce récit au Maître, il répondit : Donc, comment se fait-il
alors que le Chéïkh Çadr-ed-din' ait pu y être contenu ? En
efTet, dans le monde de llnité. Dieu n'a pas d'associé ; il ne
peut contenir aucune espèce d'associé ni d'être qui lui soit
entrelacé ^ ; cela n'est pas permis. C'est ainsi que le pro-
phète a dit : « J'ai avec Dieu des moments dans lesquels ni
archange rapproché, ni prophète envoyé, ni livre révélé ne
peuvent me contenir ». Le Perwànè, confondu de cette
situation étonnante, sortit en pleurant et envoya aux amis
de nombreux témoignages de reconnaissance.
48i.Les savants compagnons ont raconté qu'un jour le
Maître était assis dans son collège béni. Tout à coup il entra
un groupe dé moines chrétiens et de rabbins juifs qui s'in-
clinèrent avec une sincérité paifaite, et Tinterrogèrent sur la
raison des devoirs imposés par la loi canonique et sur le
secret des ordres et des interdictions institués par le Qorân
pour la communauté mahomélane, afin de comprendre le
motif des décisions rendues. Le Maître répondit [en arabe] :
" Dieu a imposé comme devoir à ses serviteurs la foi comme
purification du polythéisme, la prière comme une délivrance
de l'orgueil, la dîme aumônière comme un moyen d'obtenir
le pain quotidien, le jeûne pour éprouver la sincérité des
1. Aqdi tc/ténd,
2. Chabik. Ce mot ne figure dans aucun dictionnaire.
112 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
créatures, le pèlerinage comme un renforcement de la reli-
gion, la guerre sainte comme une gloire de l'islamisme,
l'ordre de faire le bien comme un avantage pour le peuple,
l'interdiction {\o faire le mal une invitation pour les sots,
l'observation des règles de parenté comme un moyen d'ac-
croître la population, la peine du talion comme un moyen
d'arrêter lelTusion du sang, les pénalités comme un moyen
de respecter les choses interdites, l'interdicfion de boire du vin
comme un moyen d'augmenter la force de la raison, celle
du vol comme un moyen d'obliger à l'honnôleté, la désap-
probation de Tadu Itère comme un moyen de conserver les
généalogies, celle du sodomisme comme celui de multiplier
la descendance, le renoncement aux plaisirs comme un
honneur pour la sincérité, la salutation comme un procédé
pour échapper aux ed'rois, la sécurité comme une règle pour la
communauté, l'obéissance comme une manière d'honorer la
primauté ». Lorsqu'il eut expliqué en détail, comme il con-
venait, ces pensées, ses interlocuteurs coupèrent tous
ensemble leurs cordelières et crurent; placés dans la filière
des vrais croyants musulmans, ils firent montre de bonne
volonté, et devinrent des disciples sincères. On rapporte que
depuis l'apparition du Maîlie jusqu'au jour de sa mort, dix-
huit mille infidèles se convertirent à la vraie foi et devinrent
ses disciples; il y en a encore qui le deviennent.
475. Le roi des adeptes de la chevalerie {/itydn), l'homme
rare de son époque, Akhî Ahmcd-Chàh, chef des Akhu de
Qonya, homme riche et dans l'aisance, qui commandait à tant
demilliers de débauchés {rind) enrégimentés, a rapporté ce
qui suit et nous est parvenu par la tradition orale. Après la
mort de notre Maître, lors(]ue [l'empereur mongol] Gai-
khatou-khan marcha sur Qonya à la tète d'une armée nom-
breuse et munie d'un ap[»aroil formidable ', et que près de
cinquante mille hommes vinrent camper dans la plaine qui
1. C'est le 4 ramazan 690 (l"' septembre 1291) que Gaïkhatou se mit on
campaj^ne pour étoufler une révolte en Asie-Mineure. Cf. d'Ohsson, Histoire
des Moiiyols, t. IV, p. 85.
DJÉLAL-ED-DIN ROUMI 113
entoure la ville, clans l'intention de détruire et de piller cotte
capitale des SeMjouqides, et d'en massacrer les habitants,
il arriva qu'une certaine nuit il vil noire Maître en rêve, qui
le prit solidemonl à la gror^o, el voulut 1 étrangler en disant :
« Cette ville de Qonya est à nous; qu'as-lu affaire à ses
fiahitants? » S'éveillant dans une agitation profonde, Gaï-
khatou (lemancfa pardon, el voulut connaître le secret de cet
événement. Il envoya un ambassadeur chargé de demander
qu'il lui fût permis d'entrer dans la ville, d'v prendre ub
bain, et d'expliquer son rêve aux principaux personnages de
la cité. Ceux-ci. accompagnés d'Akhî Ahmed-Chàh. se ren-
dirent auprès de Sullàn Wéled et lui laconlèrent ce qui se
passait. Celui-ci autorisa l'empereur à entrer dans la ville
avec deux ou fois mille hommes de troupes mongoles, et de
visiter la cité, mais non d'en prendre possession. Quand il
y fut eniré, et qu'il fut descendu dans le palais royal, les
grands de la ville vinrent par groupes apporter des présents
curieux îi l'empereur: enfin Akhî Ahmed-Chàh se leva, el
offrit, en compagnie de quelques jeunes gens, une ceinture
ornée de pierres précieuses et de beaux chevaux; il apporta
aussi à l'empereur de nombreux cadeaux. On le laissa entrer
seul. Quand il eut baisé la main de Gaïkhalou et se fut assis
en face de lui, l'empereur, tout troublé, lui demanda : « Père
Ak/ii '. quelle est cette personne qui est assise à côté de
toi.' » — « Actuellement, répondit I Akhî, je suis assis seul;
je ne vois personne. — " Allons! reprit l'empereur, que
dis-lu? Je vois un homme, de taille moyenne, grisonnant, le
visage pâle, ayant un turban brun sur la tête et un vêtement
indien sur les épaules, qui est assis à côté de toi et me jette
dos regards perçants. » Aussitôt TAkhî, avec sa perspicacité,
comprit que c'était le portrait du Maître, et répondit : «
souverain du monde, du moment que Votre Majesté peut
voir de ses propres yeux un tel sultan, c'est le tils de Béhà-
ed-dîn Wéled de Balkh. notre Maître Djélàl-ed-dîn, dont le.
corps repose dans celte terre. »
1 . Aklii ala.
Tome 11, s.
114 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
— « Hier, reprit l'empereur, je l'ai vu en songe qui
m'étouffait et disait que cette ville lui appartenait. Main-
tenant, ô Akhî, je le constitue mon père; je renor\ce à la
mauvaise pensée que j'avais conçue ; je m'en repens; je ne
ferai pas de mai aux gens de Qonya. Ce souverain du monde
mystique a-t il des successeurs, une lamille? »
— « Oui, répondit l'Akhî, son fils, Béhâ-eddin Wéled, est
le chéïklï de notre ville; il n'y a pas dans le monde de théo-
logien qui lui soit comparable; il est le souverain des adeptes
du mysticisme et de la gnose. » — « Donc, dit l'empereur,
c'est un devoir pour nous de lui rendre visite. »
Alors, en compagnie des grands de sa cour etd'Akhî
Ahmed-Châh, il se rendit auprès de Sultan Wéled, qui, ce
jour-là, exprima tant de pensées et d'idées élégantes que
Gaïkhatou, en toute sincérité d'âme, fit montre de bonne
volonté et devint son disciple. Sultan Wéled lui posa sur la
tôte la coitl'ure des Maulavvî>, et lui réserva ses faveurs; il lui
raconta le trouble éprouvé à Balkh par IJéhà-ed-dîn Wéled.
l'ingratitude du Khâiezm-Chàb et les événements qui sui-
virent. Tous ensemble se rendirent en pèlerinage au mau-
solée sacré, et Sultan W^éled se livra à la danse rituelle
jusqu'aux environs de la prière de midi, en disant ce
quatrain :
« Laisse ce monde, car il ne t'appartient pas : quand lu le
frappes, ce n'est point par ton ordre.
<( Si tu amasses la fortune de loul un monde, n'en sois pas
joyeux; si tu as confiance dans ta vie, n'en fais rien, car elle ne
t'appartient pas.
L'empereur, les yeux mouillés de larmes, fui très satisfait;
U baisa la main de Sultan Wéled, et s'en retourna content.
Les habitants de Qonya renouvelèrent leur sincère bonne
volonté, et ren<iirent des services [à la communauté].
I
CHAPITRE IV
Biographie du sultan des pauvres, mystère de Dibu parmi les
HOMMES, PAHFAIT EN SITUATION ET EN PAROLE, NOTRE MaITRE
Chems-ed-din Mohammed ben 'Ali ben Mélek-dad et-Tèbrîzî.
Que Dieu sanctifle son puissant uiysttrel .
486. Un rapporte qu'un jour noire Maître Chems-ed-dîn
Tébrîzî dit : J'étais alors à l'école enfantine, n'ayant pas
encore atteint 1 àgo adulte; trente ou quarante jours .se
passaient où je ne désirais pas piendre de nourriture, à
cause de l'amour que me causait 1 étude de la biographie
de Mohammed. Lorsqu'on prononçait le mol de nourri-
ture, je faisais ainsi, je retirais les mains et la tèle. Si les ha-
bitants du quart habitable de la terre se trouvaient d un côté
et moi de l'autro côté, je leur répondrais que je ne renonce
pas à parler et que je ne saute pas de branche en bran('he.
Ce qu on appelle « quart habitable ». c'est l'espace où habitent
les hommes ; ceux-ci ne peuvent pas séjourner dans les trois
autres quarts, à raison de l'ardeur du soleil, qui les dévore-
rait. Quant on dit rhiknl « entraves », cela veut dire réponse
sur réponse, lien sur lien; nios j>aroles j>our chacun valent
dix réponses et arguments.
487. Un jour, raconle-t-on, notre Maître dit ceci : Les savants
du monde exotérique connaissent les traditions du prophète,
mais notre Maître Chems-ed-dîn (que Dieu magnifie sa
mention !i connaît les mystères du prophète (salut sur lui ! .
et moi je suis le lieu de la manifestation des lumières de
celui-ci (salut sur lui I).
116 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Chems Tébrîzî, c'est toi qui es le connaisseur des mys-
tères du prophète; que ton doux nom soit un remède pour tout
homme dont le courage a disparu !
488. Les anciens directeurs spirituels ont raconté (juà
Tébrîz, les directeurs de la voie mystique et les connaisseurs
de la gnose véritable appelaient (^hems-ed-dîn le Tèbrîzi par-
fait, et ({u'un groupe de voyageurs mysti(|ues le nommaient
Chems-ed-dîn le volant, h cause de la faculté qu'il avait d'en-
rouler la terre sous lui '. On ilit qu'au début de sa carrière
il était devenu le disciple du Chéïkh Abou-Bekr de Tébrîz
surnommé Sellè-bâf « le vannier » ; à la fin, lorsque le déve-
loppement de son instruction mystique et la perfection de ses
extases dépassèrent les limites de la perception humaine, il se
mit en voyage à la recherche ties plus parfaits et des plus
excellents éducateurs ; il devint en (luêtedos hommes de Dieu
il fit plusieurs fois le tour de toutes les régions de la terre, en
mettant en prati(|ue le pi-overhe : «Voyagez, vous y gagnerez
santé et profil » ; il les contempla, en obéissant à l'indicalion
contenue dans ces mots : « La terre a été rassemblée pour moi,
el l'on m'a fait voir ses divers points du levant et du cou-
chant ; l'empire de ma communauté atteindra ce qui a été
rassemblé pour moi de celte lerre, à l'orient et à l'occident,
sur lerre et sur mer, loin et près ». Il alla visiter tant à'ab-
dâls. à'aïUâds. de pôles, d'individus, de gens de décourage-
ment et voilés, de grands personnages maîtres de l'idée et
de la forme, mais il n'en trouva pas qui fût à la hauteur de
sa grandeur; les directeurs spirituels du monde, il fit d'eux
ses serviteurs et ses disciples; il voyageait, et cherchait Tob-
jet désiré et aimé. De même, ayant caché le miroir de son
existence bénie dans un vêlement de feutre, il disparaissait
aux regards des voyants de l'univers dans les manifesta-
tions mystérieuses et les voiles des coupoles du zèle divin.
I. Tayyi Zamîn, c'est-à-dire qu'il pouvait, se tenant en l'air, voir la terre se
dérouler sous lui, et se trouver transporté dans des endroits fort éloignés;
c'est le don d'ubiquité acconlé aux mystiques supérieurs. On l'appelle aussi
tafra (de lafar « sauter en l'air verticalement »).
CHEMS-KD-DIN TÉBRIZI H 7
Notre Maître a dit, à l'égard de sa situation sans in-
dices :
[Vers arabes]. « Notre Maître a des joues de nature à effrayer
la beauté d'un Joseph, bien que celui-ci soit, à ce point de vue,
le meilleur des hommes.
« Les oiseaux de plein jour ne peuvent supporter ses rayons ;
comment les oiseaux nocturnes pourraient-ils désirer de le voir?
[Vers persans]. « toi qu'Adam et sa postérité n'ont pas vu
même en rêve, à qui demanderai-je de le décrire? Suppose que
je laie demandé à tous 1
Il se vêtait d'un vêtement de feutre noir ; partout où il
allait, il descendait dans un caravansérail. Après que ce der-
viche, ànie du monde, eut fait le tour du monde, de station
en station il arriva à Bagdad, demeure de lu paix. On raconte
que le Chc-ikh Auhad-ed-dîn Kirmàuî ' (miséricorde de Dieu
sur lui!) le rt-ncontra dans celte localité. Il lui demanda :
« A quoi es-tu occupé?». — << Je vois la lune dans l'eau de la
cuvette. » — « Si tu n'as pas de furoncle sur le cou, pourquo
ne la vois-tu pas dans le ciel ? Maintenant, procure-toi un
médecin, pour qu'il le soiofne. de sorte que lu voies l'objet
véritable dans tout ce que tu regardes. » Le chéïkh reprit,
avec un désir parfait : « Dorénavant je veux être à ton ser-
vice. » — « Tu n'auras pas la force de supportor ma compa-
gnie. » Le chéïkh répliqua avec sérieux : « Assurément,
accepte-moi dans ta compagnie. » — « A la condition, objecta
le derviche, qu'en public, au milieu du marché de Bagdad,
tu boives du vin avec moi. » — « Je ne le puis pas. » —
« Tu peux cependant apporter pour moi du vin tin. » — « Je
ne le puis. » — « Lorsque je boirai, tu pourras me tenir com-
pagnie. » — «Impossible. » Notre maître Chems-e<l-dîn lui
cria alors : « Eloigne-toi des hommes! Ne t'avais-je pas dit
1. Ce derviche était aussi poète : il est cité dans Daulet-Chàh. Tezkiret ech-
Cho'ara. éd. Browne.p. 98, 210, 223 : il fut le maître dAuhadi do Méràgha. qui
lui a emprunté son surnom poétique. Cf. J. de Hammer. Geschichle der scfiô-
nen Redekunsle Persiens, p. 199: Rizà-Qouli-Khân, Medjma' el-Fosahâ, t. I,
p. 94. Cr. t. I. p. 345, n. 1.
118 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
que tu n'aurais pas la patience de rester avec moi ' ? Tu
n'es pas assez fort, parce que tu es impuissant. Resle tran-
quille, car tu n'as pas une force suffisante, et tu n'as pas la
puissance des amis intimes de Dieu. Donc ce n'est pas ton
affaire de me tenir compagnie, lu n'es pas l'homme de ma
société ; il faut que tu vendes pour une coupe tous mes disci-
ples et tout l'honneur de ce monde, ce qui est [proprement]
l'affaire des gens de la place publique et celle de ceux qui
savent. [Je dis cela] pour que tu saches que je ne prends
personne pour disciple ; je prends un directeur spirituel
pour cette affaire, non n'importe lequel, mais un directeur
parfait et qui sait atteindre la vérité. »
IMalgré les plaintes de Auhad-ed-dîn, il ne l'accepta pas
pour compagnon ; il lui dit encore : « Tu ne pourras rien
faire; tu ne peux être pour moi un compagnon plaisant; il
n'y a [pour cela] que le fils de Béha-ed-din Wéled de Balkh
(que Dieu sanctifie son puissant mystère !). » Longtemps après
il rencontra notre IVIaître pour la première fois dans la région
de Damas, dans le Méïdân de cette ville ^ A cette époque-là
notre IVIaître s'occupait d'étudier les sciences [exotériques].
489. On rapporte, d'après les anciens amis, navigateurs de
l'Océan de la gnose, qu'un jour, dans la ville de Damas, au
milieu de la foule, notre Maître prit la main bénie de notre
Maître Chems-ed-dîn; il lui dit : « Comprends que je suis le
banquier du monde. » Jusqu'à ce que notre maître Chems-
ed-dîn revînt à lui du monde de l'étourdissemenf, notre
Maître était parti. Cependant, longtemps après, lorsque notre
maître Chems-ed-dîn, voyageant de place en place, arriva à
la capitale [des Seldjouqides] Qonya, le matin du samedi
26 djoumàda II 642 (29 novembre 1244) \ il descendit dans
i.Qor. XVIII, 74.
2. Le Méïdàn de Damas, ancienne place publique on dehors des murs
de la ville, au sud, sur la route des pèlerins, est devenu un quartier qui a
pris le nom de Méïdân. Cf. t. I, p. 66, n. 2.
3. La férié de cette date est un mardi, avec une variation possible de vingt-
quatre heures en plus ou en moins, mais non un samedi ; il peut y avoir dans
le texte unt faute du copiste, par exemple chemb'e au lieu de sé-chembe.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 119
le caravansérail des marchands de sucre; notre Maître était
alors occupé à renseignement de^ sciences exolériques, et
tenait l'emploi de professeur dans quatre collèges impor-
tants ; les grands savants l'accompagnaient à pied à la hau-
teur de ses étriers. On r;iconte, d'après les grands compa-
gnons, qu'un jour notre Maître, avec un groupe d'hommes de
mérite, était sorti du collège? des marchands de coton et pas-
sait devant le caravansérail des négociants en sucre. Notre
maître Chems-ed-dîn se leva, s'avança et prit la bride de la
monture de nolie maître en s'écrianl : « imam des Musul-
mans, Ahou-Yézîd [ïîestàmîl était-il plus grand, ou bien Mo-
hammed ?» LelTroi causé par une toile question, raconta notre
Maître, fut si grand qu'on eût dit que les sept cieux se sépa-
raient les uns des autres, se déversaient sur la teiTe, et qu'un
feu immense montait de mon corps au crâne renfermant le
cerveau; je vis une fumée s'élever de cet endroit jusqu'au
pied du trône céleste. Le Maître répondit : Mohammed,
l'envoyé de Dieu, est le plus grand des mortels; est-ce la
place d'Abou-Yézîd ? — Donc, reprit Chems-ed-dîn, que
signifient ses paroles quand il dit, malgré toute sa grandeur :
Nous ne t'avons pas connu comme lu eusses mérité d'être
connu, tandis qu'Abou Yézîd dit : « Que je sois exalté ! Que
ma dignité est haute 1 Je suis le sultan des sultans. » Le maître
répondit : La soif «l'Abou-Yézîd avait cessé à la suite d'une
gorgée; il prétendait être repu; la cruche de sa compré-
hension était pleine de cette quantité; cette lumière était
proportionnée à l'ouverture de sa fenêtre, tandis que l'Elu de
Dieu demandait à boire: c'était pour lui soif sur soif; sa
poitrine bénie était dt'venue la vaste terre de Dieu par l'in-
terprétation de ces mots : « Ne t'avons-nous pas dilaté la
poitrine 'f » Forcément il prétendait à la soif, et chaque jour
s'augmentait sa recherche de la proximité; de ces deux pré-
tentions, celle de l'Elu de Dieu était immense, parce que,
lorsque Abou-Yézîd est parvenu à atteindre Dieu, il se vit
1. Qor., XCIV, 1.
120 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
satisfait et ne regarda pas au-delà, tandis que l'Elu chaque
jour voyait davantage et allait plus avant; il voyait de jour
en jour et d'heure en heure s'accroître les lumières, la
grandeur, la puissance et la sagesse divines; c'est pour-
quoi il disait : « Nous ne t'avons pas connu comme lu
mérites de l'être ». C'est ainsi que le Maître a dit :
« Le sable plongé dans l'eau en a été repu, moi non ; bravo!
bravo {z('hl)\ aucune corde {zihî), dans ce monde ici-bas, n'est
digne de figurer dans mon arbalète.
« La moindre montagne est une boucliée pour moi, la moindre
mer une gorgée; quel requin suis-je, ô mon Dieu! ouvre moi
une bordure [zehi).
Aussitôt notre maître Chems-ed-dîn poussa un cri et
tomba. iNotre Maître descendit de sa mule et donna aux
imams la permission [de s'en retourner] ; il ordonna de rele-
ver le chéïkli et de le porter au collège du Maître. On dit
que jusqu'à ce qu'il revînt à lui, le Maître tint sur ses
genoux la tête de Chems-ed-dîn. Ensuite il le prit par la
main, et ils partirent ; pendant longtemps ils furent les com-
pagnons l'un de l'autre à la conversation et dans les séances.
490. On rapporte de même que pendant trois mois entiers ils
restèrent, nuit et jour, dans la cellule d'isolement, occupés
au jeûne du wiçâl (jonction avec l'objet aimé) ; ils n'en sor-
tirent jamais, et personne n'avaH ni l'audace, ni la force de
pénétrer dans leur isolement. iNotre Maître, débarrassé
de l'enseignement, de l'instruction et des zih\ ne s'occupait
que de la sanctification du plus grand Saint. Tous les grands
et les savants de Qonya entrèrent en agitation et en tumulte,
en se demandant quelle situation c'était, quelle personne
était cet individu, qui il était et d'où il venait, pour que,
renonçant à ses anciens amis, à ses parents zélés et aux
dignités supérieures, il s'occupât de lui-même? Comment
avait-il pu ravir un grand personnage, fils lui-même d'un
grand saint^ et être séduit [)ar un individu ? Dans cette
stupéfaction, les mortels binjlaienl et disaient toutes sortes
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 121
de fadaises et d'inutilités, mais ils restèrent impuissants à
vérifier cette supposition ; les disciples confidents ne surent
en aucune manière quelle personne il était.
C'est dans celte même révélation en isolement que notre
maître Chems-ed-din proféra cent mille questions et ré-
ponses, ainsi que des épreuves merveilleuses, et rendait jus-
tice [à son interlocuteur -, car une extase et un discours de ce
genre n'avait été vus ni entendus chez aucun cheikh ni Pôle.
491. Le sultan des mystiques, le Tchélébî 'Arif que Dieu
sanctifie son puissant mystère!) a rapporté d'après Sultan
Wéled que Dieu magnifie sa mémoire !; lanecdote suivante ;
o .Notre maître Chems-ed-dîn Tébrîzi avait, par manière
d'épreuve et pour augmenter la ditliculté, demandé un témoin
à mon père. Celui-ci prit par la main son épouse Kirà-Khà-
toùn, qui par sa beauté et sa perfection était la belle gra-
cieuse do l'époque, une seconde Sarah, et la Marie
de son temps par sa chasteté et son honnêteté, et l'amena;
mais Chems-ed-dîn dit : Elle est la sœur de mon àme ; il
ne la faut pas, muis plutôt un gentil garçon qui me serve.
Immédiatement Djélàl-ed-dîn Roijmi amena sou propre fils
Sultan Wéled qui était le Joseph suprême [par sa beauté^, et
ajouta : H faut espérer qu'il sera convenable pour le service
de présenter les chaussures. « C'est mon fils chéri, dit
Cheras-ed-dîn. Maintenant, s'il y avait moyen de se procurer
du vin, je l'emploierais en guise deau, car je ne puis m'en
passer. » Aussitôt mon pèn; sortit ; je le vis en personne
se rendre au quartier juif, y faire remplir une cruche et
l'apporter, en la plaçant sous les yeux de Chems-ed-dîn.
Celui-ci poussa un cri, déchira ses vêtements sur lui-même,
et posa sa tête sur les pieds de mon père; il se montra stu-
péfait de sa force d'àme et de son obéissance ; il dit : « J'en
jure par Dieu, le premier sans premier, le dernier sans der-
nier, depuis le commencement du inonde jusqu'à sa des-
truction, il n'est pas venu et il ne viendra pas à l'existence
un sultan aimable, au caractère de Mahomet, tel que toi. »
Au même moment il s'inclina et devint son disciple, il dit :
122 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Je voulais éprouver la limite de la mansuétude de notre
maître ; cette extension ésotérique n'est pas de ces choses
qui entrent dans les limites de la tradition. »
« mon fils, il y a des centaines de mille d'épreuves ; quiconque
dit : Je suis devenu officier, déchire-le.
[Vers arabe]. « Il n'a pas besoin des discours, et il n'embrasse
pas sa description ; ce qui n'a pas besoin embrasse-t-il ce qui ne
pénètre pas?
« Si. sur mon corps, chaque poil devenait une langue, je ne
pourrais pas exprimer une seule de tes faveurs sur mille.
492. Les anciens compagnons, les frères nobles (satisfaction
de Dieu pour eux tous !) ont raconté que notre Maître a dit :
» Lorsque notre maître Chems-ed-dîn vint me voir et lier
conversation avec moi, immédiatement le feu de l'amour
mystique lança une flamme dans mon cœur, et avec une
maîtrise complète il me dit : Ne lis plus les paioles de ton
|)ère. Sur son ordre, je cessai de les lire pendant quelque
temps. Ensuite il me dit : Ne parle à personne. Pendant
quelque temps je no cessai de garder le silence; mais
comme mes paroles étaient la nourriture spirituelle des
amoureux mystiques et le vin de l'esprit des purs, tout d'un
coup ceux-ci se trouvèrent assoilTés, et par le rayonnement
de leur pensée et de leui's regrets, le mauvais œil atteignit
notre maître Chems-ed-dîn .
493. Les amis de la certitude et les amoureux véridiques ont
raconté qu'au début do la situation de notre Maître, il lisait
assidûment les paroles de néhâ-ed-dîn Wéled ; tout à coup,
notre maître Chems-ed-dîn entra par la porte en disant : Ne
les lis pas ! ne les lis pas ! jusqu'à trois fois. Après que la
source de la science tianscendanio se mit à bouillonner dans
son coMii' béni, il ne s'occupa plus de ces paroles.
494. On rapporte que notre Maître, dans les premiers temps
de sa rencontre avec notre maître Chems-ed-dîn, lisait la nuit
le diwan de Moténebbî : « Cela n'en vaut pas la peine, lui
dit Chems-ed-dîn ; ne le lis plus. » 11 parla ainsi une ou deux
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 123
fois; mais notre Maître continuait sa lecture en s'y absor-
bant. Une nuit, pendant qu'il lisait avec assiduité, il s'en-
ilormit et se vit en songe discuter, dans un collège avec les
savants et les jurisconsultes, de sorte que tous furent con-
vaincus. Dans ce même songe, il se repentit et regretta ce
qu'il avait fait, en se disant : Pourquoi l'avons-nous fait? Est-
ce que c'était nécessaire? Il voulut sortir du collège; au
même instant il s'éveilla et vit entrer notre maître Chems-
ed-dîn qui lui dit : As-tu vu ce que lu as fait à ces infortu-
nés jurisconsultes? Tout cela provient du mauvais augure
tiré de la lecture du diwan de Moténebbî.
On raconte encore qu'une nuit, de nouveau il vit eu
songe que notre maître Chenis-ed-dîn avait pris Moténebbî
par la barbe et l'amenait devant notre Maître en disant : « Tu
lis les paroles de celui-ci?» Or Moténebbî était un homme
maigre et d'une apparence faible; il se plaignait et disait :
Déiivre-moi des mains de (^hems-ed-dîn, et ne gâche plus
ce diwan. Finalement il renonça à la science et à l'ensei-
gnement, se couvrit de son turban rubicond, se revçtit de
son fércdjé de l'Inde, et commença à se livrer à des mortifi-
cations et à des danses rituelles.
( J'étais le premier ascète de la région, j'étais le prédicateur
en chaire, le destin de mon cœur a fait de moi l'amoureux de les
disciples aux pieds trépidants».
495. Notre Maître Chems-ed-dîn ayant fait en un seul jour
le trajet de Qaïçariyya à Aq-Séraï. descendit dans une mos-
quée. Après la prière de la nuit close, le muezzin de la mo.s-
quée. en termes sévères, lui dit : Sors de la mosquée, et va te
loger quelque part. Il répondit : Je suis étranger, excuse-moi :
je ne désire rien, laisse-moi me reposer. Le muezzin infortuné,
poussé par sa grossièreté et sa sottise, l'injuria et le maltraita.
« Que ta langue gonfle», dit Chems-ed-dîn. Immédiatement
sa langue gonfla: quant au derviche, il sortit et partit pour
Qonya. L'imam delà mosquée étant entré, aperçut le muezzin
qui était à l'agonie; il lui demanda ce qui s'était passé; le
J
124 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
muezzin lui fit comprendre daller à la recherche du derviche
voyageur qui l'avait mis dans cet état. L imam partit sur
les traces de Chems-ed-dîn, et l'atteignit à la source de Qal-
qal ; il s'inclina et fit des plaintes sans limites, en disant :
« C'est un pauvre diable ; il n'a pas reconnu votre grandeur».
Il pi'ésenta de sérieuses excuses. « C'est l'ordre de Dieu, le
jugement a été rendu, dit le derviche; mais je vais le prier
pour que le muezzin retourne à la foi et ne soit pas châtié
dans l'autre monde. » L'imam était un homme au cœur
éclairé : il crut sincèrement et devint un disciple. Au retour
de l'imam le muezzin était mort.
496. Le connaisseur de la clarté matinale, Sirâdj-ed-dîn
Tatarî, a raconté, d'après le Maître, qu'un jour Chems-ed-dîn
conversait avec des intimes; la compagnie était assise dans
un coin : c'était au milieu d'un hiver rude. Un des assistants
réclama un bouquet de roses. Chems-ed-dîn se leva, sortit,
et rentra en portant un bouquet qu'il plaça devant le
réclamant; tous s'inclinèrent. « Ce n'est point un miracle,
dit le derviche : cela provient de la demande formulée par
les amis : Dieu, pour lépontlre à votre bonne volonté, nous
a envoyé ce cadeau du monde invisible ' ».
Parfois notre Maître disait : Notre Chems-ed-dîn était
aussi puissant que le Messie pour contraindre les âmes à
suivre son âme bénie ; il était sans pareil dans la science de
l'alchimie; on disait de lui qu'il n'avait pas de semblable sur
la terre pour l'astrologie, les mathématiques, la théologie,
la philosophie, l'astronomie, la logique et la dialectique; mais
quand il conversa avec des hommes de Dieu, il mit tout cela
sur le registre des choses nulles, se trouva dépouillé des
généralités des composés, des simples et des abstractions',
et il choisit librement le monde de l'abstraction, de l'iso-
lement et de l'unification. Il dit :
« Depuis que je me suis procuré un feuillet de ton amour, j'ai
oublié trois cents feuillets de science ».
1. Ms. H'è, f» 184 r»-vo.
2. Kolliyyâl-i mor'ekk'ehdl-o modjerv'eddl-o mofr'eddl.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 125
i97. Les compagnons distingués racontent, d'il près le Sultan
Ouloul-Albàb, qu'un jour notre maître (>hems-ed-dîn était
assis à la porte du collège : tout à coup un bourreau passa;
il s'écria : Celui-ci est un saint. — Mais c'est le bourreau du
gouvernement! dirent les amis. — Oui, dit le derviche,
parce (]\\"\\ a mis à mort un saint ; et comme il l'avait déli-
vré do l'étroite prison du corps et de la cage de la forme
humaine, ce saint lui a fait cadeau de sa sainlelé.
Le lendemain, le bourreau manifesta son reponlir. devint
un disciple et une des créatures distinguées.
Chems-ed-dîn dit un jour : « Le disciple peut trouver accès
auprès de nous par trois voies : par sa fortune, pnr sa
situation, par le désir et la supplication. »
498. LeTchélébî Hosâra-ed-dîn, dans sa première jeunesse,
servait Chems-ed-tlîn avec une exlr^me huaiilité. et les
amis le constataient. Lorsqu'ils virent son attachement et
son respect pour ce personnage, ils le servirent aussi en toute
sincérité. « Chéïkh llosàm^ed-din, dit-il un jour, cela ne
peut marcher de cette façon; la religion exige de l'argent ';
donne quelque chose, et sers-nous, pour trouver accès
auprès de nous ». L'interpellé se leva immédiatement, se
rendit à sa maison, prit d'un seul coup ce qu'il avait en
tant que mobilier, biens-fonds, raarchan<lises, argent mon-
nay(', jusqu'aux ustensiles de la maison et aux ornements
des femmes, et les mit sous les yeux de Ch.ems-ed-dîn. 11
possédait, au village de Fi liras, un^ jardin comprenant un
potager semblable au paradis; il le vendit, et en jeta le prix
dans les souliers bénis du chéïkh, en se prosternant, en
gémissant et en le remerciant de ce qu'un tel souverain avait
daigné lui demander quebjue chose. « Oui, dit le chéïkh,
j'espère, par la grâce de Dieu et la bienveillance des
hommes, qu'à partir d'aujourd'hui tu parviendras à une telle
situation que tu seras envié par les saints parfaits, aimé et
jalousé par les frères de pureté. Bien que les hommes de
1. Ed-cUn 'inda d-daràhhn.
126 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Dieu n'aient besoin de rien et soient détachés des biens des
deux mondes *, la première épreuve que l'adepte doit subir
ne peut consister qu'en l'abandon des biens mondains, le
second degré étant la renonciation à tout être en dehors de
Dieu. En aucune manièi'e le disciple ne peut avoir accès à la
voie par son propre désir, à moins que ce ne soit en rendant
des services et en distribuant de l'argent. Le verset du Qoràn
qui a dit : « Celui qui donne, craint Dieu et croit aux belles
paroles.... " » est le sceau du drapeau du vrai sincère et lui
convient.
« Prends' un(3 bourse pleine d'or, et pratique la formule :
« Prêtez à Dieu * ! » Si lu prêtes une rognure d'or, 'tu recevras
en échange cent mille mines.
Tout élève, tout amoui'eux mystique qui peut jeter de l'or
sur la voie de son directeur spirituel, peut également y
sacrifier sa têle. Jamais les amants sincères ne sont restés
attachés ni à la religion, ni au monde. On dit que Ghems-ed-
dîn, de tout ce qui lui était ofTert, n'accepta qu'un dirhem,
et rendit ses l)iens à Ilosàm-ed-dîn, sans compter des
faveurs sans nombre qu'il lui accorda. Finalement celui-ci
atteignit un loi rang (jue les compagnons au cœur dilaté
reposaient leur tète sur sa poitrine, et que le Maître lui
donna le titre de « gardien des trésors du Trône » ; les six
volumes du Mothnéwi. qui comprennent vingt-six mille six
cent soixante vers, sont le commentaire des idées de son âme
et ont élé inspirés pour* la décrire.
499. On rapporte que notre Maîlre Chems-ed-dîn dit un jour :
[Abou YézîdjBostàmi. élait modeste; pendant soixante ans il
ne mangea pas de melon. Pourquoi n'en manges-tu pas? lui
dit-on. 11 répondit : Je ne sais pas comment l'Elu de Dieu s'y
prenait pour le couper ; commeni une personne qui ne sait pas
nous informerait-elle de sciences qui sont encore plus cachées
1. Celui (]'ici-bas et celui de la vie future.
2. Ch. LXXXIl, V. 5-6.
3. Qor.,- LXXIII, 20.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI
127
et plus difficiles? Mes insultes, a-t-il dit, si elles atteignent
un incrédule centenaire, il devient croyant; si elles attei-
gnent un croyant, il devient un saint et entre au paradis.
Finalement il dit: Quelqu'un m'a demandé qui était le Dia-
ble, je lui répondis : C'est toi, puisque nous, à ce moment,
nous sommes noyés dans Idris;si tu n'étais pas Iblîs, toi
aussi, pourquoi ne serais-tu pas noyé dans Idrîs? Kt si tu
avais la moindre trace d'Idrîs, quelle appr<'hension aurais-
tu d'Iblîs? Si tu m'avais demandé qui est Gabriel, je t'aurais
répondu : C'est toi.
Le Tchélébî Djélàl-ed-dîn. roi des compagnons, nous
a appris que la première fois que Chems-ed-din arriva à
Qonya, il trouva par hasard, sur le chemin qui mène à la
porte de Hahja bè-goùch. trois dirhems «^ullanis; il se dit en
lui-même : « Voici pour mon entrelien ». En eiïet, à celte
épO(}ue, cent vin^t oboles ipoûl) valaient un dirhera, et pour
une obole on donnait une galette ronde {gerdè) délicate et
blanche. Chaque nuit, il mangeait la moitié d'une de ces
galettes et donnait l autre moitié à un pauvre. Quand la pro-
vision fut épuisée et que les calamités parurent, il chaussa
ses souliers et partit pour la Syrie.
Dans les premiers temps de sa jeunesse, le plus sou-
vent, il ne rompait le jeune qu'une fois tous les vingt jours
ou tous les quinze; il arrivait rarement que dans une
période de sept ou de cin(j jour-, il mangeât quelque
chose. Quand il eut décidé de faire le voyage de Svrie. il s'ab-
senta et le Grand Maître «licla la date de son départ au Tché-
lébî Hosàm-ed-dîn de la façon suivante : « Le maître très
cher, qui appelle au bien, quintessence des esprits, mvstère
de la niche, de la vitre et de la lanterne '. soleil de la jus-
lice et de la religion, lui en qui est cachée hi lumière de Dieu
parmi les premiers et les derniers ■ que Dieu prolonge
\. Expressions coranique» qui désignent allégoriquement la personne de
Dieu; cf. Qor. XXIV, 35.
2. Les anciens et les modernes.
J28 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
sa vie et nous le fasse rencontrer en bien!) s'esl mis en
voyage le jeuHi 21 chawwâl 643 (H mars 1246) » K
On (lit qu'il dépensait un dinar par an, et qu'il émieltait,
une fois tous les sept jours, la moitié dune galette dans du
bouillon de tète de mouton, et l'avalait. Un jour, le cui-
sinier s'aperçut de son état, et ajouta un peu de beurre à
son potage; à partir de ce moment, il ne passa plus devant
la boutique du marchand de têtes de moulons. Il se tenait
debout constamment, et se promenait.
On rapporte que l'agitation de notre Maître fut extrême
lors du départ de Chems-ed-dîn, et qu'il ne trouvait ni jour
ni nuit de repos ni de sommeil ; il se livait à des ivresses et
proférait des paroles mystérieuses.
500. Un jour, dans ses voyages, il rencontra un chéïkh qui
se livrait à la débauche et aimait à contempler les formes
extérieures des êtres, c Hé! lui dit-il, dans quelle situation te
trouves-tu? » — « La beauté des formes, répondit le chéïlvh^
est comme un miroir; je contemple Dieu dans ce miroir.
C'est ainsi qu'on a dit :
<( Quand je le regarde avec un œil pur, c'est plutôt avec l'œil
de la passion et du désir que je t'admire.
« Ta vue agréable est le miroir de lu grâce de Dieu ; c'est cette
grâce que je contemple en loi.
« Sol! s'écria Chems-ed-dîn, du moment que lu vois Dieu
dans un miroir matéiiel, pourquoi ne le vois-tu pas dans
celui de l'âme et du cœur, et ne le cherches-tu pas en toi-
même? » Aussitôt le derviche s'inclina et demanda pardon;
un seul regard favorable l'avait mené dans la bonne
direction : il atteignit la perfection, vit sa propre réalité et
comprit celle du maître.
oOI. On raconte aussi qu'un jour Chems-ed-dîn passait à
Bagdad auprès de la porte d'un palais ; des sons de harpe vin-
1. En arabe dans le texte. La correspondance des deux dates est défec-
tueuse, le i\ mars 1246 étant un dimanche.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 129
rent frapper son oreille: il entra pour écouter un instant. Le
maître de la maison, qui était bouché à l'endroit des mystè-
res delà musique, fit signe à un esclave de frapper le dervi-
che, afin de le chasser L'esclave dégaina son sabre et char-
gea sur le moine mendiant; immédiatement il eut la main
paralysée. Le maître donna le même ordre à un autre; sa
main resta en l'air et devint sèche. Le Maître Chems-ed-dîn
partit: personne ne put l'atteintlre. Le lendemain, le maître
de la maison quitta ce monde pour la vie future.
o02. Les anciens amis, ivres du vin mystique de Tasnîm ',
ont porté à notre connaissance qu'un jour, en 'Iràq-'adjémi,
Chems-ed-dîn était occupé au concert spirituel, lorsqu'un
Qalender, dans celle assemblée, faisait des tours de valse de
sorte que son froc à chaque in>tant venait frôler Chems-ed-
dîn, sans qu'il piît s'en empêcher. Lne ou deux fois on lui
dit : derviche, va plutôt «le ce côté-là. Le qalender répon-
dit : La place est large. .\ ce même moment Chems-ed-dîn
sortit du concert spirituel et partit. Le qalender tomba sur
Je coup et rendit l'âme. Une ardeur extrême s'empara de ces
derviches mystiques, et ils firent un tumulte, en s'écriant:
Hélas ! Chems-ed-dîn, le volant, a tué un derviche. On
courut après lui. mais il s était envolé.
503. Béiià-ed-dîn Wéled avait un disciple nommé Qolb-ed-
dîn Ibràhîm : c'était un homme all'eclucux, à l'esprit éclairé.
Un jour Chems-ed-dîn se fâcha contre lui ; les orifices tic ses
oreilles so bouchèrent, de «orte qu'il n'entendit plus rien.
Au bout de quelque temps le maître lui rendit sa faveur: sa
surdité disparut, mais il resta dans son cœur de- tiaces de
contraction qui ne disparaissaient pas. Chems-cd-dîn lui
dit : « Mon ami, je lai pardonné il y a quelque temps, et j'en
suis heureux: pourquoi es-tu triste? Réjouis-toi ». Toutefois
celte situation ne changeait pas. Tout à coup il le rencontra
1. Source du Paradis aientionnée dans le Qoràn. LXXXIII, 21. et dont 1 eau
gcra mélangée au viu pur cachet'é. raliiq tnakhtoûm, annuiieé au verset 25.
Rahiq est emprunté à laraméen et signifie • qui vieatdes contrées éloignées »;
'e vin était objet d'importation en Arabie.
Tome 11. y
130 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
au marché ; en toute sincérité il s'inclina et proféra la pro-
fession de foi : « Il n'y a de divinité que Dieu, et Chems-ed-dîn
est sonfprophète ». La foule se souleva en cr'iant : « Qu'on le
frappe! » Un homme s'avança et le battit. Chcms-e<l-dîn
poussa un tel rugissement que cet homme mourut sur-le-
champ; les gens du bazar, dans leur trouble, et désespérés,
s'inclinèrent. Alors Chems-ed-dîn prit Qotb-ed-dîn par la
main, et l'entraîna hors du marché. « Je m'appelle
Mohammed, dit-il; il fallait dire : Mohammed est le prophète
de Dieu, car les hommes ne connaissent pas l'or s'il n'est
pas frappé au titre de la monnaie. »
504. On parlait un jour de l'interdiction du hachich.
]\os amis, dit Chems-ed-dîn, sont excités par le hachich
[sèbzèk)\ c'est l'image du démon; l'image de l'ange n'y est
pour rien, et nous n'admettons pas que l'image du démon
soit l'ange lui-même', d'ailleurs, qu'est-ce que l'image de
l'ange, pour être celle du démon? Pourquoi nos amis ne
goûteraient ils pas du plaisir venant du monde pur et infini,
joint à ceci que les hommes deviennent tels qu'ils ne com-
prennent plus rien ; ils deviennent stupides ». On objecta :
« L'interdiction du vin figure dans le Qorân, mais non celle
du hachich ». — « Chaque verset, répondit Chems-ed-dîn,
avait sa raison d'être révélé; on ne prenait pas de hachich
du temps du prophète, sinon, il aurait ordonné de mettre à
mort [le coupable]. Cha(|ue verset est révélé selon les
besoins, et pour un motif. Lorsque les compagnons lurent le
Qorân à haute voix en présence du prophète, son esprit béni
en fut troublé; aussi fut révélé le verset : « vous qui
croyez, n'élevez pas votre voix au-dessus de celle du pro-
phète ' », etc.
305. Du temps de notre Maître, on dit qu'un çoûfî s'écria
en pleine réunion des chéïkhs : « (Vest dommage que le fils
gracieux de Béhâ-ed-dîn W'éled de Balkh se soit mis à la
suite d'un garçon de Tébrîz et qu'il soumette la terre du
1. Qor., XLIX, 2.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 131
Khorasan à celle de cette dernière ville. » — « Celte pré-
tention du çoùfi. répliqua Chems-ed-dîn, est une plaisan-
terie : il n'a pas assez de raison, car il n'y a pas lieu de con-
sidérer le terroir; si celait arrivé à un habitant de
Stamboul, ce serait un devoir pour un Mecqiiois de le
suivre. L'amour de la patrie fait partie de la foi '. Comment
l'intention du prophète se serait-elle portée vers la Mecque,
qui est une localité d'ici-l>as; or la foi n'est pas de ce monde
terrestre ; donc ce qui relève delà foi ne peut appartenir à
ce monde actuel, mais :i l'autre. L'islamisme a paru comme
une cho-e étrangère '. Du moment qu'il est étranger et relève
de l'autre monde, comment aurait-il pu songer à la Mecque?
506. Cliems-ed-dîn, fils du professeur, nous a raconté ceci :
Ln groupe de derviches parvenus au dernier stade' demanda
à notre Maître quel homme était Khàdjè Faqîh. « Kàmil de
Tébrîz, répondit-il. qui est Yabdàl de la ville de Qonya,
dépasse de plusieurs degrés Fa(|îh Ahmed. Parfois il entrait
dans la chambre des sultans et des émirs, sans que les cham-
bellans et les lieutenants du palais le vissent; il passait et
allailflasseoir sur le trône du Sultan: il entrait à leur
audience, prenait les instruments qui s'y trouvaient, sortait.
et personne n'avait le courage ni l'audace de rien dire. >
507. On rapporte que des grands savants au cœur éclairé
appelaient Chems-ed-dîn « le glaive de Dieu ». parce que toute
personne contre laquelle il se fâchait, ou bien il la tuait, ou
bien il la rendait l'âme blessée. Cent mille jurisconsultes
n'étaient qu'une goutte dans l'océan de Kàmil de Tébrîz. De
même, continuellement, notre Maître Chems-ed-dîn disnit :
Le véritable ami est celui qui, comme Dieu, est confident in-
time, pour supporter les difficultés, les désagréments, les lai-
deurs de son ami; il ne se fâche d'aucune de ses erreurs ni
d'aucun de ses manquements ; il ne permet pas au refus et à
[^opposition de s'introduire en lui-même ; c'est ainsi que le
Miséricordieux ne s'effraie- pas des péchés, dts vices, des
1 . \\adilh du prophète.
132 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
conli'adictions de ses serviteurs ; il répand sur eux leur portion
journalière par un effet do sa grâce parfaite et de sa comnai-
sération royale; tels sont l'amitié, l'amour sans faiblesse.
C'est ainsi que le Maître a dit :
« Tu es la grâce et la miséricorde divine, car, quiconque se
réfugie en toi, tu l'agrées malgré ses erreurs et malgré ses imper-
fections ».
308. Une troupe de femmes passait un jour au loin,
Kàmil de Tébrîz, qui se tenait là, s'écria : « Au milieu de
cette assemblée une lumière brille, et il semble que cette
clarté vienne de la mine de lumières de notre Maître ». On
rechercha qui ce pouvait être, et il se trouva que c'était
Méléké-Khâtoûn, fille de Djélàl-ed-dîn. Il ordonna de la
lui amènera la maison; il lui ofïrit l'hospitalité et lui réserva
de grandes faveurs.
509. Sultan Wéled a raconté ceci: Un jour, mon père avait fait
montre d'une exagération excessive en louant notre maître
Chems-ed-dîn; il avait exposé, hors de toute limite, ses sta-
des, ses miracles, sa puissance. Moi, poussé par macirbyance
et ma joie, je m'approchai, je m'inclinai en dehors de la
cellule de Chems-ed-dîn et je restai debout. « Béhâ-ed-dîn,
me dit-il, quelle plaisanterie est-ce?» Je répondis : Aujourd'-
hui, mon père a glorifié les qualités de votre grandeur. Il
répliqua: Par Dieu, je ne suis pas même une goutte de
l'océan de la grandeur de ton père, mais je suis mille fois
plus qu'il ne l'a dit. Je retournai auprès de mon père et je
m'inclinai avec ces mots : Voici ce qu'a dit notre maître
Chems-ed-dîn. [Il me répondit] : Il a loué sa lumière,
il a montré sa grandeur, il est cent fois autant qu'il ne l'a dit.
olO. On raconte de même qu'un jour notre maître Chems-
ed-dîn dit : « Je vous dirai en secrel, pour que notre Maître
ne l'entende pas : Nous avons délaissé les anciens, parce que
los modernes offrent plus de gens de mérite; certes, après
Mohammed l'envoyé de Dieu, personne n'a parlé comme l'a
fait notre Maître. Et il ajouta : Une seule obole du Maître,
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 133
pour moi, vaut cent mille dinars; de même pour ses adeptes.
Quiconque trouve accès auprès de moi, lui est soumis : car
une porte était fermée, et il l'a ouverte. Pour connaître notre
Maître, je suis imparfait; je le connais imparfaitement, car
chaque jour je constate chez lui un état, des actes, quelque
chose qui n'existaient p;is la veille. Comprenez un peu
mieux votre Maître que vous ne le faites, pour n'en plus
rester troublés. « C'est le jour de la déception mutuelle ' » ;
c'est la même forme de beauté; il prononce de belles paroles ;
ne vous en contentez pas, car derrière cela il y a quelque
chose que vous devez lui demander.
Il dit encore : On articule dés paroles, les unes hypocrites,
les autres vraies. Celles qui sont hypocrites, c'est de dire
que l'àme de tous les saints et buir esprit ont eu le désir
de trouver notre Maître et de s'asseoir avec lui. Celles
qui sont vraies, c'est que l'àme des prophètes exprime
en ces termes son désir : « Plût à Dieu que nous eussions
vécu de son temps et entendu ses paroles I » Mainte-
nant, ne laissez pas perdre ceci : Celui qui est le plus
sincère rejoint le premier le royaume de Dieu. Je suis l'ami
de notre Maître, et pour moi il est certain qu'il est le saint
de Dieu ; l'ami de l'ami de Dieu est [aussi] le saint de Dieu ;
c'est certain. La face du soleil est constamment tournée vers
lui, car son visage est dirigé vers le soleil ; le dos de cet astre,
c'est pour les autres. Aucun livre n'est plus profitable que
le front de l'ami, mais tout homme n'est pas un ami parfait,
certains sont un dixième d'ami, d'autres un vingtième;
sinon, ils feraient auprès de lui une retraite religieuse.
Chaque amitié se divise entrente parties ; celui qui réunit
ces trente parties, c'est Dieu.
511. D'après Sultan Wéled. on rapporte qu'un jour des
çoùfis excellents interrogèrent son père le grand Maître
en ces termes : Abou-Yézîd (miséricorde de Dieu sur lui!)
a dit; i< J'ai vu mon Seigneur sous la forme d'un homme
1. Qor., LXIV, 9.
134 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
imberbe: comment esl-co?» Tl répondit : Celle idée a deux
valeurs; ou bien il voyait Dieu sous la forme d'un homme
imberbe, ou bien Dieu (que sa grandeur soit exallée!) se
personnifiait devant lui sous la forme d'un bomme imberbe,
par suite de l'inclination d'Abou-Yézîd. F^nsnite il ajouta :
Notre Maître Cbems-ed-dîn avait une femme, nommée
Kîmiyâ : un jour elle se fâcha conire lui, et se rendit du côté
des jardins de Mérâm. Notre Maître dit aux femmes du col-
lège : Allez, et ramenez Kimiyà Khâtoûn, car l'esprit de notre
Maître Cbems-ed-dîn a un immense atlachement pour elle.
La troupe des femmes montraient de la négligence ' pour aller
à sa recherche ; cependant notre Maître entra auprès de Cbems-
ed-dîn, qui était assis; il le vit causer avec Kirrtiyâ-Khâtoûn
et jouer avec ses mains; Kiniiyâ avail ses mêmes vêtements
et s'était assise. Notre Maître resta étonné, car les femmes
amies n'étaient pas encore parties. Notre Maître sortit et tit
un tour dans le collège, afin que son maître et sa femme
restassent occupés à leur plaisir et à leurs jeux. Ensuite le
Maître Chems-ed-dîn poussa un cri : Entre à l'intérieur, dit-
il. Quand noire Maître entra, il ne vil que lui seul; cons-
tatant ce mystère, il lui demanda: Où est allée Kîmiyâ? Le
Très Haut maimi; tellement, répondit Cbems-ed-dîn, qu'il
se présente à moi sous toutes les formesque je désire ; main-
tenant, il est venu sons les apparences de Kîmiyâ et s'est
montré sous sa forme. Donc, s'écria notre Maître, la
situation d'Abou-Yézîd était telle que Dieu s'était montré à
lui sous une forme imberbe.
« Lorsque tu entres dans une forme, quelle beauté, quelle
ivresse ! Quand tu rejettes cette forme tu es le même amour, le
même êlrH unique».
542. Les grands amis, les vieillards expérimentés nous ont
raconté qu'une nuit notre Maître Chems-ed-dîn avait eu
une conversation paiticulière avec notre Maître, dans un
1. Kârd.sfi.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 135
kiosque élevé sur la terrasse du collège. Il y avait un beau
clair de lune; les gens s'étaient endormis sur les terrasses
des maisons. Chems-ed-dîn, se tournant vers notre Mnîlre,
lui dit : Ces malheureux sont lous morts ; ils sont insouciants
et ignorants du Seigneur ; je veux que par une faveur infinie
de ta part, tu les réveilles, de façon qu'ils ne restent pas sans
participer quelque peu à la miséricorde de cette nuit. Notre
Maître tourna son visage béni vois la direction de la Mecque
et pria en ces termes: a souverain du ciel et de la terre,
par la considération qui s'attache au mystère pur de notre
Maître Cbems-ed-dîn, accorde-leur à tous de se réveiller !»
Immédiatement un énorme nuage, venant du monde mysté-
rieux, apparut; les éclairs, le tonnerre se manifestèrent ; il
tomba tant de pluie que personne ne resta sur les terrasses
de la ville ; chacun, prenant le premier vôlement qui lui
tombait sous la main, s'enfuit. Chems-ed-dînsouriait douce-
ment et se sentait satisfait.
Quand le jour apparut, les amis se réunirent, aussi
nombreux que des gouttes de pluie, et Chems-ed-dîn leur
raconta cette aventure. Auparavant, dit-il, tous les pro-
phètes et les saints faisaient des efforts pour rester cachés
aux yeux des créatures et pour que personne ne connût leur
véritable état. Actuellement, mon Maître a fait tellement
d'efforts dans la voie de l'amour mystique qu'il est l'esté
caché même aux yeux des souverains du monde invisible:
c'est ainsi qu'il a dit : « Dieu a des saints cachés ».
<> Cet être seul te connaît qui a fait de toi une personne ; tout
individu l'ignore, car tu es invisible ».
ol3. On rapporte encore, d'après les compagnons parfaits,
qu'un jour des jurisconsultes envieux, par manière de déné-
gation et d'opiniâtreté, lui demandèrent : Le vin est-il permis,
ou illicite? Leur intention était d'attenter à l'honneur de
Chems-ed-dîn. Il leur répondit, en termes figurés, pour mon-
trer qu'il en buvait : « Quoi! si vous versez dans la mer une
outre de vin. la mer n'en est pas transformée : ce vin ne la
136 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
trouble pas; il est permis d'employer cette eau pour les ablu-
tions et la boisson ; mais il estjhorsde doute qu'une goutte de
vin tombée dans un petit bassin en rend l'eau impure; de
même, toute personne qui tombe dans la mer salée, prend le
caractère du sel ». C'est une réponse explicite qui veut dire
que si notre Maître Chems-ed-dîn en boit, tout lui est permis,
car il est immense comme la mer ; tandis que s'il commet des
fornications comme vous, le pain d'orge même est illicite
pour lui.
« Cela n'a pas lieu, et si même cela avait lieu, ô oiseau terres-
tre! [sache que] la mer de Qolzoum n'a pas à se préoccuper
d'une charogne [qui y serait tombée].
« Elle n'est pas inférieure à deux qoulla ^ ni à un petit bassin
pour qu'une goutte [de matière impure] puisse l'entraîner hors
de sa route [licite] !
« Le feu rie fait pas de mal à Abraham ; dites donc que ceux
qui le craignent, ce sont des Nemrods !
«Si un saint avale du poison, c'est du miel pour lui; si c'est
un élève qui le prend, son intellect s'obscurcit».
514. On raconte encore, d'après Sultan Wéled (que Dieu
sanctifie son esprit unique !) qu'un jour notre Maître
Chems-ed-dîn décrivait les qualités des femmes chastes et
honnêtes. « Malgré cela, dit-il, si on plaçait une femme au-
dessus du trône [de Dieu], et si tout à coup son regard tom-
bait sur le monde, si elle voyait, sur la surface de la terre,
une baguette debout, comme une folle elle se sentirait pleine
d'ardeur et se précipiterait sur cette baguette; parce que,
dans leur religion, il n'y a rien au-dessus de cela ». Puis il
continua en ces termes: « Le chéïkh 'Alî Harîrî, qui se
trouvait à Damas, était un homme d'une démarche ferme ^
et d'un cœur éclairé. Celui sur qui tombaient ses regards,
pendant le concert spirituel, devenait plein de bonne volonté.
1. Deux seaux de métal, quantité minimum pour que l'eau contaminée acci-
dentellement puisse être réputée pure.
2. Çâhib-qadém.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 137
Le froc qu'avait revêtu le cheikh était en lambeaux, et
pendant la dan«e rituelle on voyait tous ses membres.
Le fils du khalife éprouva l'envie d'assister à ce concert,
tant il avait entendu parler des extases de ce personnage.
Quand il entra par la porte du local des séances pour con-
lempier le spectacle des derviches se livrant à leurs exer-
cices, le regard du chéïkh tomba sur lui ; immédiatement
le prince devint son disciple et revêtit la robe [de burCj .
Lorsque la nouvelle de la conversion du jeune homme parvint
au khalife, en Egypte, il en fut extrêmement fâché et se mit
en devoir de faire exécuter le derviche ; mais quand il aperçut
le visage de celui-ci, il le considéra avec une sincérité par-
faite. L'épouse du khalife voulut aussi voir le saint homme ;
elle l'invita à venir au palais. La dame s'avança et posa la tête
sur les pieds du chéïkh, puis elle voulut lui baiser la main ;
mais le chéïkh. se livrant à un geste obscène*, s'écria:
« Voilà l'objet du pèlerinage désiré ! » Puis il commença le
concert spirituel. \ la suite de cet incident, la croyance du
khalife devint mille fois plus grande.
515. L'épouse de Chems-ed-dîn. Kîmiyà-Khàloùn. était
une femme belle et chaste. Un jour, sans la permission du
maître, les femmes l'entraînèrent, en compagnie de la
grand-mère de Sultan Wéled, pour se promener dans son
jardin. Tout à coup Chems-ed-dîn, rentrant à la maison,
s'euquit de sa femme; on lui dit que la grand-mère de
Wéled l'avait emmenée à la promenade avec d'autres dames ;
il poussa des exclamations et se montra extrêmement fâché.
Quand Kîmiyà-Khatoùn rentra, elle fut prise aussitôt d'un
torticolis et resta sans mouvement, comme du bois sec.
Poussant des cris, elle mourut au bout de trois jours. Au
bout du septième jour, le chéïkh repartit pour Damas, au
mois de cha'bàn de l'année 644 décembre 1246).
516. Les gardiens fidèles des secrets (que Dieu leur réserve
la grâce des lumières !) ont rapporté qu'un jour notre Maître
1. Menlulam suam turgidam in manum ejus posuit.
138 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
dit :« J'ai eu un jour loccasion He faire l'ascension des
mondes de l'cmpyrée et de marcher dans les voies du monde
supérieur. Quand j'arrivai au qualrième ciel, je vis la sphère
de ce ciel toulo obscure; j'interrogeai les habitants de la
maison prospère * et ceux qui sont couverts par le monde de
la lumière, au sujet de l'absence du soleil. J'entendis les
êtres sacrés de la cour divine me répondre : Le soleil
s'est rendu en pèlerinage auprès du souverain des pauvres,
Chems-el-haqq (le soleil de la vérité) d(?Tébriz. Après avoir
contemplé les stades et admiré les miracles des cieux, je
retournai au quatrième ciel ; je vis le grand luminaire à sa
place, occupé à répandre la lumière et les layons de sa clarté »•
C'est ainsi que le poète a dit :
« Lorsque lui parvint la description du visage deChems-ed-dîn,
le soleil qui marche dans la quatrième sphère retira sa tête. >;
517. On portait une fois le cercueil d'un jeune homme,
couvert d'une housse de soie ; les assistants se lamentaient
et pleuraient. Chems-ed-dîn, ayant rencontré le cortège,
s'écria : « Où porte-t-on cet infortuné à jamais regrettable?
Ne valait-il pas mieux m'y porter, moi qui depuis tant
d'années vis dans les regrets, sans parvenir au but souhaité?
« Si la mort était un homme, elle viendrait auprès de moi pour
que je la tienne étroitement embrassée.
«Grâce à elle, je ferais disparaître une vie sans éclat ; elle,
grâce à moi, prendrait un froc aux brillantes couleurs »
« Si ce mort qu'on emporte avait une langue pour expli-
quer sa situation, et s'il était autorisé à révéler les secrets
du trépas, (\ue ne dirait-il pas ! Que ne montrerait-il pas ! »
Parfoi«, nous a dit un jour Sultan Wéled, Chems-ed-dîn
demandait du melon h ses disciples et à ses amis : on lui
apportait, en etlet, des melons succulents qu'il dévorait, puis
il leur en jetait l'écorce à la tête en s'écriant : « Misérables!
i. Le prototype de la Ka'ba. installé au c\e\.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZl 139
qu avoz-voiis apporté ? » Dans cetlo situation, il se produisait
pour eux Hes révélaMon*, ils voyaient des choses du monde
mystérieux, les voiles se déchiraient.
518. Sultan Wélod a <>ncore raconté ceci: In jour, mon père
prononça un panégyrique outré de la grandeur de la dignité
(le notre Maître Chem<;-ed-dîn : il disait, en parlant de l'élé-
vation Ho son tiegré. de ses divers miracles, de sa manière
de pénétrer dans les pensées les plus secrètes, des choses
qui ne peuvent être exprimées. Il en dit tant que les amis en
postèrent stupéfaits et comme fous. Il prononça ce vers :
« Chems de Tebrîz. qui marchait sur la tête dos esprits, ne va
pas mettre ton pied, mais ta tète sur les traces de ses pas ».
Moi, dans la joie de voir r^ue mon directeur spirituel était
ainsi loué et magnifié en présence des hommes généreux, je
me rendis en courant dans la cellule de notre Maître Chcms-
ed-dîn, je m'inclinai, lui baisai la main et la frottai sur mes
yeux, avec des démonstrations damitié. de sorte que Chems-
ed-dîn, étonné de ma démarche, me dit : « Béhâ-ed dîn, tu
me fais dos grâces sérieusement, et tu me témoignes de l'affec-
tion, démonstrations que tu n'aurais pas faites aux gens de la
Voie ». — « Mon père, lui répondis-je,nous a exposé si bien
votre grandeur (jiie nous en sommes tous devenus fous; si
je devais vivre mille ans, si je m'imposais de vous servir
cent fois, et si tout cela était agréé, tout cCqu'il a dit res-
terait encore dans l'âme de votre serviteur sincère ». Kt
j'ajoutai :
« Le vainqueur du monde est l'esclave de ta turquoise, le por-
teur de panier est le mendiant qui frappe h ta porte.
« Si le ciel, pendant cent ans, était le serviteur de la poussière,
il n'aurait pas accompli la valeur d'un seul de tes jeûnes » .
< Béhâ-ed-dîn, me répondil-il. ce que notre Maître a
dit de nous est vrai: je ne peux pas dire non ; j'en jure par
Dieu, cent mille individus comme Chems-ed-dîn de Tébriz
ne sont pas même un seul atome du soleil de la grandeur
de notre Maître ».
140 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Dans les rayons du soleil qui éclaire le monde, cet atome qui
ne compte pour rien, c'est nous.
« Après tant de i-évélations, d'approches de la lumière, de
contemplations du monde mystérieux, qui sont mon do-
maine absolu, jusqu'à maintenant je n'ai pu atteindre le
pied de notre Maître; qui donc pourrait arriver à connaître
sa réelle nature? »
519. Les grands compagnons (satisfaction de Dieu sur eux
tous!) ont raconté, d'après notre Maître, qu'on demanda à
Chems-ed-dîn : Qu'est-ce que l'unité de Dieu? Il répondit:
L'unité de Dieu est telle qu'interroger sur cette matière
un directeur spirituel est une innovation [répréhensible].
Tout est la propriété de Dieu, vient de Dieu, est fait par lui,
et retourne à lui. Ce qui est la propriété de Dieu, c'est ce qui
a été dit :
« A Dieu appartient l'empire des cieux, de la terre et de
tout ce qui y est contenu ' » ; ce qui vient de Dieu,
c'est ceci : « Les bienfaits dont vous jouissez viennent de
Dieu-; dis : tout vient d'auprès de Dieu » ^; quant à ce
qui est par Dieu, vous trouverez : « Que le ciel et la terre se
tiennent par son ordre » * ; et pour ce qui est du retour à
Dieu : « C'est à Dieu que retournent les choses ^; toute
affaire retourne à lui ^ : vers lui est le devenir » '. Quiconque
connaît son corps pour un être récemment créé, connaît son
Dieu poui' un Etre éternel dans le passé; quiconque con-
naît son corps pour sa tyrannie, connaît son Dieu pour être
fidèle ; quiconque connaît son corps pour être pécheur,
connaît son Dieu pour être bienfaiteur.
520. Le chéïkh Mahmoud surnommé Çâhib-Qiràn, fils du
1. Qor., V, 120.
2. Qor., XVI, 55.
3. (3or.,IV, 80 : cf. 111, 5. •
4. Qor., XXX, 24.
5. Çor., II, 206; III, 105; VlU, 46; XXII, 75; XXXV, 4; LVII, 5.
6. Qor., XI, 123.
7. Qor., V, 21; XLII, 14; LXIV, 3.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 141
charpentier, nous a fait savoir, sur le rapport d'anciens
amis, qu'un jour les grands compagnons auraient dit à
Chenis-ed-dîn ; « Notre Maître vous réserve une faveur
immense, une amitié sans limite, à telles enseignes qu'il a
mis sous votre nom tant de milliers de ghazèls, et les a
publiés sous cette forme. >• — « Par Dieu, s'écria Chems-
el-dîn, je suis tombé entre les mains toutes puissantes de
l'àme d'un souverain qui, s'il le veut, peut me faire monter
jusqu'au trône de Dieu (arch)^ et s'il le veut, me faire
descendre sur la surface de la terre {farch). » C'est ainsi
que le Maître a dit :
« Mon cœur est devenu une plume de roseau entre les doigts
d'une bien-aimée qui ce soir écrit : Vis ! et demain écrira :
l^nfooce-toi [dans la terre] 1
« Elle taille la plume pour tracer les caractères riqa et naskh ' ;
la plume dit : Je me rends ! Au moins tu sais qui je suis
521. Noire Maître éprouvait tant d'amitié et d'attachement
spirituel pour Chems ed-dîn, qu'après son absence, quicon-
que venait lui donner de fausses nouvelles en disant : « J'ai
vu eu tel endroit notre maître Chems-ed-dîn », immédia-
tement le Maître détachait son turban ou enlevait son féréf/Jé
et le donnait au prétendu porteur de bonne nouvelle: il lui
faisait des cadeaux, et s émerveillait. Par hasard, un jour,
(juelqu'un vint lui dire : « J'ai aperçu notre maître Chems-
eil-dîn à Damas »; le Maître .montra autant de joie qu'on
peut dire : tout ce qu'il portait sur lui, turban, férédjé, sou-
liers, bottes, il lui en fît présent. Un cher ami lui aurait dit :
« C'est un mensonge ; il ne l'a jamais vu » ; le Maître répon-
dit : « C'est pour sa fausse nouvelle que je lui ai donné mon
turban et mon férédjé\ car, si la nouvelle avait été vraie,
au lieu de vêtements, c'est une vie que je lui aurais donnée :
je la lui aurais sacrifiée ».
522, Les anciens compagnons, leschef* des amis '[tuissenl-
1. Sur ces deux genres d"écriture, voir Cl. Huart, Calligraphes et miniatu-
ristes, p. 21 et 35.
142 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
ils être heureux !) ont raconté qu'un jour il y avait une grande
intronisation dans le couvent de JNouçret-ed-clîn le vizir
/^miséricorde sur lui !); on installait un w;rand personnage dans
la dignité de chéïkh ; tous les savants, les cliéïkhs, les mys-
tiques, les sages, les émirs, les grands étaient tous présents
à celte séance; chacun prononçait dos paroles relativement
à toutes sortes de sciences religieuses et profanes, et soule-
vait de profondes discussions. Toutefois notre maître Chenis-
ed-dîn s'était posé dans un coin ' en observateur ; il se leva
tout d'un coup et dans son zèle leur cria : « Jusques à quand
nous ennuierez-vous avec vos traditions, et courrez-vous
dans l'hippodrome montés sur une selle sans cheval ? Per-
sonne d'entre vous ne dira-t-il pas: « Mon cœur m'a appris
ceci de mon Seigneur»? Jusques à quand Texposerez-vous
aux coups de bâton des autres ?
« IjB pied des raisonneurs est de bois ; un pied de bois n'a
aucune solidité ».
(( Ces paroles que v.ous rapportez, louchant les tradi-
tions islamiques, l'interprétation du Qoràn, les formules de
sages-e, etc. sont celles des gens d'autrefois dont chacun,,en
son temps, s'était assis sur le siège de l'humanité ; ils nous
ont transmis les pensées venant de leurs extases. Du moment
que vous êtes les hommes de votre temps, oii sont vos secrets
et vos paroles?» Tous, silencieux, baissèrent la tète de con-
fusion. Il continua en ces termes : « Depuis le cycled'Adam,
tout enfant qui, venant du monde éternel du néant, a posé le
pied sur la région de l'existence, tant prophètes que saints,
chacun séparément a eu son rang et son anivre ; les uns ont
été les rédacteurs de la révélation, les autres le lieu de cette
même révélation. Maintenant, fais des elTorls pour être les
deux à la fois, le lieu de la nîvélation de Dieu et le rédacteur
de cette même révélation qui t'est faite : « Dis : Je ne suis
qu'un homme pareil à vous ; je reçois [seulement] des révé-
1. Tel un trésor ; jeu de mots entre koiidj « coin » et gandj « trésor »,
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 143
lations » ^ Noire Maîtro «ail quelle est la cause de la révélation
de ce verset : Ali, le commandeur des croyants (que Dieu
soit satisfait de lui !) s'était mis d'accord avec l'Elu de Dieu
sur les dix jours qui précèdent 1' 'Achoùrà. Ces nuits là, le
piophète ne mangeait rien. L'F^lu jeta un regard sur 'Ali,
et vit en lui des traces de faiblesse ; il dit : « Je ne suis point
comme l'un de vous ». C'est alors que fut révélé le passage :
« Dis : Je ne suis qu uu homme pareil à vous; je reçois
seulement des révélations ». La dilTérence, ce sont les mois :
« Je reçois des révélations ».
« Par ton corps, tu es un animal, par ton âme, un ange; c'est
pour marcher tant sur la terre que dans le ciel.
« \Le prophète] est un homme extérieurement comme Fun de
vous, mais par le cœur, il a le «ton de [seconde] vue, recevant des
ri^vé lations. »
Celles-là viennent au prophète par Gabriel ; il y a aussi
des révélations du cœur ; celles-ci sont les mômes pour
le sainl : « (Il y a des moments où) aucun prophète chargé
de mission, aucun archange rapproché do Dieu ne peu-
vent me contenir » ; « la vérilé parle par la bouche
d' Omar » ^ Celte pensée ne s'est pas produite pour vous ;
celui à qui elle s'est manifestée, les mortels se s(tnt tournés
vers lui. » Il dit alors ce quatrain :
« toi que les repus de ce monde ont faim de rejoindre, que
les braves d'ici-bas ont peur de perdre.
« A.vec l'espoir de le voir, qu'ont en mains les gazelles, ô loi
dont l'œil esl l'entrave qui reIrène les lions de ce monde? »
Alors noire Maître se leva et se jeta dans le bassin du cou-
vent. Ce jour-là, il y eut un grand concert ; tant de savants
et de grands personnages devinrent disciples et serviteurs,
que l'écriture ne saurait les éuumorer.
523. Ln jour Chems-el-din exprimait des pensées mys-
1. Qor., XVIII, 110; XLI, o.
2. Hadith du prophète.
144 LES Maints des derviches tourneurs
tiques dans une réunion de savants : « Toutes ces éludes,
dit il, toutes ces lectures, toutes ces peines, c'est pour
rendre obéissante et humble la passion rebelle, comme Tont
fait Aarou et Moïse; c'est comme le joug au cou du bœuf,
pour le dompter et lui faire labourer le sol en toule tran-
quillité, pour que ce sol conscient reçoive la semence, et
au lieu d'épines et de broussailles sèches, produise toutes
sortes de grains et de belles plantes odorantes ; pour que, de
cette boue, il pousse des fleurs. Lorsqu'on ne peut dompter
cette science, elle n'est, plus que peine et embarras; elle
n'est plus une bénédiction pour l'homme. »
«La acience qu'on n'a pu soumettre à ton pouvoir, l'ignorance
vaut cent fois mieux qu'elle. »
524. On rapporte que Sullàn Wéled (que Dieu sanctifie son
mystère unique!) s'est fait l'écho de l'anecdote suivante :
Un jour, dit-il, mon père, dans sa cellule d'isolement, avait
été pris par l'exlase du dépouillement S et était resté plu-
sieurs heures astronomiques ' dans cet abîme. Lorsqu'il
revint à lui de ce monde du mystère et du trouble d'esprit,
je le suppliai instamment de me parler de cette extase :
« liéhà-cd-dîn, me dit-il, j'ai vu une personne qui, à
Bagdad, s'était occupée de mortifications et d'elî'orts pendant
de nombreuses années; avec un corps amaigri, un cou
aminci, un visage pâle, cet homme se plaignait et était pos-
sédé par une douleur intense; [son mérite était poussé] à un
point tel qu'il étendait un tapis de prière sur la surface de
l'eau du Tigre et y accomplissait les rites de la prière cano-
nique; et malgré tout ce pouvoir, toute cette proximité de
Dieu, il lui adressait linvocalion suivante : « Dieu! ô
souverain ! donne-moi une extase et une stupéfaction meil-
leures que celles-ci, car je n'en tire aucun avantage ! » A ce
même moment, je lui dis à l'oreille : « Notre maître Chems-
1. Celle pendant laquelle on se dévêt complètement.
2. Sâ'at-i raçadi.
<:hems-ed-din tébrizi 145
ed-dîn est à Damas; il tourne autour des assemblées et
contemple les créatures: maintenant, va dans cette localité,
afin que co souverain de l'amour te voie dans cette situation,
et rie de tes plainles et de ta maigreur, de manière que tu
obtiennes ce que tu désires, et que de ton cœur se manifeste
la situation que tu lecherches ». Immédiatement ce derviche
au cœur blessé accueillit favorablement mon conseil et se mit
en roule sans délai. Il rejoignit notre maître Chems-ed-dîn à
Damas; l'apparence de ce derviche maigre plut à ses regards
bénis, et il sourit ; immédiatement, dans son cœur, une
lumière et un trouble venus du monde mystérieux se pro-
duisirent : il s*en>iuivit une excitation intense; il se mit à
danser la danse rituelle; il monta aux stations du cielsuprême,
et atteignit une perfection qui est le terme du désir et la
fin de la pensée des mystiques parfaits. « Dieu nourrit qui
il veut, sans tenir de compte » '.
M mon fils, ce n'est qu'un regard, celui du faq\i\ mais ce
regard l'emportera vers l'Elher. »
525. Les grands lieutenants(queDieuaugmente leur valeur!)
ont rapporté de notre Maître qu'un jour il racontait ceci ^ux
amis : Au commencement de mes extases et de mes moments
d'illumination, je lisais les paroles de notre grand Maître
(que Dieu soit satisfait de lui!). Il aurait fallu qu'elles fus-
sent continuellement dans ma manche, tandis que notre
maître Chems-ed-dîn m'interdisait de les lire. A raison des
égards dûs à sa pensée bénie, pendant quelque temps j'avais
cessé d'en faire la lecture. Une nuit, je me vis en songe assis,
au milieu dune compagnie, dans le collège de Qaratàï, et
j'étais occupé à lire ce livre. Quand je revins au monde des
apparences, je vis notre maître Chems-ed-dîn entrer par la
porte du collège ; il me dit : « Pourquoi as-tu recommencé à
lire ce livre? — Dieu m'en garde ! réponJis-je. il y a long-
temps que j'ai renoncé à cette lecture. — Comment! hier
au soir, tu étais en compagnie dans le collège de Qaratàï et
1. Qor.. II, 208; XXIV, 38; cf. III, 32.
Tome 11, 10
146 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
tu lisais ce livre. En effet, une pensée et un souvenir, c'est
la plupart des songes. S'il n'avait pas été dans la pensée,
il ne se serait pas montré dans ton rêve ». Depuis lors,
tant que vécut Chems-ed-dîn, je ne m'occupai plus de
cette idée.
526. Les chers compagnons ont raconté que Chems-ed-din
s'était un jour assis en conipagnie de notre Maître ; les grands
de la ville étaient présents. « Il me faut, dit-il, un disciple tel
que tous les chéïkhs parfaits, tous les mystiques parvenus
au stade de la jonction restent impuissants en présence de
sa perfection; qu'il n'ait pas la capacité d'atteindre cette
perfection, et que tout le monde se déclare impuissant [de la
lui faire atteindre] ; je me charge de l'y mener, et de lui
montrer Dieu sans doute ni hésitation. C'est ainsi que le
Qorân dit : « 11 a guéri l'aveugle de naissance et le lépreux;
il a rendu la vie aux morts, par la permission de Dieu » '.
En présence de la toute puissance divine, personne ne peut
parler de capacité.
« Tu es capable, si tu exécutes la condition de l'acte divin ;
aucun être inexistant ne peut [autrement] parvenir à l'existence ».
Tous les amis s'inclinèrent et prononcèrent des bénédic-
tions sur cette puissance immense.
« La seigneurie de Chems-ed-dîn de Tébrîz est au-delà des sept
sphères azurées.
« Sous son genou, la prédestination est obéissante, bien qu'elle
soit revèche et rebelle.
« Toutes les difficultés que les braves n'ont pas su résoudre
ne sont pour lui que jeu et plaisanterie >>.
Que la miséricorde de Dieu soit sur lui, et que son souve-
nir soit magnifié jusqu'à la consommation des siècles !
1. Qor., III, 43.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 141
Dix SECTIONS CONSACRÉES AUX DISCOURS PRONONCÉS PAR
CHEMS-ED-DÎN OLE DiEU MAGNIFIE SA DIGNITÉ!)
/'^ section. Un jour Chems-ed-dîn pariait de la mystique
dans le collège de notre Maître : « Le Seigneur, dit-il. a
demandé trois choses à toute sa création ; premièrement, la
soumission; deuxièmement, la satisfaction; troisièmement,
le souvenir. La soumission, ce sont les actes de dévotion;
la satisfaction est représentée par l'état de servitude [où est
l'homme par rapport à Dieu] ; le souvenir, c'est la gnose.
Enlève ton fardeau à autrui, et porte le sien : enlève-lui
l'avidité, et montre-lui la tienne ; il recherche la richesse,
toi la pauvreté; il désire l'honneur, la gloire, toi labais
sèment.
On lui demanda : Qu'est-ce que la gnose? C'est la vie du cœur
par Dieu (qu'il soit exalté I, répondit-il; ce qui est vivant,
fais-le mourir; c'est ton corps que je veux dire; ce qui est
mort, vivifie-le ; c'est ton cœur que j'ai en vue. Ce qui est
présent, cache-le; c'est le monde d'ici-bas; ce qui est absent,
fais-le venir ; c'est le monde de la vie future. Ce qui existe,
anéantis-le ; c'est la passion : ce qui n'existe pas, produis-le ;
c'est l'intention. La véritable connaissance est dans le cœur,
tandis que la profession de foi est sur la langue. Le service
est à la charge du corps ; si tu veux échapper à l'enfer,
rends service: si tu veux le paradis, obéis à Dieu ; si
tu réclames i intercession [du prophète], fais oblation
de l'intention ; éi tu désires le Maître, tourne ton visage
vers lui, car tu le trouveras immédiatement. Quiconque
m'a connu, qu'il se prépare à venir me voir; quicon-
que me désire, qu'il me cherche ; il me trouvera, et
qu'il ne choisisse personne, en dehors de moi ». Quelqu'un
lui demanda : « Que dois-je faire pour t'atteindre ? » —
« Laisse ton corps et viens; le voile qui empêche l'homme
d'atteindre Dieu, c'est le corps, constitué par quatre choses :
148 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
les parties honteuses, le gosier, la fortune, les dignités ;
c'est un voile spécial qui nous sépare de la vue de la [véritable]
obéissance, de la vue de la récompense, de la vue des mira-
cles. » Mais Dieu sait mieux la vérité !
!2' section. Un signe particulier du mystique, c'est qu'il ne
se fatigue pas de mentionner son ami, et n'est jamais ras-
sasié de son amitié. Il n'y a rien de plus agréable que de
se souvenir d'une nourriture prise, avec la bouche de la cer-
titude, sur la table de la satisfaction [divine]. Les signes qui
distinguent le mystique sont au nombre de trois : le cœur
occupé par la pensée, le corps occupé par le service, l'œil
occupé par la proximité [de Dieu]. De même, un autre signe
du mystique, c'est que le monde n'a aucune importance à ses
yeux, que la vie future ne l'impressionne pas, et que le Maître
ne peut être remplacé par personne. La science se compose de
trois choses : une langue qui mentionne, un cœur reconnais-
sant, un corps patient. Toutes les âmes sortent assoifées du
corps, excepté celle de celui qui mentionne le nom du Dieu
très haut. Tout corps en qui il n'y a pas de science ressemble
à une ville qui n'aurait pas d'eau [pour boire] ; tout corps qui
n'est pas abstinent, est comme un arbre qui ne porte pas de
fruits; tout corps qui ne connaît pas la pudeur est comme un
pot-au-feu dans lequel il n'y aurait pas de sel; tout coips où
ne se trouve pas d'etforlest comme un esclave dont le maître
n'a pas besoin. Quatre choses sont précieuses : un riche pa-
tient, un pauvre qui mange à sa satisfaction, un pécheur
craintif, un savant abstinent. De la science, il faut tirer un
avantage; du travail, la santé; des discours, un conseil.
Celui qui poursuit les biens de ce monde ne peut se passer
du gain et du commerce ; celui qui recherche ceux de la vie
future ne peut se passer de l'obéissance et du service ; celui
qui recherche le Maître ne peut échapper aux épreuves et
aux souffrances; celui qui recherche la science est voué à
l'avilissement et à l'exil. Celui qui cherche dans la science
une commodité de vie, restera dans la souffrance; celui qui
patientera dans la souffrance, atteindra la commodité de vie.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 149
Quiconque est à la poursuite de la gloire, atteindra vite
l'avilissemenl ; celui qui cherche la richesse restera dans la
pauvieté ; celui qui patientera dans la pauvreté atteindra la
lichosse. Le savant doit avoir trois qualités : la mansuétude,
l'absence d'avidité, l'abstinence. Les deux qualités supé-
rieures sont la science et la mansuétude.
3* section. Quelqu'un l'interrogea sur la sagesse. Il répon-
dit: La sagesse est de trois sortes: la parole, l'action, la vue.
La sagesse dans le discours appartient aux savants, celle de
l'action est le propre des dévot«, celle de la vue est spéciale
aux mystiques. Le sage ne se met pas en colère contre celui
qui lui fait opposition; il ne conçoit pas de haine pour
celui qui le maltraite. On dit à Abou-Yézîd Rastàmî : Est-ce
que tu marches sur l'eau et dans l'air ? Il répondit : Un bois
sec marche aus'îi sur la surface de l'eau, les oiseaux aussi
volent dans l'air : les magiciens également vont en une seule
nuit d'une montagne do Qàf à l'autre montagne de Qâf '.
Donc, TalTaire des hommes, c'est de n'attacher leur cœur à
rien, si ce n'est au Dieu très haut. De même la générosité se
divise en quatre sortes : la générosité de l'argent, qui est
l'affaire des ascètes; celle du corps, qui est le propre des
combattants de la guerre sainte; celle de la vie, particulière
à ceux qui vont faire des incursions en pays ennemi *;
celle du cœur, spéciale aux mystiques. Que les ascètes don-
nent leur fortune, ils recevront [en échange] la gnose. C'est
ainsi que le QorAn porte ceci ; « Cette demeure dernière,
nous 1 instituerons pour ceux qui ne veulent ni grandeur ni
corruption sur la terre ^ ». Que les combattants de la guerre
sainte donnent leur corps, ils recevront la bonne direction,
comme le dit encore le Qoràn : « Ceux qui auront combattu
pour la religion, nous les dirigerons dans nos voies » *.
1. D'après la croyance du moyen âge, la terre est entouré* d'une montagne
qui s'appelle Qâf. Cf. Reinaud, Géographie d'Aboiilféda. t. I, introduction,
p. cLsxxii. et les ouvrages cités daas la note 2.
2. Ghdziynn
3. Qor.. XXVIII, 83.
4. Qor., XXIX. 69.
150 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Que les faiseurs d'incursions donnent leur vie, ils recevront
la vie étemelle; le Qorân dit : « Mais au contraire ils seront
vivants et recevront leur nourriture journalière auprès de
leur Seigneur » '. Que les mystiques donnent leur cœur, ils
recevront l'amour; c'est le Qorân qui le dit : « Il les aimera
et ils l'aimeront » 2. Je n'ai rien vu de plus beau que l'humi-
lité. Soyez satisfait de ce que vous avez enire les mains, soyez
désespérés de ce qui est entre les mains des autres. La gloire
des prophètes, c'est leur prophétisme ; celle des savants, c'est
l'humilité; celle des saints, c'est la mansuétude; celle des
pauvres, c'est le contentement de peu; celle des riches, c'est
la générosité; celle des dévots, c'est la solitude. Conservez
la religion au moyen de deux choses : la libéralité et le
bon caractère. On ne peut échapper à la mort; le sort de
l'homme ne peut le quitter : ((La portion journalière est fixée
d'avance, le terme de la vie est connu ; l'homme avide restera
frustré, l'avare sera blâmé, l'envieux sera préoccupé, le
mystique sera l'objet de la mfséricorde de Dieu »^ . Prendre
des dispositions relativement à la prédestination, cela ne sert
de rien ; tu ne pourras pas vivre au-delà du terme fixé, lu n'at-
teindras pas l'objet de tes espérances, tu ne resteras pas privé
de ta portion journalière, car on ne t'en donnera pas une
autre; donc, pourquoi tuera's-tu ton propre corps? mon
fils, la richesse consiste dans le contentement de peu, le salut
dans la solitude, la liberté dans l'absence de désirs, l'amitié
dans l'absence d'envie, la jouissance dans la patience. Il n'y
a point de gloire pour l'homme avide, ni d'abaissement pour
celui qui sait se contenter ; l'homme libre devient esclave
par le désir immodéré, l'esclave devient libre par le con-
tement.
4' .section. La supplication, dit-il, enlève toute honte,
l'orgueil fait disparaître la religion. L'homme avide a la
nature du diable; là où intei"vient l'avidité, la réunion inter-
1. Qor., III, 163.
2. Qor., V, 59.
3. En arabe dans le texte.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 151
vient aussi ; là où se produit la réunion, l'obstacle naît; là
011 l'obslaclo s'interpose, l'interruption se manifeste; là où
l'on constate l'interruption, on voit venir l'infidélité et le feu
■^de l'enfer" .
De même, si tu fuis le corps et si tu atteins la formule:
Fa-sobhân ', tu seras arrivé à une formule contingente; or
Dieu est éternel dans le passé; d'où le contingent Irouverait-
il léternol? Quel rapport entre la terre et le Seigneur des
maîtres? Pour toi, ce par quoi tu te sauveras, c'est l'âme;
sache ce que tu auras fait, si tu places ton âme sur ta main
et si tu l'emportes.
« Si tes amoureux t'apportent en cadeau leur vie. je jure par
ta tête que c'est comme s'ils apportaient du cumin au Kirman * ».
Apporter du cumin au Kirman, quel prix pour la valeur
commerciale ! Quel honneur cela peut-il valoir, puisqu'il y en
a tant [dans ce pays]? Maintenant Dieu est sans besoin, pré-
sente-lui le lien, car celui qui n'en a pas aime celui qui en a.
Par l'intermédiaire de ce besoin, tu échapperas à ces événe-
ments soudains; de l'Eternel, quelque chose se joindra
à toi: c'est l'amour. Le lilet de l'amour est venu et l'a
entouré, comme on l'a dit : « Ils l'aiment », est amené
par l'influence de : « Il les aime » '; par cet éternel,
tu verras l'Kternel : « Il atteindra les regards » *. L'achève-
nionl de ce discours, qui n'a point de fin, n'aura pas lieu
jusqu'au jour de la résurrection.
On l'interroiiea un jour sur le mystère qu'il y a dans le con-
cert sacré. « La manifestation et la vue de Dieu ont lieu plus
fréquemment par le concert pour les hommes de Dieu. Ceux
qui y prennent part sont sortis du monde de leur propre exis-
tence ; le concert les emmène hors des autres mondes; ils
atteignent la rencontre de Dieu. En résumé, il y a des concerts
1. « Dieu soit exalté ! » Qor. XXI. 22 ; XXX, 16: XXXVI, 63.
2. Proverbe.
3. Qor., V, 59.
4. Qor., VI, i03.
152 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
qui sont une chose illicite ; il a fait une grande chose, celui qui
a dit que c'est interdit; nn tel concert est une infidélité; une
main qui se lère sans cette extase, sûrement la main et le pied
de celui-là seront châtiés dans Tenfei; tandis qu'une main qui
se lève avec cette extase, atteindra assurément le paradis ; c'est
là le concert qui est autorisé. C'est la danse des gens de morti-
fication et d'ascétisme qui produit chez eux des larmes et de
l'attendrissement ; il y a un concert qui est un devoir obli-
gatoire, c'est celui des extatiques qui est pour eux un devoir
d'obligation [)crsonnelle ^ tout autant que les cinq prières
[journalières] et le jeûne du mois de ramadan, autant que
de manger du pain et de boire de l'eau en cas de nécessité
en est un pour les extatiques, parce que c'est l'aliment de
leur vie. Si les mystiques ont un concert à l'Orient, d'autres
en ont à l'Occident, et ils ont connaissance les uns des
autres.
5^ section. Quelqu'un dit : Noire Maître est tout grâce, et
Chems-ed-dîn est en même temps tout grâce et tout violence.
Tl répondit : Ils sont tous ainsi ; celui qui est venu et inter-
prète mes paroles, et s'excuse en disant : Mon intention est de
les réfuter, c'est votre insuflisance [qui en est cause]. sot!
Quand ma parole est sortie de ma bouche, comment peux-
tu l'interpréter et comment peux-tu exprimer des excuses?
Il me donne des attributs qui sont spéciaux à Dieu, qui
possède à la fois la violence et la grâce. Cela n'a point été une
parole quelconque, ni le Qorân, ni les traditions prophétiques;
c'est ma parole qui est passée par sa bouche ; comment te par-
viendrait-elle, pour que tu puisses dire : Ils ont tous la
violence et la grâce, pour me l'attribuer? Comment serait-
elle à tous? Alors il leur faudrait, avec cette raison et celte
politesse [qu'ils possèdent], atteindre en deux jours Abou-
Yézîd [Bastâmî], Djonéïd et Ghiblî, et qu'ils boivent à la
même coupe. S'ils mettent en pratique l'œuvre de ces cheikhs
1. Farz'din. Sur cette expression, voir Màwcrdi, el-Ahkdm es-Sollâniyya,
trad. Ostrorog, t. II, 1, p. 2, note.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 153
devant lui, sans arrivera une œuvre effective, l'audilion de
sa raison sera des paroles futiles : avec tout cela, ils reste-
ront séparés de Dieu par un voile.
Il ajouta : Notre Maître possède une beauté parfaite ; moi
j'ai à la fois de la beauté et de la laideur ; notre Maître avait
vu ma beauté, il n'a pas vu ma laideur. Cette fois-ci je
n'userai pas dhypocrisie, afiu qu'il me voie complètement,
beauté et laideur. Lu personne qui a trouvé son chemin
dans ma compagnie se dislingue par ceci que la compagnie
des autres lui paraît froide et amère. mais non à tel point
qu'il se refroidisse et continue cependant la conversation,
mais de telle façon qu'il ne puisse converser avec eux.
C'est ainsi qu'il a dit :
« Par l'effet des voyageurs, tu les mis en marche ; interromps
la conversation avec les autres ; sinon lu resteras éprouvé, sus-
pendu dans l'épreuve ».
De même les prophètes (salut sur eux!) sont les informa-
teurs les uns par rapport aux autres. Jésus dit : juif, tu
n'as pas bien connu Moïso; viens et considère-moi, pour
mieux connaître Moïse. Mahomet dit : juifs et chrétiens,
vous n'avez bien connu ni Moïse ni Jésus : venez et consi-
dérez-moi, pour mieux les connaître. Les prophètes donnent
des informations les uns sur les autres; leurs paroles sont
les commentaires et les explicatious les uns dis autres. Les
amis dirent : Envoyé de Dieu, du momeut que chaque
prophète fait connaître ceux qui l'ont précédé, maintenant,
toi qui es le dernier des prophètes, qui est-ce qui te fera
connaître? 11 répondit : « Celui qui connaît son àme con-
naît son Seigneur », c'est-à-dire, celui qui connaît mon àme
connaît mon Seigneur ; autrement dit, les Mahomélans, de
toutes façons, sont ceux qui font connaître la situation et
les paroles de Mahomet ; celui qui a le plus de mérites est
le plus éloigné du but; quand même sa pensée serait plus
profonde, il en serait encore plus éloigné.
« Proslerne-loi de cœur sur la poussière de sa porte ; c'est
l'affaire du cœur, il ne suffit pas d'y porter le front ».
154 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Dieu soit exalté ! Tous se sacrifient pour l'homme, et
l'homme se sacrifie pour lui-même : « Nous avons honoré
les fils d'Adam, nous les avons portés sur la terre et sur la
mei' ' » ; mais Dieu n'a pas dit : « Nous avons honoré les
cieux, le trône. » Si tu vas jusqu'au trône, cela ne te servira
de rien ; il faut que le cœur s'ouvre à la douleur. La façon
dont tous les prophètes, les saints, les purs ont souffert, c'était
pour cela ; c'était cela qu'ils cherchaient ; tout cela est dans
une seule personne, du moment qu'elle se connaît •elle-
même ; le désir ardent, la qualité de la violence sont en
toi : « Dirige mon peuple, car il ne sait rien ! ^ » c'est-à-dire :
dirige les parties constituantes de mon corps ; ces parties
c'étaient les infidèles, mais c'étaient ses parties à lui.
« Tous, bons ou mauvais, sont les membres du derviche ; s'il
n'était pas ainsi, il ne serait pas un [véritable] derviche ».
S'ils n'avaient pas été une partie intégrante, il aurait été
isolé; comment aurait-il été un tout? L'univers est com-
posé de touts, non de parties. Du moment qu'il a dit
des totalités, quelle partie reste en dehors du tout ? Mais
Dieu sait mieux la vérité !
6^ section. Il dit un jour [en arabe] : Attention à la grande
culture (c'est-à-dire à la considération due au chef spirituel,
mystique parfait), et attention aux bourgades ! (c'est-à-dire à
la société des imparfaits).
[Vers arabe]. « Si tu dois, ô mon ami, te mettre à la recherche
d'un terrain, cherche-le sur la plus grande colline ».
Celui qui mange avec un être qui a été pardonné. Dieu
lui pardonne. Quand on dit « manger », cela ne veut pas dire
manger du pain ; c'est prendre la nourriture spirituelle que
Dieu a mise à part pour les martyrs d'entre ses créatures:
« Ils seront nourris joyeusement ^ » Lorsque l'àme concu-
1. Qor., XVII, 72.
2. Qor., III, 163-164.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 155
piscenle a été vaincue, l'homme devient témoin de la foi
musulmane et combattant de la guerre sainte même dans la
vie présente. Quiconque mange de cette nourriture, il est
avec un pardonné : sinon, mille hypocrites et juifs man-
geaient de la nourriture avec l'Elu de Dieu. Il dit : « Mais,
dans leur croyance, il n'était pas encore l'objet pardonné. »
Je dis : La croyance dans le pardon de l'Elu, c'est qu'il serait
juste que dans ce repas il devînt son compagnon; telle
est la rétribution de la croyance; le signe de la vérité de
la crovance musulmane, c'est l'opposition à la passion ;
l'infidélité, c'est de se conformer à elle. Celui-là a cru ;
cela veut dire : « Je me suis engagé à lutter contre les pas-
sions ». Cet autre dit : « Ce n'est pas mon affaire, je n'y puis
rien ; je paie l'impôt foncier et je vis 'à ma manière]. » Le
prophète admit cette déclaration : il lui donna un certificat
qui voulait dire : Celui qui tourmente un tributaire, c'est
comme s'il me tourmentait, ou s'il troublait un possesseur
d'engagement dans sa possession. Un autre dit : Moi, je suis
croyant, je suis dégoûté des passions, je n'ai pas de blanc,
mais du noir; je n'ai pas de faucon, mais un corbeau.
Il est du devoir du croyant de se montrer reconnaissant
de ce qu'il n'est pas infidèle, de celui de l'infidèle de
remercier Dieu de ce qu'il n'est pas hypocrite ; en dernière
analyse, l'hypocrile est pire que l'infidèle. « Certes, les
hypocrites seront sur le degré le plus bas de l'enfer ' ».
Parmi les traditions étranges et peu répandues, il y a celle
qui nous informe qu'à ce moment-là l'enfer sera vide de
damnés, tandis que les degrés inférieurs ne le seront pas.
Une foule apparaîtra aux regards; quand elle s'approchera,
elle verra ces degrés inférieurs de l'enfer; on en fermera les
portes, puis on les ouvrira, comme celles dune maison
ruinée et vide. Elle entendra les gémissements des hypo-
crites et leur dira : Quelles gens êtes-vous.? la maison est
vide, et vous êtes encore ici ?» — «Nous sommes les hypo-
4. Qor., TV, 144, ^
156 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
crites, répondront-ils, et nous n'avons pas l'espoir du salut. »
C'est le cadi de Damas, Chems-ed-dîn Khoî, qui a rapporté
cette tradition dans une leçon générale, mais elle n'est pas
devenue célèbre, sauf pour la personne qui en aura péné-
tré le sens. Maintenant, qu'est-ce que l'hypocrisie ? Qu'elle
soit loin de nous et de nos amis, soit secrète, soit publique !
L'hypocrisie secrète, il faut faire effort pour la chasser de la
nature humaine, avec l'aide du Dieu très haut !
7\ section. Une réunion parlait de Téternité du monde
dans lo passé. « Que vous fait l'éternité du monde? dit-il.
Connaissez votre propre éternité ; êtes-vous éternel ou
créé récemment? Employez la quantité de vie qui vous est
impartie, à rechercher ce qu'est votre situation, non à
rechercher l'éternité du monde. Ce qu'on recherche dans le
monde, c'est qu'il se produise des œuvres bonnes, car toute
œuvre bonne est un motif de tranquillité pour l'âme, etcelte
tranquillité He l'âme est un besoin que l'on a de Dieu ; c'est
un motif de croyance dans la vie future. Quand même
il y aurait la science de cent mille arts, du moment
qu'il n'y a pas d'œuvre convenable, il n'y a ni besoin
de Dieu ni croyance dans la vie future, il n'y a rien :
et s'il y a une œuvre convenable, même sans science, ni
arabe ni turque, ce sera l'honneur et la gloire du monde
d'ici-bas et de l'autre ; tous recherchent la science et l'avan-
tage ; recherche l'œuvre bonne ; c'est là. la [véritable] moelle,
dont le reste est l'enveloppe. [Le Qorân] dit : « Le
Miséricordieux s'est tenu en équilibre sur le trône * ».
Dans l'interprétation il n'y a que ce qui se trouve déjà dans
le discours extérieur, à savoir que « s'est tenu en équilibre »
signifie « s'est emparé », comme dans ce passage d'un
poète :
[Vers arabe]. « La tribu de Bichr s'est emparée de T'Iràq sans
employer le sabre ni répandre le sang ».
1. Qor., XX, 4; cf. XXV, 60.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 157
Cest autre chose que ce qu'on a dit : « Nous avons cru à cette
parole : il s'est tenu en équilibre, sans on demander le
comment ni le pourquoi ; nous croyons ainsi sans autre
recherche. » Que faul-il comprendre à ce discours? Qu'a-t-on
dit du mot Tà-hâ ' ? Dans le commentaire il n'y a rien de
plus que ce que disent les gens du sens exotérique : Tà-/tà e^i
le nom du prophète: une autre interprétation dit que c'est :
homme î D'autres disent : cela signifie : Foule * la terre :
car le prophète s'était tenu debout sur son pied, pendant la
prière nocturne, lorsque lui vint l'onlre de faire pendant la
nuit des prières surérogatoires ^ ; il se tint si longtemps sur
un pied que cet organe s'entla.
« Le pied du prophète enfla par suite de la station nocturne ;
par amour pour lui, les gens de Qobà dérhiriMvnf IfMirs tuniques
iqabâ). »
Alors il lui fut dit : Tah (foule), c'est à dire pose à teçre ton
autre pied, ne te tiens pas sur un seul pied, car nous n'avons
pas envoyé Tordre de veiller pour le causer de la douleur.
Je ne demande plus les paroles extérieures qu'ils ont dites ;
tu ne diras que ce qu'ils ont dit. .Maintenant il est connu
qu'il faut lire le commentaire de ces paroles dans la Table
bien gardée ; la marge de cette table ne peut-être contenue
dans l'imagination. Le souverain dit : Ne me rends pas de
services, car j'ai honte de toi. Il répondit : Ne me dis pas
cela, car par l'interdiction que lu prononces, ton amour se
refroidira dans mon cœur, tu deviendras froid dans mon cœur.
Du moment qu'il en est ainsi, reprit le souverain, je ne
le dirai pas. De nouveau, une autre fois, il dit : Par ton
àme et par ta tête, je jure que je n'en ai nul besoin ; ne le
fais pas. « Nous t'avons donné une victoire éclatante, pour
1. Titre du chapitre xi du Qoràn. Sur les différentes interprétations de
ces deux lettres, voir Tat>arr. Tafsir, t. XVI. p. 89 et suiv.; Béïdàwl, Anwâr
el-lanzil, t. 1, p. 391.
2. Tahd, impér. de watïa, plus le pronom féminin
3. Qor.. XVII. 81.
158 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
que Dieu te pardonne tes fautes antérieures et subséquentes '.
« Ce ne sont ni ses péchés futurs et passés qui lui sont par-
donnés ; il dit : C'est le bouillonnement de Famour, et non pas
a crainte ou l'espoir.
« Par Ion âme et ta tête, dit-il, je le ferai ». Il resta si
longtemps debout que son pied entla. Le souverain lui dit en
colère : Assez ! je n'ai pas besoin de cela. « Tâ-hâ (c'est-à-
dire : « Laisse ») ! iNous ne t'avons pas révélé le Qoràn pour
que tu sois malheureux ^ ». Je t'ai fait asseoir à côté de moi^
et je converse avec foi ; je ne parle pas pour que tu tombes
dans la peine : « [Ce Qorân n'est] qu'un souvenir pour celui
qui craint, une révélation venue du Créateur de la terre ^ ».
Commentaire de ce rapprochement pour le peuple : la terre,
c'est le corps de Mahomet ; le ciel, c'est sa réflexion, son
imagination, sa fantaisie illuminée : « Le miséricordieux
s'est tenu en équilibre sur le Trône ^ ». Je me suis établi sur
ton cœur, tant et tant!
u Le trône du cœur est devenu florissant, pur de passion; c'est
de lui qu'on a dit que le Miséricordieux s'était installé sur son
trône ».
« De même tu dis : Je n'ai que faire de Mahomet, étant
arrivé à Dieu. Mais Dieu lui-même ne peut se passer de
Mahomet ; comment le pourrais-tu ? Et même;, il Ta amené
en sa présence. Quand tu dis : « Si nous l'avions voulu,
nous aurions envoyé un avertisseur dans chaque village ° »,
cela n'a rien fait et n'a rien demandé. « Si nous l'avions
voulu, » c'est Mahomet lui-même qui le dit : Si je le
voulais, moi qui suis désigné par l'expression [arabe]
1. Qor., XL VIII, 1-2.
2. Qor., XX, 1.
3. Qor., XX, 2-3.
4. Qor., XX, 4.
5. Qor., XXV, 53.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 159
laulâ-ka *? C'est lui qui a donné à Mahomet son nom. Celui-
ci dit : Le regard n'a pas dévié*! Tu mas élu entre tous; moi,
de mon côté, je ne veux que loi. » Suivre Mahomet, qui est
monté au ciel dans la nuit de l'Ascension, c'est y monlcr toi-
même à sa suite; fais des efforts pour produire une Iran-
quillisation dans Ion cœur. Lorsque tu recherches le monde,
que ce ne soil pas simplement en paroles, mais en te sai-
sissant des moyens d'y parvenir; si tu recherches la religion,
que ce ne soit pas non plus en paroles, mais par l'assiduité
dans l'obéissance: si tu recherches Oit^ii. sois a-sidu auprès
des hommes ».
« Il le faut un compagnon meilleur que loi-mème,afin que Ion
rang augmente en dignité.
« Le vrai musulman, c'e-^l celui qui a le cœur brisé. »
Nos prédécesseurs avaient le corps brisé, ils onl atteint
le cœur, ils l'ont vraiment délivré, au moyen de la formule
[de Hoséin ben Mançoùr el-Hallàdj" : And l-haqq « Je suis
Dieu »; d'aulres ont dit : « Mon Seigneur est le Très Haut »,
et même ils ne s'en sont pas contentés. Il y a des gens qui
récitent le verset du Trùne ' sur un malade, et d'aulres
qui sont eux-mêmes ce verset; dans la prédication, il y a
à la fois de la violence et de la douceur, mais dans l'isole-
ment et la lelraite solitaire loul est douceur.
^■"* section. « Celui qui se saisit dune branche, a-t-il dit,
la branche se casse; il tombe à terre. Celui qui saisit Tarbre,
toutes les branches deviennent sa propriété. Que signifie l'ex-
pression « les possesseur des regards * » [si ce n'est cela]?
Finalement il ne veut pas de la raison que chacun possède,
cest-à-dire la raison du retour [vers Dieu\ Cet autre phi-
losophe dit : ( J'énonce des choses raisonnables » : il ne sait
1. « Si ce n'était toi, je n&urais pas créé tes cieux]. » Formule célèbre chez
les Musulmans.
2. Oo;-.,L111, n.
3. Qor., II, 256.
4. Qor., m, o et j>a*t%m.
j60 les saints des derviches tourneurs
rien de la raison divine. Un compagnon vit le prophète au
bout de douze ans [après la mort de celui ci] : « F^nvoyé de
Dieu, lui dit-il, chaque nuit qui précédait le vendredi, tu t'étais
montré à moi : dans cet espace de temps, tu m'as abandonné
comme un poisson hors de l'eau. » J'étais occupé des condo-
léances, répondit-il. Quelles condoléances? demanda le com-
pagnon. Il répondit : Dans ces douze années, il n'est venu à moi
que sept personnes, sans plus, ayant le visage tourné vers la
qibla ; tous les autres avaient tourné la tête d'un autre côté.
C'est la pensée exprimée par le Qorân : « 11 n'y a que Dieu et
les gens fermes [dans la science] qui en comprennent l'in-
terprétation '. » En voici le commentaire : La vie agréable
consiste dans la réunion des amis, (jui se placent à côté les
uns des autres; ils se cajolent et montrent leur beauté. Ceux
qui se tiennent isolés, la passion se glisse dans leurs inclina-
tions; leur lumière disparaît. Lorsqu'on place quelque chose
dans du miel, cette chose devient fraîche et agréable, car
l'air ^ ne s'y introduit point; si l'airs'y glisse, l'odorat devient
orgueilleux et se renfrogne. Moïse (que le salut soit sur lui !)
avec toute sa splendeur, demanda à Khizr (salut sur lui!) et à
sa société de compléter cette qualité,afm d'acquérir cette autre
grâce; il se repentit. 11 faut que le derviche se repente toute
sa vie et regrette ce qu'il a fait, en se disant : Pourquoi fallait-
il que ceci fût venu sur ma route? Le prophète (bénédiction et
salut sur lui !), avec toute sa grâce, considérait comme une
bénédiction d'être salué par les pauvres; il s'asseyait avec
eux sur le sol, et écoutait leurs paroles.
« Tu ne le croirais pas, que l'Elu de Dieu recherchât les prières
des indigents. »
Lorsque tu le domines toi-même, si tu trouves une
autre personne, jette-lui les bras autour du cou; sinon, tu
es mauvais. Un chameau voyageait en compagnie d'une
fourmi ; il arriva à une rivière; la fourmi recula. « Qu'est-
1. Qor., 111, 5.
2. Jeu de mots sur la double signification de hawd « air » et « passion ».
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 161
ce qu'il y a? s'écria le chameau: viens, c'est facile, leau
ne monte que jusqu'aux genoux. Pour toi, répliqua la
fourmi, elle ne le monle que jusqu'au genou; pour moi,
elle me dépasse la tôle de six coudées. Si j'étais resté sans
directeur spirituel, je n aurais pas duré. « Qui s'avance
vers moi d'une brasse? » Il y a une ditférence entre brasse
et brasse, entre empan et empan, entre genou et genou. 11
ne fallait que deux pas, el il est arrivé à un pas. Tu n'as pas
le caractère mahométan; c'est Pharaon qui a montré sa tète
en toi. Moïse est venu; il le chassa. Pharaon est revenu,
el Moïse est parti. Ceci prouve jusqu'où va la diversité
des couleurs. Prends loi-môme pareillement Moïse, afin
que Pharaon ne vienne plus. Cette diversité de couleurs ne
fait pas le compte de l'alfaire : « Certes, ceux qui ont dit :
Allah est notre Seigneur, el qui s'y sont tenus... •» Ce cha-
meau, en comparaison de Adj ben'Anaq*, serait de même que
quand on a dit : Il y a des dillérences entre genou et genou;
car ce géant n'avait pas été noyé par le déluge de Noé; l'eau
de la mer ne lui était montée qu'aux genoux; et pourtant
Moïse a réussi à le mettre à mort. Cet 'Adj ben'Anaq,en pré-
sence d'.Adam et des fils de l'âme et du cœur d'Adam, non pas,
mais des fils de l'eaii el du limon d'.Vdam. particulièrement
celui dont on a dit : « Deux pas, et il est arrivé» (c'est le pas
de Mahomet, un pas vers la vie future et un pas vers le Maî-
tre), pour moi et pour toi il a la même valeur que si nous
faisions cent pas du genou jusqu au genou, alin de ne pas aller
plus loin (jue le bord du banc. « Dieu est gracieux pour ses
serviteur^ : il nourrit qui il veut 3 » : mais il a dit « pour ses
serviteurs », partout où l'adoration est pure.
9''' section. Un jour, dit-il, 'Omar (que Dieu soit satisfait
de lui 1) donna un coup à un des yeux de Satan et le rendit
aveugle. C'est là une pen-ée d un myst»Mv qu'ils sont seuls à
1. Qor., XLI, 30: XLVI. 12.
2. Og, roi de Basan, Deut., III, 21 ; Josué. XIll, 12.
3. Qor., XLII, 18.
Tome II. 11
162 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
connaître; cette idée se montre sous toutes les apparences
extérieures et se traduit par une image, bien que Satan ne
soit pas une chose incarnée : « Satan court dans les
hommes comme le sang court dans la veine. » Il vint un
jour en- disant : «O'Omar, viens, je vais te montier des mer-
veilles. » Il les lui montra parune fente de la mosquée ; il y
avait une personne endormie, et une autre qui se tenait
debout pour la prière. 11 lui dit : « Par la crainte du feu de
l'amour divin, je n'ose entrer dans la poitrine de cet homme
endormi ; sinon je serais entré et j'aurais opéré mou œuvre
avec celui qui fait la prière, que j'aurais détruit. » Ainsi la
seule chose qui peut brûler ce démon, c'est lardeur de
l'amour des hommes de Dieu; de plus, toutes les rooitifica-
lions auxquelles on se livre, lui donnent encore de la force,
car on l'a créé au moyen du feu des passions charnelles ; or
la lumière éteint le feu, puisque il a été dit : « Ta lumière a
éteint mon feu. » Si elle ne venait pas d'aupiès d'un être
sage et savant, comment se seraient comportées ces choses?
Leur affaire n'aurait pas été redressée par un effort do
mille ans. S'il avait joint vingt vies les unes aux autres,
cela n'aurait pas eu lieu. Ce que les autres pro-
phètes ont produit dans l'espace de mille ans, Mahomet
(salut sur lui !) l'a dépassé en un court moment, « de la part
d'un être sage et savant. » Sortons, abaissons nos mousta-
ches; nous n'irons pas à la guerre sainte, pour que les infidèles
aient peur de nos moustaches ; l'incrédule que chacun ren-
ferme dans son cœur *, si chacun d'eux devenait un javelot,
il n'en aurait pas peur. Cela n'est point mon affaire; la
sienne, il y a longtemps qu'elle est terminée. « Et ceux qui
ont fait effort pour nous, nous les dirigerons dans nos voies ^»
C'est-à-dire, si vous lisez en rétablissant l'ordi-e naturel îles
propositions interverties^ : « Et ceux que nous avons dirigés
dans nos voies ont fait effort pour nous; » tel est le sens;
1. Kâftr-i endéroûnî-i khod.
' 2. Qor., XXIX, 69.
3. Moqaddam mo'akhkhar kliwdnî.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 163
sinon, cela voudrait dire : Ceux qui ont fait effort, l'ont fait
dans une voie qui échappait à notre direction ; que signifie en
ce cas l'expression : « Nous les dirigerons ? » Ou bien, ils l'ont
fait sous notre direction; alors pourquoi la répétition de :
« nous les dirigerons*^)? Ou sinon, ces paroles pourraient
être mises dans la bouche de l'Envoyé de Dieu : « Et ceux
qui ont fait eiïbrt pour nous ». c'est-à-dire dans le service de
notre extérieur et rexlérieur de notre corps, « nous les diri-
gerons dans nos voies », c'est-à-dire dans les voies de nos
esprits et de nos vérités.
Un jeûne sans organisation, tiens-le le jeudi et le lundi;
tout à coup, assieds-toi sur Tàme de fa passion en disant :
Je garde le jeûne jusqu'à ce que cela semble dur à mon
àme: il est possible que tout à coup elle devienne musul-
mane, car sa conversion est une chose bien éloignée !
" Chacun, a-t-il dit, a un péché qui lui est approprié; l'un
a pour péché la débauche, qui est convenable à son état;
1 autre a pour péché d'être absent de la présence de Dieu.
Heureux celui dont l'œil dort, mais non le cœur! Malheur à
celui dont l'œil ne dort pas, mais bien le cœur! Dieu sait
mieux la vérité.
iO'^^ section, (in des discours de Chems-ed-dîn (que Dieu
magnifie sa dignité!). On l'inlerrogea sur l'aumône se-
crète. Il répondit : L'aumône secrète, c'est que par suite
d'une extrême immersion dans la sincérité et dans la con-
servation de cette sincérité, vous n'ayez pas conscience du
plaisir de donner l'aumône ; c'est-à-dire, par la préoccupa-
tion du regret qui consiste à dii'c : Plût à Dieu que tu fusses
meilleur que ceci ! La plupart du temps, Abou-Yézîd (miséri-
corde de Dieu sur lui !) se rendait à pied au pèlerinage, et il
en a fait soixante-dix. Un jour, il vit que la foule était restée
dans la détresse, sur la route des pèlerins, par suite du man-
que d'eau, et qu'elle était en train de périr. 11 aperçut un
chien près de l'eau de ce puits à l'orifice duquel les pèlerins
se pressaient en foule et se gênaient mutuellement; le chien
regardait Abou-Yézid. L'inspiration lui vint de se procurer
164 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
de l'eau pour donner à boire à cet animal. 11 cria : « Qui
achète un pèlerinage pieux et agréé pour une lampée d'eau? »
Personne ne fit attention ; il augmenta les offres : cinq, six
pèlerinages à pied, agréés; cela monta jusqu'à soixante-dix
pèlerinages. Quelqu'un dit à haule voix : Je la donne. Abou-
Yézîd se dit en lui-même : Bravo! j'ai vendu en faveur d'un
chien, soixante-dix pèlerinages à pied pour une lampée
d'eau! Quand il eut versé l'eau dans un pot, il plaça celui-ci
devant le chien, qui détourna la tète. Abou-Yézîd se préci-
pita la face contre terre et lit acte de repentance. On enten-
dit un appel : « « Tu te dis tellement à toi-même, j'ai fait
ceci, j'ai fait cela pour Dieu; lu vois pourtant qu'un chien
n'accepte pas. Dis : Je me ropens; je n'y penserai plus. »
Immédiatement le chien plaça sa tête au-dessus de l'eau
et commença à la boire.
« Tu es celle à qui, an prix de cent intercessions, de cent gémis-
sements, je donnerais un baiser sur le pied, mais tu ne me laisses
pas faire ».
« lin dernière analyse, tu as tort de reprocher à l'adorateur
des idoles de pierre de se tourner vers une pierre ou une
peinture sur un mur; cependant tu mets ton visage face
à un mur. C'est donc une énigme que Mahomet a dite
(sur lui le salut!), mais tu ne la comprends pas. Enfin, la
Ka'ba est au milieu du monde, du moment que les créatures
qui le peuplent ont toutes le visage tourné vers ce monument:
lorsque vous enlevez la Ka'ba, la prosternation de ces créa-
tures ne peut plus être dirigée que vers le cœur les uns des
autres; ceux-là sont prosternés devant le cœur de ceux-ci, et
réciproquement. Le prophète a dit : « Une réflexion d'une
heure vaut mieux qu'une adoration de soixante années ' »•
Ce qu'on a voulu dire par l'expression de réflexion, c'est
l'état de béatitude [hozoûr) du derviche sincère; dans son
1. Comparez un hadith à peu près semblable dans le Konoûz ed-daqd'iq
d-'Abd-er-Ra'oùf el-Mondwî, p. 58 : « La rétlexion d'une heure vaut mieux que
le Qonoût (prières surérogatoires) de toute une nuit ».
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 165
adoration il n'entre aucune hypocrisie; assurément cela vaut
mieux qu'une adoration purement extérieure sans béatitude.
On peut remplacer la prière canonique ^quand elle n'a pas
été faite au temps prescrit] : on ne peut remplacer la béa-
titude. Certains /a^/r.y ont renoncé à l'extérieur, car on a dit :
« Il n'y a de prière que par la béatitude du cœur; il n'y a de
prière que par le prononcé de la Fàtiha ». Pour eux, cette
Ftitiha, c'est leur béatitude; telle que si Gabriel venait, il
recevrait un coup de pied ; avant d'arriver en la présence (du
prophète), celui-ci lui dirait : Viens! mais il répondrait :
« Non! car si je m'approchais à la distance d'une phalange
de doigt, je brijlerais. » Je dis à ce chéïkh : Que Dieu t'emmène
en enfer! Il me répondit : Plût à Dieu ! atin que je voie ce
que deviendra ma lumière en présence de l enfer; qu'est-ce
que l'enfer devant la lumière que possède le vrai croyant?
On a vu le bœuf, on n'a pas vu le prince qui était dans ce
bœuf : sinon, comment l'aurait-on mis à mort? Sois pos-
sesseur (le réflexion et de discernement; car le chemin se
divise en plusieurs branches: l'un monte par ce chemin-ci,
l'autre par ce chemin-là. Observe ta main droite; lorsque tu
seras arrivé à Qonya, lu n'auras plus besoin de discernement
ni de réflexion ; il y a là un sultan juste : nul n'y fait de tort à
personne.
o27. Il dit de même un jour: « La formule : 11 n'y a de dieu
que Dieu, est ma forteresse : celui qui entre dans ma forteresse
est à l'abri «le mon châtiment. Il a dit : Quiconque entre dans
cette forteresse: il n'a pas dit : Quiconque prononcera son
nom ; car, il est bien facile de dire le nom de cette
forteresse; tu diras : Moi. de ma bouche j'ai été dans la for-
teresse, ou tu diras : Moi, je suis allé à Damas. Si c'est avec
la langue, en un clin d'œil tu iras au ciel et à la terre, tu iras
au trône de Dieu. 11 a dit : Celui qui dira purement et sin-
cèrement : Iln'v a de dieu que Dieu, entrera dans le paradis.
Maintenant toi. assieds-toi: tu dis : Le cerveau devient sec.
Lui, qu'est-il.'Toi, qu'es-tu? Tu es six mille fois plus : deviens
un seul, sinon, qu'est-ce que tu seras par rapport à son unité?
166 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Cent mille atomes: chaque atome, tu l'as emporté par une
passion, par une imagination. Il entrera au paradis pure-
ment par son intention, sincèrement par son acte. Du mo-
ment qu'il a agi ainsi, il n'est pas nécessaire d'avoir la pro-
messe d'entrer au paradis; du moment qu'il a agi ainsi, il
est dans le paradis même. Mais Dieu sait mieux la vérité !
528. On rapporte qu'un jour notre maître Chems-ed- dîn(que
Dieu amplifie sa situation !) était, dans une assemblée, occupé
à écouter le son de la harpe. Quelqu'un dit : Un derviche qui
écoule le sonde la harpe! Ne le vois-tu pas, si tu ne l'entends
pas? dit le derviche. Immédiatement la main de cet individu
se mit à agir de môme, et il devint aveugle. On eut beau
gémir, il ne fut pas possible [d'y remédier]. Pour nous, dit le
saint, c'est une plaisanterie ; pour les autres c'est un miracle.
Quelqu'un dit : J'admets tout miracle qui est raisonnable.
[Dans ce cas], répliqua le derviche, ce n'est plus un miracle;
un miracle, c'est ce que la raison est impuissante à compren-
dre.
529. Les anciens compagnons nous ont rapporté qu'à
Siwas, le chéïkh Asad-ed-dîn le théologien scolastique, qui
fut le maître d'Akhî Mohammed Dîvvânè, expliquait un
jour, en présence de Chems-ed-dîn, ce passage : « Il est avec
vous partout où vous êtesV ^) Avec toute sa supériorité, raconta
le Maître, quand je l'interrogeais sur un sujet, il se fâchait.
Une fois je lui dis : « Comment Dieu est-il avec vous [comme
le dit le Qonm] ? » — « Tébrîzî, répondit-il, quelle est ton
intention en posant cette question? Tu étais pour la mansué-
tude, et voici que tu es en colère, et que tu me lances cette
apostrophe?» — « Que veut dire le mot intention^ répliquai-
je? 11 ne s'applique pas à ma question. Es-tu iin chien à la
langue enchaînée, qui s'est habitué à faire le mal ? Comment
peux-tu exprimer une pareille pensée ? [Je dis simplement:]
Comment Dieu est-il avec son serviteur?» — «Oui, répon-
dit-il. Dieu est avec son serviteur par la science. » — « La
1. Ooc.,LVII. 4.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 167
science, répliquai-ja. n'est pas distincte de l'essence de
Dieu, non plu^^ que les autres attributs. » — «Ce sont là de
vieilles questions que tu poses. » — «Que veut dire vieilles?
Dieu nous garde qu'il y ait là une nouveauté » Ne pouvant
rien répondre, il se leva, s'inclina et me traita avec honneur.
Les jiens dirent: «Voilà 1p théoloafji'n ! » et beaucoup cru-
rent.
530. .\ Damas, dit une fois Chems-ed-dîn, ces chiens trai-
taient publiquement d'infidèle (>hihab [ed-dîn Sohrawerdî.
surnommé Maqtoùl '. Dieu nous en garde! ni'écriai-je,
comment serait-il un infidèle, lui, un être lumineux? Oui.
il est vrai, en présence de Chems-ed-dîn], Chihâb est un
infidèle : loisqu'il entrera à son service en toute sincérité,
il deviendra une pleine lune, il sera parfait. Je suis 1res
humble avec les nécessiteux sincères, mais très orgueilleux
avec les autres. Pour Chihàb. sa science surpassait sa raison ;
or il faut que la raison l'emporte sur la science et la domine.
Le cerveau, siège de la raison, était devenu faible chez lui.
Dans le monde de l'esprit, il y a une secte qui y éprouve des
jouissances ; ils sont descendus et se sont établis sur la
terre], et parlent du monde supérieur \rahb()ni\\ mais c'est
le même monde de l'esprit qu'ils s'imaginent être le monde
supérieur, à moins que la grâce de Dieu ne s'en môle au
moyen d'une de ses attirances, ou qu'un homme ne vienne les
soutenir en les prenant sous l'aisselle, et en les tirant du
monde de l'esprit vers le monde supérieur, avec ces mots :
« Entre dans notre suite, » car il y a là une autre subtilité :
pourquoi êtes- vous descendus? Là, l'esprit n'a pas encore
montré toute sa beauté même à Hoséin benj Mançoùr [el-
Hallàdjj ; sinon, comment aurail-il pu dire : Ana'l-haqq « Je
suis Dieu » ? Quel rapport y a-t-il entre Haqq « Dieu » et ana
« moi »? Qu'est-ce que cet ana, ce pronom? S'il s'était plongé
dan« 1p mondp de l'esprit, comment aurait-il été contenu
1. son surnom lui vint de ce qu il fut exécuté dans la forteresse d'Alep.
le 5 réiJjeb o8~ (29 juillet 1191), sur Tordre d'el-Mélik-ezh-Zhâhir, fils de Sala-
din. Cf. Ibn-Khallikàn. trad. deSlane. t. IV, p. l.JT.
168 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
dans un pronom, dans la lettre a et dans la lettre;* *?
531 . «J'ai posé, a dit encore Chems-ed-dîn, la question
suivante à des cliéïkhs : [Le prophète a dit:] J'ai avec Dieu
des moments... Ces moments ctaient-ils durables? Ces sots
m'ont répondu : Non, ils^n'étaient pas durables . Alors je leur
dis : Quelqu'un faisait une prière en faveur d'un derviche
de la nation musulmane en ces termes : « Que Dieu te donne
toute tranquillité!» — «Oh! oh! répliqua le derviche, ne
fais pas une pareille prière, mais demande à Dieu qu'il
m'enlève toute tranquillilé : Grand Dieu! donne-lui le
trouble, car moi, je suis devenu impuissant et stagnant ^
dans la tranquillité.»
« Quelqu'un dit : Pendant qu'on abreuve les pèlerins
[siqâyd], il ne faut pas prononcer le nom de Dieu, ni lire le
Qorân, si ce n'est à voix basse. Que faire à celui-là? m'écriai-
je ; je ne puis le séparer de moi-même. Si le loi ne descend
pas de cheval, que peut faire la monture î « 11 est avec vous
partout où vous vous trouvez ». Cela n'est pas durable. Celui
qui ne connaît pas les principes et s'attaque aux sciences
dérivées, ne peut dire que des erreurs. ».
« Quelqu'un décrivait un poisson et sa grosseur. Une per-
sonne lui dit[: « Tais-toi ! sais-tu ce que c'est qu'un poisson ? »
— « Comment ne le saurais-je pas, moi qui ai fait tant de
voyages en" mer? » — « Si tu le sais, dis nous ce qui distin-
gue un poisson. » — « Ce qui distingue le poisson, c'est qu'il
a deux branches [nageoires], comme le chameau [a deux
bosses]. »"— (' Je savais bien que tu ignores ce qu'est un
poisson ! Mais, par la description que tu viens de donner, j'ai
compris encore autre chose, c'est que tu ne sais pas distin-
guer un bœuf [à deux cornes] d'un chameau. Il ne faut pas
être possesseur de goût, mais de cœur ; cherche le cœur, non
le goût. Qu'est le rang du co'ur? C'est un voile; le posscs-
1. L'objection faite à la fameuse formule del-Haliàdj, c'est qu'elle semble
avoir conservé des traces de la personnalité de l'inventeur, laquelle aurait
dû disparaître dans legrand Tout, lapersonnede Dieu et celle iln mystique
arrivé au stade suprême ne faisant plus qu'un.
2. Chafdj.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 169
seur est Dieu: c'est par jalousie qu'on appelle le mystique
Çnhib-dil « possesseur de cœur. »
o32. Un jour, dans le collège do noire Maître et en son illus-
tre présence, il formulait des préceptes improvisés dan«: son
cœur; les grands de répoqne étaient présents. « Comment,
dit-il, Fakhr-ed-dîn lîàzî a-t-il eu laudace de s'exprimer
ainsi : « Mohammed l'Arabe (TVÎz/) a dil telle chose, et Moham-
med Ràzî H dit lelle autre? » Il n'est pas l'apostat de
l'époque, il n'est pas l'incrédule absolu; s'il se repent,
pourquoi le molesterait-on? On se jetterait soi-même sur le
sabre affilé; dans ce cas, quel est le sabre, serviteur de Dieu,
qui aura de la compassion pour eux? Ils n'en ont pas pour eux-
mêmes. C'est ainsi que le chéïkh Mohammed Ibn-'Arabî a
dit, dans la ville de Damas : « Mohammed est notre cham-
bellan ' ». Je lui dis : « Ce que tu vois on toi-même, pourquoi
no le vois-lu pas chez Mohammed"* Chacun est son propre
chambellan. >; Ibn-'Arabî répliqua: Du moment que la
vérité est objet de connaissance, où est la prédication? Fais,
ne fais pas, où est-ce? Fnfin, lui dis-je. cette idée était la
sienne, et cette autre supériorité était en surplus. Celte déné-
gation que tu fais, va et fais-en usage, car c'est là la prédica-
tion : tu prêches : il ne faut pas lo faire. C'était un bon
participant à nos souffrances, un bon compagnon, un homme
profond que le Chéïkh Mohammed, mais il ne l'était pas en
imitant [le prophète. Quelqu'un dit : C'est cela justement
qui était l'imitation. Non. répliquai-je, il ne limitait pas :
à certains moments, le chéïkh Mohammed faisait dos gé.
nutlexions et des prosternations: il disait : je suis le servi-
teur dos gens de la loi. mais il ne les suivait pas. Sa compa-
gnie m'a valu de nombreux profits, mais pas autant que la
vôtre. La vôtre ne ressemble nullement à celle-là ; il y a une
grande ditïérence entre la perle et le gravier!
533. .< Le chéïkh Mohammed disait souvent : L'n tel a
1. Perdè-ddr. le chambellan qui soulève la portière de la salle d'audience
et introduit les personnes qui demandent audience (arabe hâdjib).
170 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
péché ! un tel a péché ! Et à ce moment même, je le voyais
commettre des péchés lui-môme; parfois je les lui montrais,
et il baissait la tête. «
Chems-ed-dîn disait encore: Mon enfant, tu donnes de
forts coups de fouet (c'est-à-dire, tu me pousses en avant
très fort). C'est une montagne, une montagne ! Il n'y a pour
moi, en cela, aucune mauvaise intention. Enfin, vois, cette
retraite de quarante jours, ces litanies {dhikr), est-ce l'imi-
tation de Mahomet? 11 est vrai. Moïse a reçu l'ordre [de la
retraite] de quarante nuits; où est l'imitation de Mahomet,
que Moïse n'aurait osé désirer? Au contraire, il disait: Fais-
moi entrer dans la série des acolytes ' du prophète, puisqu'il
a dit: Grand Dieu! introduis-moi dans le peuple de Maho-
met. L'interlocuteur de Dieu [Moïse] poussa alors l'exclama-
tion : Fais-moi voir [la personne]^ ! Quand il sut qu'il était
question des mahométans, il demanda la même chose que
pour sa formule Fais-moi i;oir,à savoir : Fais-moi entrer dans
ce peuple. On lui dit: Maintenant, va pendant quelques
jours au service de Khizr, et celui-ci dira la même chose.
C'est une autre lumière qui mettra en désordre à la fois
Moïse et Khizr.
534. Chems-ed-dîn racontaceci : Un jour, on dit au chéïkh
Harîrî : Tes disciples font des pas larges, ils n'accomplissent
pas leurs devoirs religieux_, et tu ne dis rien. Du moment,
répondit-il, qu'ils connaissent la parole de Dieu et celle du
prophète, et qu'ils n'exécutent pas les ordres, écouteront-ils
et accepteront-ils mes paroles ? Puis il se mit à riie et ajouta :
S'ils font la prière, s'ils observent le jeûne, s'ils exécutent
les ordres, cette obéissance les délivrera [du péché] ; quel
besoin ont-ils de moi? Ils se sont accrochés au pan de ma
robe pour agir selon leurs passions ; je les prendrai par -la
main et les délivrerai. C'est ainsi qu'il parla; mais ce qu'il
1. Filrâkiyân, ceux pui posent la main sur le pommeau [fitrâk) de la selle
pour accompagner à pied un grand personnage.
2. (?or., vu, i;}9.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZl 171
disait, il ne pouvait pas le faire ; son stade n'était pas suffi-
sant pour cela. Notre Maître Chems-ed-dîn no le disait pas
clairement, mais sa manière de pratiquer la danse rituelle
et les honneurs qu'on lui rendait valent des paroles telles
que celles-ci : « Je suis de ces sainls dont les sectateurs,
quoi qu'ils fassent, je puis les sauver. »
«Nous avons suivi jusqu'au bout des chemins difliciles, nous
avons facilité la roule à nos gens. »
'< La plupart des hommes, dit-il encore, dansent sans
tambour do basque ; mais s'ils en entendent le son, que ne
feront-ils pas? Lue seconde interprétation, c'est que dans
l'homme, en plus des actes extérieurs et de la pure piété, il
y a encore une action et une piété secrètes ; c'est la bonté de
la substance, car on a dit : « Quand mon serviteur a une bonne
opinion de moi. qu'il [)on«e de moi ce qu'il veut. » Toutes
ses mauvaises qualités deviennent bonnes par ce moyen,
car les regards ne tombent que sur les actes extérieurs;
mais nous autres, nous ne consi<lérons pas cela: nous ne
regardons que l'intérieur et le secret du cœur des hommes.
Quand même l'homme serait extérieurement pervers et im-
parfait, à l'intérieur il peut être honnête par la vertu de celle
sui>>tanfo pur" 'r< -mcéi'it'* «^''crôto.
« Nous qui voyons i ultérieur de tous les climats, nous regar-
dons le cœur et ne considérons pas Texlérieur. »
o3o. De nobles amis tiennent d amis généreux le récit
suivant : Un jour, le Maître (que Dieu sanctifie son puissant
mystère!) était tout enivré de la Gnose. « Lorsque la résur-
rection se lèvera, lorsque les prophètes et les saints se
tiendront alignés, que les vrais croyants de la communauté
[musulmane] se rassembleront par troupes, Chems-ed-dîn
Tébrîzî et moi. nous tenant par la main, nous irons au paradis
en marchant fièrement et glorieusement, »
536. Chems-ed-dîn. nous a raconté Sultan Wéled, était
entré un jour dans la cabine d'isolenvent arec des initiés et
172 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
émettait des pensées obscures. « Si une personne, dit-il, se
montre fidèle, une seule l'ois dans toute sa vie, dans la voie
de Dieu, et qu'ensuite mille tyrannies proviennent d'elle,
nous ne regarderons que cette unique fidélité, et nous ne
considérerons pas ses tyrannies; car le principe était cette
unique fidélité qu'elle a pratiquée envers Dieu. Celui qui a
reconnu les droits de cette fidélité ne considère plus les tyran-
nies [subséquentes]. « Sultan Wéled ajouta: « Ghems-ed-dîn
disait à mon père : J'avais à Tébrîz un directeur spirituel
nommé Abou-Bekr; c'est de lui que jai obtenu toutes les
saintetés [que j'ai en moij ; toutefois il y avait en moi-même
quelque cbose dont mon directeur ne. s'apercevait pas, non
plus que personne. Cette chose, notre Maître l'a vue (que
Dieu étende sur lui son ombre et sa bénédiction !). »
537. Chems-ed-dîn raconta ceci à mon père : « J'étais enfant,
je voyais Dieu, je voyais l'ange; je contemplais les choses
mystérieuses du monde supérieur et du monde inférieur. Je
pensais que tous les hommes voyaient de môme. Finale-
ment je PUS qu'ils ne les avaient pas vues. Le chéïkh Abou-
Bekr m'empêchait d'en parler ». Mon père me dit : C'est
le propre de notre Maître Chems-ed-dîn ; cela lui venait
de réternité, non de sa dévotion et de sa mortification ; c'est
la même grâce que Dieu avait accordée à Jésus dans son
berceau : « iNous lui avons donné, étant enfant, la sagesse * ».
C'est ainsi qu'il parla et manifesta ainsi son caractère mira-
culeux; de même pour cet autre caractère unique : « Nous
lui avons donné une science qui venait de nous ^ ».
538. Continuellement mon père me faisait les recomman-
dations suivantes : Ne parlez pas de Chems-ed-dîn en pré-
sence du chéïkh Çalâh-ed-dîn, et ne parlez pas de celui-ci en
présence du Tchélcbi Hosâm-ed-dîn, bien qu'il n'y ait pas de
différence entre eux; mais il ne convient pas de les men-
tionner. C'est ainsi que les compagnons ne parlaient d'aucun
i. Qor., XIX, 13.
2. Qor., XVIII, 64.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 173
autre prophète quand ils se trouvaient en présence de Moham-
med, à moins que lui-même n'en parlai et ne commentât la
silualion de chacun d'eux.
539. D'après les chefs des compagnons, on r.iconto qu'un
jour Sullàn Wéled dit : Mon père, dans sa jeunesse, était exlrê-
memenl dévot, vertueux et abstinent; il n'en était pas encore
venu à aimer le concert spirituel. Kirâï-Bozorg, qui était ma
grand-mère, la mère de mon père, l'excitait à la musique;
c'est ainsi qu'au début du concert spirituel, mon père
secouait les mains •. Lorsque notre Maître Chems-ed-din
arriva [à (Jonya,, il lui montia la danse rituelle circulaire *.
On dit que Kirài-Bozorg était originaire de Samarqand, et
que son mari, le khàdjè ^ Chéref-ed-dîn, était un homme
riche et de grande origine, tellement qu'à Samarqand
personne ne lui était supérieur en fortune, en dignité, en
valeur personnelle et en généalogie. Lorsque son mari
mourut, cette dame rassembla toute sa fortune et alla trouver
le Grand-Maître * dont elle devint 1 élève. Gertaius disent
qu'ils vécurent ensemble et vinrent ensemble en Asie-Mineure,
où elle mourut. Ma mère était encore en bas-âge lorsijue le
Grand-Maître la prit pour mon père. Kiràï i^que Dieu soit
satisfait d'elle!) était une sainte tellement fiarfaite que Béhà-
ed-dîn Wéled disait chaque fois |^qu'il parlait d'elle] : Mon
stade et le sien sont pareils, mais je possède dès sciences
nombreuses et des secrets innombrables.
o40. In jour, nous a dit Sultan Wéled, on appela Kirà de
la part de Dieu. J'étais un enfant, occupé à Damas à l'étude
des sciences (coraniques . Ma mère, par suite de mon
absence, était continuellement en pleurs et gémissait ; elle
répondit : Je n'irai pas ; je suis occupée à pleurer Béhâ-ed-
dîn Wéled. Il faut ([ue toi. mon corps, tu sois dans la
1. Desl-é/chdnî, dansera la manière orientale, en faisant de légères con-
torsions du corps en même temps que des ttiouvements de bras.
2. Tcharkh.
3. Négociant, bourgeois.
4. Bélià-ed-diu Wéled, père de Djélàl-ed-din Ruûuai.
174 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
douleur. mes yeux, pleurez ! mes membres, ô mes sens,
occupez-vous de vos travaux ! mes deux mains, soyez
assidues à tailler des effets, jusqu'à ce que je revienne,
S'élant ainsi dépouillée de son corps, elle se rendit aupiès
de Dieu, revint ensuite et trouva tout dans l'état où elle
l'avait laissé.
541 . Le même nous a encore dit ceci : Chems-ed-dîn dit à
quelqu'un : Laisse l'inutile pour parvenir à Dieu ; c'est la
voie. Prends Dieu, dit mon père, pour être délivié de l'inu-
tile ; alors tu n'auras plus besoin de voie, d'abandon et de
provision. Maintenant, tu as le choix: situ le veux, laisse
l'inutile et marche pour arriver à Dieu ; si tu le veux,
prends Dieu pour être délivré de l'inutile.
542. Au rapport de Chems-ed-dîn, Abou'l-Hasan Khor-
qànî ' raconta un jour ceci : « Je posai mon premier pas au
dessus du trône [de Dieu], le second au-dessous de la terre;
la porte que je cherchais était fermée ; elle ne s'ouvrit pas
tant que je ne m'inclinai pas sur le seuil de la supplica-
tion, il n'y a pas de dévotion supérieure à la supplication.
« Il n'y a que la supplication, l'esclavage, la nécessité qui
soient considérés auprès de celte Majesté. »
343. Les compagnons initiés nous ont transmis ce récit
de la bouche du Maître. Chems-ed-dîn, à Alep, resta qua-
torze mois dans la cellule du collège, occupé aux mortifica-
tions et aux efforts ; il n'en sortit pas un seul jour. Une voix
s'éleva du mur de la cellule: « Ton àme a des droits ^ur
toi », dit-elle. Son àme s'incarna dans une forme telle que
les minéraux eux-mêmes n'auraient pu la supporter.
Chems-ed-dîn, en souriant, renonça à sa lefraite et prit le
chemin de Damas.
Les anciens amis, dont le cœur est le temple antique de
Dieu, nous ont raconté que notre maître Chems-ed-dîn s'as-
/ seyait constamment à la porte de la cellule du Collège, et
1. Voir t. I, p. 226, n. 1.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 175
mettant notre Maître à l'intérieur de la cellule, il disait
à un ami qui s'informait de lui : Qu'as-tu apporté, et quel
présent me donnes-tu pour que je vous le montre? Un jour,
un importun lui demanda : Et toi, qu'as-tu apporté, pour
nous demander quelque chose? Je me suis apporté moi-
même, répondit-il, et j'ai sacrifié ma tète pour sa voie. Il fit
comme il l'avait dit.
544. On rapporte qu'un journotre Maître dit : Chems-ed-dîa
m'a dit un jour que précédemment il suppliait Dieu de le
mettre en relations avec ses saints et de le faire causer avec
eux. 11 les vit en songe lui dire : Nous te ferons causer avec
un seul saint. C'est bien, répondit-il; où est ce saint? La
nuit suivante, il les vit encore, et ils lui dirent : Il est en
Asie-Mineure. Au bout d'un certain temps, dit-il, je ne le
trouvai pas dans mes recherches et je ne le vis pas. Le temps
n'est pas encore venu, lui dirent-ils; car « les affaires sont
soumises à des temps propices ' ».
o4o. Le récit le plus authentique qui nous soit parvenu de
Sultan Wéled est le suivant. Continuellement, notre maître
Chems-ed-dîn, dans les débuts de sa situation, demandait au
Seigneur illustre, par toutes sortes de supplications et d'hu-
miliations, qu'il lui fît voir un seul des êtres voilés par le
rideau de sa jalousie. Voici la révélation qu'il eut : Lorsque
tu insisteras sérieusement et que lu auras une passion vio-
lente, quel cadeau me donneras-tu pour cela.^ Il répondit :
Ma tète. A la fin, lorsqu'il fut arrivé à obtenir les faveurs de
celte beauté divine, qu'il fut rendu heureux par cette compa-
gnie, et qu'il fut l objet de regards favorables^ il était assis
une nuit au service de notre Maître, en retraite. Du dehors,
quelqu'un lui fit doucement signe de sortir. Immédiatement
il se leva et dit à notre Maître : On m'appelle pour le sup-
plice. Après avoir attendu longtemps, mon père dit : « N'est-
ce point à lui qu'appartiennent la création et le droit de
commander '? C'est avantageux. » On dit que sept misérables
1. EL-omoûr merhoùna bi-auqdli-hâ, proverbe arabe.
i. Qor. VU, 32.
176 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
envieux inutiles s'étaient coneerlés et se tenaient en embus-
cade, à la manière des Ismaéliens '. Quand ils trouvèrent
l'occasion favorable, ils lancèrent un coup de poignard;
Cbems-ed-dîn poussa un tel rugissement que ces conjurés
s'évanouirent. Quand ils revinrent à eux, ils ne virent que
quelques gouttes de sang. Depuis ce temps jusqu'à la fin des
siècles, on ne vil plus ni marque ni trace de ce souverain de
la pensée.
« Il était le même; personne ne le vil plus, il disparut aux
yeux des hommes, comme une fée.
« Quand il fut éloigné des yeux de ses proches el des créatures,
il fut dans le monde aussi célèbre que le phénix. «
« Dieu fait ce qu'il veut, s'écria notre Maître, et il juge
selon son bon plaisir - ».
« Quel autre moyen y a-t-il en dehors delà résignation el de la
satisfaction? Tu es dans la griffe du lion mâle et cruel ! »
« Pourquoi manifesterions-nous du dégoût dans cette
affaire? Il avait promis et s'était engagé pour cel endroit; il
avait mis sa tète en gage, en signe de reconnaissance pour
noire mystère. Forcément, la prédestination divine a suscité
l'individu qui a pris les dispositions appropriées, la sagesse
a manifesté le droit de la plume qui a tracé le destin. C'était
inscrit dans le livre ^ ».
« Si l'homme s'acquitte de l'engagement du pacte, il dépassera
toute descripli<m que lu pourras faire. »
Ensuite il se livra à de grands troubles, et les amis se
mirent à pleurer. Epris d'amour mystique, il commença le
concert spirituel et se mit à dire des élégies funèbres dont
voici l'une :
« Si les yeux de ma lêle pleuraient autant que j'ai de chagrin,
ils pleureraient jour et nuit jusqu'à l'aurore.
1. Molliid-vâr
2. Qor. III, 33; XXII, 19 et V, 1.
3. Qor. XVII, 60 ; XXXIll, 6.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 177
« Chems-ed-din de Tébrîz est parti ; où est la personne qui
pleurera sur cet honneur de l'humanilé?
« Ce monde n'a que l'ouïe et la vue; s'il avait l'ouïe et la vue
[Véritables], il pleurerait.
Et cœtera. Parmi ces misérables qui avaient voulu le
mettre à l'épreuve, qui tombèrent captifs aux mains du mys-
tère du destin, et qui avaient soulevé une telle discorde, les
uns furent tués au bout de peu de temps, d'autres furent
frappés de paralysie; un ou deux tombèrent de la terrasse
de leur maison et périrent ; quelques-uns furent métamor-
phosés par la pensée. « L'incrédulité ne fait qu'augmenter les
incrédules en perdition ' ». 'Alà-ed-dîn, qui était marqué au
fer rouge par ce verset : « Il n'est point de ta famille ; c'est
là un acte déshonnète - », éprouva une fièvre brûlante et
tomba malade d'une maladie étonnante; il mourut dans ces
quelques jours. Notre Maître, par suite de son extrême cha-
grin, se rendit du côté des jardins et n'assista pas à l'enterre-
ment de Chems-ed-dîn. Nous nous réfugions en Dieu contre
leur répulsion et leur violence !
La date du martyre de Chems-ed-din est un jeudi de l'an
645 (commençant le 8 mai 1247 .
On raconte encore que notre Maître, à la suite de son
exirème agitation, ne reposait ni jour ni nuit; il se prome-
nait sans arrêt dans la cour du collège, et prononçait avec
elfort ces quatrains :
« De tous c«jtés, une insomnie provenant de ton amour ; la
nuit, les deux boucles de clieveux répandent la couleur de
l'ambre gris.
« L'éternité, comme un peintre, trace des dessins de tous
côtés pour la tranquillité de mon cœur, ô Tébrîzî I »
« Qui dit que ce vivant éternel est mort? Qui dit que le soleil
de l'espérance s'est éteint?
1. Qor., XXXV, 37.
2. Qor., XI, 48.
Tome II. 12
178 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
«. L'ennemi du soleil est monté sur la terrasse de la maison, il
a fermé ses deux yeux et s'est écrié : Le soleil est éteint !
Dans une réunion où se trouvaient présents de grands
personnages, il dit :
« Qui dit que l'esprit, excitateur de l'amour divin, est mort,
que Gabriel, l'archange fidèle, a péri sous le tranchant du sabre
affilé ?
« Celui-là qui est mort comme Iblîs au milieu d'une dispute,
peut s'imaginer que Chems-ed-dîn deTébrîz, est mort. »
Au bout du quarantième jour, noire maître se coiffa d'un
turban couleur de fumée ; il ne mit plus de turban blanc ; il
se fil faire un férédjé d'étoffes rayées du Yémen et de l'Inde ;
ce fut là son vêtement jusqu'à la fin de ses jours.
.^46. Suhân Wcled nous a expliqué ceci : De même que
Moïse (sur lui le salut!), avec la force du prophétismc et la
grandeur de sa mission, recherchait Khizr (sur lui le salut!),
notre maître également, avec tant de vertus, des mœurs si
louables, des qualités, des slades, des lumières, des mystères
agréés et sans pareils, avait recherché Chems-ed-dîn de
Tébrîz ; celui-ci, de toute façon, s'était dévoué à son amour;
tous les prophètes et les saints ont, en effet, reçu Tordre de
pratiquer la recherche et la société les uns des autres.
547. Sullàn Wéled (que Dieu sanctifie son mystère unique) !
nous a raconté ceci : Mon père était occupé un jour à con-
templer le monde invisible; il vit un Pôle qui avait quatre
mille disciples arrivés à l'amour divin; ils étaient tous deve-
nus des saints et avaient atteint la perfection. Pendant une
retraite de quarante jours, il demanda à Dieu un stade et
une extase auxquels il n'était pas encore arrivé, et poussé
par ce désir, il disait : Seigneur! ô Seigneur! Il avait
atteint un tel degré de grandeur que toutes les parties cons-
tituantes de la terre et du ciel, les esprits inférieurs et supé-
rieurs, répétaient en conformité avec lui, les mots : Sei-
gneur! La lumière du Dieu très haut, de la grandeur d'un
bouclier subtil, frappait l'oreille de Chems-ed-dîn et lui
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 179
disait : « Me voici ! me voici ! » Quand cette expression
eut été répétée trois fois, Chems-ed-dîn, emporté par son
désir, s'écria : « Dieu! ce pauvre chéïkh répète les mots :
Seigneur ! Par ta générosité, dis-lui : Me voici ! >> Immé-
diatement, à la suite de ces paroles, successivement les
mots : Me voici 1 vinrent frapper l'oreille de Chems-ed-dîn
de Tébrîz. Ainsi, par une seule indication et intercession
du Maître, ce chéïkh orant atteignit son but.
548. Chems-ed-dîn. raconte-t-on, s'était la première fois
rendu en Syrie, poussé à ce voyage par la haine des envieux
sans religion et l'inimitié de misérables dépourvus de certi-
tude. Après un long séjour, il revint sur les indications de
notre Maître ; il honora Qonya de sa présence, et ils se tinrent
plusieurs mois en une compagnie fort étroite. De nouveau
les envieux dépourvus d'idées se sentant à l'étroit, le monde
[pourtant] si large commença à leur paraître resserré; il
s'absenta une seconde fois et c'est alors que notre Maître
ordonna à son fils bien-aimé de se rendre en Syrie, avec
vingt compagnons, pour en ramener Chems-ed-dîn.
o49. L'n jour, dit-on, il suivait une route ; tout à coup il se
rencontra avec un émîr, accompagné de ses cavaliers et de
sa suite. Quand ils eurent jeté un regard l'un sur l'autre, cet
émîr descendit de cheval, s'inclina et resta debout quelque
temps ; puis, versant des larmes, il se remit en voyage.
Notre maître Chems-ed-dîn s'écria: «Gloire à celui qui
châtie ses esclaves parle moyen de ses bienfaits, et réserve
la vengeance à ses amis particuliers ! » Les mystiques [qui
l'accompagnaient] l'interrogèrent sur ce que cela voulait
dire. « Cet émîr au caractère de derviche, répondit-il, est dans
la filière des saints de Dieu : il a seulement revêtu ce cos-
tume, il s'est caché sous les voiles de la. richesse. Par son
attitude, il m'a exprimé cette plainte : Je ne puis réunir à
la fois le vêtement [qui est le symbole] de la conduite des
affaires du peuple, et la dévotion et la poursuite de la voie
de Dieu ; demande-lui de me permettre d'entrer dans le vête-
ment de la pauvreté et de me consacrer en tout loisir à son
180 LES SAINTS DES ■ DERVICHES TOURNEURS
service. Lorsque je fis des invocations [appropriées à ce dësir],
l'indication me parvint qu'il lui fallait continuer de servir
Dieu sans quitter les insignes de son commandement, car il
s'y trouve l'avantage de rendre à la fois florissants la religion
et le monde; les mortifications et les peines de Tâme sont
encore plus pénibles dans une position pareille. Quand il se
fui rendu compte de la situation, il est parti en gémissant,
il a obéi, et a abandonné son corps aux difficultés du gouver-
nement, aux événements et aux peines qui assaillent les
créatures.
550. JNotre maître Ghems-ed-dîn, toutes les fois qu'il se
sentait enivré par la fréquence et la continuité des manifes-
tations divines, qu'il se trouvait plongé dans Textase parfaite,
et qu'il s'apercevait que les forces humaines étaient impuis-
santes à supporter cette beauté suprême, il s'occupait à des
travaux menus, pour restreindre celte situation, et pour
[imiter le prophète qui disait] : « Parle-moi, ô la petite rou-
geaude *, parle-moi ));il se rendait en secret, comme homme
de peine, auprès des gens, et travaillait jusqu'à la nuit; quand
il s'agissait de recevoir son salaire, il cherchait des prétextes
et disait : a Qu'on le garde pour l'amasser, car j'ai une dette
que je veux payer », puis il sortait. Au bout de quelque temps,
il s'absenta. Cependant il se livrait continuellement à des
invocations et disait : « Est-ce que, parmi les amis intimes
de Dieu, dans tout le monde d'en haut et d'en bas, il y a une
personne qui aurait la patience de me supporter?» Une voix,
partie du monde mystérieux, lui répondit : ]1 n'y a pour
toi de noble compagnon, parmi tous les êtres qui existent,
que notre maître Roûmî. » Yoilà pourquoi il partit pour
l'Asie-Mineure.
A la seconde fois, il eut une conversation avec Djélâl-ed-
dîn, qui dura six mois entiers, dans la cellule du collège de
notre Maître. Entre eux, il n'y avait en aucune manière de
quoi boire et de quoi manger, de quoi dépenser et gagner à
i . Surnom familier d' 'Âïcha.
CHEMS-ED-DIN TEBRIZI 181
a façon des hommes. Seuls Çalâh-ed-dîn et Sultan Wéled
eniraienf dans leurchambre. La hauteur du degré auquel ils
parvinrent était tellement grande que les degrés indiqués
parce passage du Qoràn : « ^Dieu élèvera de plusieurs degrés
ceux qui d'entre vous ont reçu la science * » restèrent les plus
bas des stades.
« Lorsque le soleil, au matin, montre sa face du côté de TOrient,
les étoiles, en réalité, lui tirent un coup de chapeau.
ool . Dans une réunion de chéïkhs de l'époque, Chems-
ed-dîn tenait des propos mystiques et émettait des pensées
de ce genre : « Si tu es occupé d'une affaire, pourquoi restes-
tu sans rien faire? Et si tu n'en as pas, pourquoi es-tu ainsi
troublé?
« Ils sont tous des timbaliers, et il n'en sort aucun bruit; tous
travaillent, et on n'en relire aucun profit. »
« Si tu suis la route de la religion, pendant longtemps
tu n'arriveras ni à un village, ni à un caravansérail ; tu ne
verras aucun signe : la voix d'un chien ou d'un coq ne frap-
pera pas ton oreille. C'est une route étrange ; on y marche
tant de temps, et l'on reste toujours à la même station,
comme le bœuf et l'Ane. Le sot individu qui travaille à
gages, fait la besogne de sa journée et dit: Je serai payé
demain ! A supposer qu'il le soit, il n'en voit pas la moindre
• race aujourd'hui. Tu tournes si longtemps autour de la
table des hommes généreux et des souverains en secouant
la queue ; finalement tu n'en as ni une miette de pain ni un
os. Tu dis : Le regard des saints est la pierre philosophale ;
celui sur qui il tombe en est sûrement transformé; il sort
de l'amertume, de l'acidité, de l'aveuglement ; tu dis encore :
Un tel est un saint de cette espèce, un grand saint, ses mira-
cles sont tels et tels ; eh bien ! moi, j'ai vu une personne de
ce genre, je lai comprise, et pourtant je te vois dans la
même amertume, la même acidité, peut-être pire. Tu me
1. Qor., LVIII, 12.
182 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
fais cette description : J'ai vu tel grand personnage, j'ai bu
à telle fontaine de Jouvence, j'ai poli le miroir, j'ai accom-
pli des retraites et fait des efforts pendant tant d'années.
Quand je te considère, ta situation est plus obscure que
jamais.
« Celui-là paraît orgueilleux à l'endroit des pauvres;
il se montre leur ennemi et dit: Nous autres, nous possé-
dons les sciences, la grandeur, les dignités, les pensions
que ceux-ci n'ont pas. Que la poussière tombe sur sa tête
et sur ses cent mille sciences et registres! Il dit: J'ai des
élèves, des amis, poussière sur sa tête et celle de ses disci-
ples I Un morceau de glace est l'ami d'un autre morceau
de glace, une valise avec une autre valise. Autant que j'ai
des oreilles et des yeux, je n'en vois sortir ni trace, ni soutïle
de vie. Dieu nous garde d'une pareille situation ! Ils sentent
l'opposition que leur fait la passion, ils en ont peur ;
comment peuvent-ils chercher la route et demander à
boire à la même coupe qu'Abou-Yézîd?
« Fuis ce derviche attaclié à- la nourriture; il nous faut un
derviche de la pensée, comme Abou-Yézîd. »
«Qu'elle est belle celte formule : Dieu a créé des hommes
pour la guerre, et d'autres pour manger de la bouillie à la
gamelle!
552. Lorsque Chems-ed-dîn arriva dans la ville d'Erzeroum,
il s'occupa d'y tenir une école. Il y avait là un roi respecta-
ble, qui avait un fils extrêmement beau et parfait, mais
tout à fait sot et niais. Tous les lettrés avaient été impuissants
à lui apprendre à réciter [le Qoràn], à tel point qu'en un
an il ne pouvait en lire un djoz '. Le roi vint rendre visite
à Chems-ed-dîn et Fintruisit de l'état de son fils. « Par la
faveur divine, répondit le derviche, je lui apprendrai le
Qoràn par cœur en un mois. » Le roi lui confia son fils;
celui-ci apprit un dioz' par cœur chaque jour, de sorte qu'au
1. La trentième partie du Qonln.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 183
bout dun mois il put réciter le Qorân en entier. Il apprit en
outre à écrire, ainsi qu'une foule de récits plaisants, gra-
cieux et utiles. Le roi, sa femme, ses serviteurs, sa maison,
ses parents, ses amis devinrent disciples de ce maître ; le
lils du roi devint sincèrement amoureux de lui. Quand le
derviche comprit qu'on savait l'apprécier et que sa sainteté
était devenue célèbre, il disparut le même jour, se rendit en
Anatolie en faisant cent mille miracles et opérations extra-
ordinaires dans toutes les localités où il séjournait; puis il
se remettait en route.
« L'amour a l'odeur du musc, c'est pourquoi on le couvre de
honte : il n'y a pas moyen de l'éviter ; en fin de compte, le musc
doit être couvert de honte. >>
553. Les anciens compagnons ont porté à notre connais-
sance que quand le ministre Nouçreted-dtn (que la terre lui
soit légère !) eut achevé la construction de son couvent, il
tint une grande séance d'intronisation ; les savants, les
cheikhs, les grands de la ville s'y étaient assemblés. Après la
lecture du Qoràn, on commença le concert spirituel. Le
ministre Nouçret-ed-din, pendant la danse, entrait en colli-
sion avec Chems-ed-dîn ; ses mains et ses vêtements le tou-
chaient à chaque instant, et le ministre ne faisait pas atten-
tion à ce maître do l'intelligence. Chems-ed-dîn en ayant été
gravement alTecté. sortit du concert, malgré les supplications
des grand*, qui ne purent l'en empêcher. A la fin de la danse,
les officiers du sultan se présentèrent, emmenèrent le minis-
tre avec des marques de mépris, et le mirent à mort incon-
tinent.
« Tu n'écoutes pas les conseils des hommes, lu te montres
impudent: tu te jettes toi-même sur le sabre d'acier. »
554. Les compagnons intimes nous ont fait connaître que
notre Maître fit venir un jour Sultan Wéled auprès de lui et lui
dit : « Rends-toi à Damas avec quelques amis à la recherche
de notre maître Chems-ed-dîn, emporte deux mille achrafi
184 . LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
impériaux et verse-les dans les souliers de ce sultan de
Tébriz; détourne ses pas vers TAsie-Mineure ; présente-lui
mes salutations ainsi que mes prosternations amoureuses;
lorsque tu seras ariivé heureusement à Damas, va dans un
caravansérail connu qui se trouve sur la montagne de Çâli-
hiyyé *; lu y verras notre maître Chems-ed-dîn jouer au
trictrac pour des gages avec un jeune garçon européen ;
quand il aura terminé, il prendra de l'argent du Franc.
Quand il l'aura emporté, ce jeune garçon lui donnera un
soufilet. Afin que tu ne te trompes pas et que tu ne sois pas
couvert de confusion, sache que cet enfant est un des Pôles,
mais il ne se connaît pas bien lui-même. Il faut que, par la
bénédiction de la société et des faveurs de ce saint, il s'élève
jusqu'à la perfection de son état et devienne son disciple. »
Cependant Sultan Wéled lit ses préparatifs de départ; il se
mit en route accompagné de vingt amis heureux et pleins de
mérite. Quand ils furent arrivés à Damas et trouvèrent le
caravansérail en question, ils descendirent de cheval et se
tinrent debout, dans une attitude respectueuse, à la porte de
cet édifice. Ils virent ce que notre Maître avait annoncé; tous
à la fois s'inclinèrent, et firent des démonstrations de soumis-
sion, à telles enseignes que ce garçon européen, changeant
de couleur, fut plein de crainte et se dit : Pourquoi, auprès
de tant de grandeur, ai-je commis une telle impolitesse?
Notre maître Chems-ed-dîn embrassa Sultan Wéled, lui
réserva des caresses hors de toute mesure, et s'informa de
notre Maître ; Sultan Wéled lui fit part des salutations et des
prosternations de son père, comme il convenait, versa la
totalité de l'or dans son soulier béni, et demanda de l'excu-
ser. On dit que le montant de la somme était de deux mille
pièces d'or. Il ordonna que tous les amis d'Asie-Mineure
s'inclinassent en parfaite sincérité et fissent des actes de rési-
piscence ; ils demandèrent pardon et se repentirent de leurs
[mauvaises] actions ; ils affirmèrent que dorénavant ils ne
1. Faubourg de Damas, situé sur la pente du mont Qâsiyoùn.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 185
feraient plus d'impolitesses, qu'ils ne permettraient plus à
l'envie de s'introduire chez eux, et qu'ils attendaient tous
l'arrivée auguste du cheikh. Celui-ci, par suite de ?a géné-
rosité parfaite et de sa bienfaisance générale, répondit affir-
mativement et consentit à partir pour l'Asie -Mineure.
Cependant le jeune garçon franc, se découvrant la tète, s'oc-
cupant de rendre justice au pôï-màtchàn ', et ayant cru,
voulait qu'on pillât sa fortune. Notre maître Chems-ed-dîn
ne le laissa pas faire ; il lui dit: « Va de nouveau en Europe,
visite les chers amis de ce pays-là, sois le Pôle de cette réu-
nion, et ne nous oublie pas dans tes prières. »
Lorsque les amis furent prêts à partir, Sultan Wéled
amena devant lui un cheval marchant à l'amble qu'il avait
monté ; il y installa notre maître Chems-ed-dîn, et se mit en
route, se tenant à pied à la hauteur de son étrier. Celui-ci
lui dit : Béhà-ed-dîn, monte à cheval. Il s'inclina et dit:
« Que le roi soit à cheval et l'esclave également, cela n'est
pas admissible. » Depuis Damas jusqu'à Qonya il courut à
pied, dans un amour complet, au service de ce souverain, et
il disait :
« Marche à pied pendant cent mille siècles de la sphère céleste,
celle-ci namènera pas dans la lice du temps nn cavalier pareil
à toi. »
Après tant de millisrs île miracles et de merveilles dont
il avait été témoin pendant la route, quand ils arrivèrent au
caravansérail de Zindjîrlî, ils envoyèrent en avant un der-
viche pour annoncer leur arrivée au Maître. Celui-ci donna
à l'annonciateur de la bonne nouvelle le turban, tous les
féredjés, et autres vêtements qu'il portait : un crieur alla
annoncer dans Qonya l'arrivée de Chems-ed-dîn, afin que les
petits et les grands, savants, derviches, émîrs, sortissent tous
pour aller le recevoir. Use présenta tant de monde, hommes
et femmes, qu'on ne saurait les dénombrer. Lorsqu'il se
1. Pénitence des derviches : voir t. 1, p. 166, n. 1.
186 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
trouva en présence de notre Maître, il poussa un cri et tomba
de cheval évanoui. Ils s'embrassèrent et restèrent hors d'eux
bien longtemps; ils se faisaient l'un-à l'autre des prosterna-
lions, comme (levant la Divinité ^ L'armée du Sultan, après
avoir arboré les drapeaux impériaux, battait des timbales ;
des récitateurs disaient des poésies étranges ; les amis mar-
chaient au son do la musique et, en pratiquant la danse
rituelle, manifestaient leur joie.
« Le monde de nouveau est vivant et plein d'éclat; élonne-
ment ! le jour est le jour d'aujourd'hui. »
Au milieu des grands personnages de Qonya, Ghems-ed-
dîn raconta, en présence de notre Maître, les services et les
bontés que Sultan Wéled avait eus pour lui ; il s'en montra
réjoui et dit : « J'ai dit telle chose à Béhâ-ed-dîn, et il m'a
répondu telle autre. Maintenant, par un don de Dieu, j'ai
deux situations : la première est ma tête, la seconde est le
mystère ^ Ma tôte, je l'ai sacrifiée en toute sincérité dans
la voie de notre Maître ; mon mystère, je le donne à Béhà-
ed-dîn, afin que notre Maître soit témoin de la situation,
car si Béhâ-ed-dîn avait une vie aussi longue que celle de
Noé, et qu'il la dépensât toute entière dans les dévolions
et les mortifications, il no lui aurait pas été possible que
dans ce voyage elle parvînt de moi à lui ; il est à espérer
qu'il en trouvera des portions de votre part ; qu'il parviendra
à la plus extrême vieillesse, et qu'il deviendra un grand
chéïkh, s'il plaît à Dieu ! »
553. Gomme l'anéantissement de notre Maître dans l'amour
de Chems-ed-dînTébrîzî, ses troubles, son bouillonnement, son
agitation devinrent cent fois plus grands que par le passé, les
disciples rebelles furent en fermentation et par envie se
montrèrent insolents, comme l'a dit le poète :
« De nouveau les insolents renoncèrent à la politesse : ils semè-
rent la sentence de l'ingratitude et de l'envie.
1. B'e-ham-dîfjar sédjdâl-i qodsiyâné mî kerd'end.
2. Jeux de mots entre ser « tête » et slrr » mystère ».
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 187
« Ils se tuèrent eux-mêmes et revinrent sur leurs pas ; ce qu'ils
devinrent, c'est qu'ils firent disparaître celte, âme »
5o6. On rapporfe que c'est dans cet intervalle qu'eut lieu cet
événomont formiilabie et irraisonné '. Après cela il s'écoula
quarante jours entiers. Le gran<l Maître, par suile de son
extrême chagrin et pourcalmer la hainedes puissants envieux
et apaiser la joie ressentie par les ennemis sans croyance et
sans religion, établit le Tchélébi Hosàm-ed-dîn comme ins-
pecteur des nobles amis. Pour la troisième fois, comme l'avait
demandé Chems-ed-dîn, il entreprit le voy'age de Syrie et
séjourna à Damas pendant une année, plus ou moins.
Tous les savants, les chéïkh«, le roi qui y régnait, les petits
et les grands devinrent ses disciples et ses serviteurs, en
toute sincérité et en amour parfait. On dit que c'est sur la
roule de Damas qu'il composa le ^//a-è/ béni :
« Nous sommes les amoureux de Damas, éperdus et fous; nous
avons attaché notre cœur à l'ambition de voir Damas.
« D'Âsie-Mineure, pour la troisième fois, nous nous précipitons
en Syrie, car nous sommes parfumés des senteurs de Damas,
venant d'une boucle de cheveux brune comme le soir.
«S'il y a dans cet endroit ^ la maîtrise de Chems-el-Haqq le
soleil de la vérité de Tébriz, nous sommes le maître de Damas,
et quel maître I ».
Dans un autre ghazèl^ il a dit également :
« La nouvelle nous est arrivée que Chems de Tébrîz est à
Damas ; que de matins paraîtront s'il est à Damas ' 1 ».
557. Lorsque tous les habitants deQonya et les grands per-
sonnages de l'Asie-Mineure furent désespérés de l'absence de
notre Maître, ils représentèrent la situation, d'un commun
accord, au Sultan et aux émirs connus, et ils écrivirent
1. Lassassinat de Chems-ed-dia.
2. L'Asie-Mineure.
3. Jeu de mots entre les deux sens de Châm, nom de la Syrie, et « soir »,
formant antithèse avec « matin ».
188 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
une supplique pour l'inviter à revenir. Tous les savants, les
chéïkhs, les caHis, les e'mirs, les notables du pays y appo-
sèrent leurs sceaux ; on expédia des courriers, et on réclama
sa présence fortunée ; on l'invita à retourner dans sa patrie
accoutumée, auprès du mausolée de son cher père, avec
cent mille gémissements et marques d'humilité. Notre
Maître, mû par son noble caractère mahométan, crut de son
devoir de répondre affirmativement à l'invitation; il revint
et s'occupa de prêcher parmi le peuple. Bien qu'extérieu-
rement il n'eût pas rencontré notre maître Ghems-ed-dîn
à Damas, intérieurement il trouva en lui-même sa gran-
deur et quelque autre chose de plus; il continuait à se
montrer l'amoureux de lui ; c'est ainsi qu'il a dit :
« Ouvre la main et saisis le pan de ta propre robe ; l'emplâtre
destiné à guérir cette blessure, c'est cette barbe. ' ».
Dans un autre ghazel il a dit :
« Chems-ed-dîn de Tébrîz n'est qu'un prétexte ; c'est nous qui
sommes présent, dans notre beauté et notre grâce. »
Les chers amis nous ont rapporté qu'un jour notre Maître,
s'étant incliné devant la porte de la cellule de Ghems-ed-dîn,
y inscrivit de sa propre écriture, à l'encre rouge, les mots
suivants : « Demeure de i'ami de Khizr. »
358. Certains compagnons sont d'accord pour affirmer que
Chems-ed-dîn, après avoir été blessé parles conjurés, dispa-
rut ; d'autres nous ont raconté qu'il est enterré à côté de
notre grand maître (que Dieu magnitie leur souvenir !).
Cependant, notre Chéïkh, le Sultan des mystiques, Tchélébi
'Arif, tient de sa mère, Fàtima-Khâtoûn, que quand Chems-
ed-dîn fut honoré du bonheur du martyre, ces misérables
insouciants le jetèrent dans un puits. Sultan Wéled vit, une
nuit, en songe notre Maître Chems-ed-dîn qui lui dit : « Je
suis endormi dans tel endroit ». A minuit, ayant réuni des
amis intimes, tous ensemble tirèrent du puits le corps béni
1 . Jeu de mots sur rîch « blessure » et « barbe ».
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 189
du saint, le parfumèrent avec de l'eau de rose, du musc et de
la composition dilc 'abir, et Tenterrèrent dans le collège de
notre Maître, à côlé de l'Kmir Bedr-ed-din ' qui avait élevé ce
monument. C'est là un secret que tout le monde ne con-
naît pas.
oo9. Los compagnons écrivains nous ont laissé la tradi-
tion que quand Chems ed-dîn, la première fois, se mit en
route pour la Syrie et s'installa dans cette région, à plusieurs
reprises notre Maître lui écrivit des lettres étonnantes où il
lui montrait un désir immense de le revoir, et l'invitait, avec
une grâce parfaite, à revenir. Voici ces lettres écrites en vers :
Copie de la première lettre.
Après avoir présenté ses salutations et ses regrets [il
écrivait] :
« Viens, ô lumière de mon cœur ! viens, terme de mes etTorts el
de mon désir !
« Tu sais que notre vie est entre les mains ; ne rends pas la vie
triste aux liommes, et viens !
« amour, ô objet aimé ! Cesse de te détourner avec opiniâtreté,
viens !
« Salomon, maître des huppes, fais-nous le plaisir de céder à
nos recherches et viens I
« Toi le précédant, qui as montré le premier la vérité de l'amour,
viens 1
« Par ton absence, les esprits poussent des cris de douleur ;
remplis la promesse de retour, et viens !
« Voile la faute et prodigue les bienfaits : telle est la coutume de
l'homme généreux, et viens 1
« En persan, comment dit-on : Viens? C'est b\\jà. Viens donc, ou
rends justice à notre appel.
« Quand tu viendras, bravo pour le succès et l'obtention du désir;
si tu ne viens pas, quelle baisse au marché I
1. Cf. t. I«f, p. 109.
190 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
<( victoire des Arabes, Qobâd des Persans, lu conquiers mon
cœur par ton souvenir !
« Mon cœur le dit de revenir, ô celui qui de ton être as été et
seras, reviens !
« Pour toi, ô ma lune, j'ai parcouru les régions; je suis le sébeste *
du pays, viens !
« Tu es comme le soleil quand il s'approche et s'éloigne ; ô toi qui
es proche de tes serviteurs, viens 1
Autre poésie.
« le gracieux être du monde, salut sur toi 1 Ma maladie, ma
santé sont entre tes mains.
« Dis-moi quel est le remède au mal dont je souffre? Un baiser,
si je le reçois de les lèvres.
« Si corporellement je n'arrive pas à ton service, toutefois mon
esprit et mon cœur sont auprès de toi !
« Si un discours ne peut aboutir sans lettres, pourquoi le monde
est-il plein de pèlerins qui s'écrient : Me voici !
« L'étoile mauvaise le dit : Change-moi ! L'étoile heureuse le dit :
deux bonheurs ^ !
« Je viens de toi à loi avec des cris : hélas! je te demande secours
contre toi même.
Vers.
« Vie au grand ministre ! Que Dieu soit son gardien et son pro-
tecteur ^ !
« Tout ce qui, pour les gens heureux, est un plaisir acheté à cré-
dit, que ce soit pour lui l'argent comptant du moment d'une
extase !
1. Mokhkhailâ, fruit du Cardia inyxa; voir Ibn el-Uaïjàr, Trai/é des simples,
trad. du D"" Leclerc, t. H, p. 236, n° 1157 (au mot sebesidn).
2. Sa'déika, formule de souhait parallèle à labléika, et empruntée comme
celle-ci à l'antiquité païenne de l'Arabie.
3. Kâlî.
CHEMS-ED-DIN TÉBRIZI 191
« Que sa séance chaude et pleine de douceur soit vide de tout
compagnon glacé !
« Que lésâmes ouvertes, à la porte du monde mystérieux, soient
fermées devant lui comme les dessins des lapis " I
« Qu'à sa droite et à sa gauche la fortune soit à la fois du nord
et du midi !
'> Dans la sainteté que son corps et son âme désirent, qu'il soit le
roi et le gouverneur à la tète des deux !
« Cheras-ed-dîn de Tébrîz est une fortune en argent comptant ; il
me suffit ; qu'un autre emprunte à crédit ! i>
Vers.
(' J en jure parle Dieu qui a existé de toute éternité, le vivant,
le savant, le puissant, le stable,
« Sa lumière a enflammé les flambeaux de l'amour, de sorte que
cent mille mystères ont été connus.
« Dun seul ordre donné par lui, le monde a été rempli : amou-
reux, amour, gouverneurs, gouvernés.
« Dans les talismans de Chems-ed-dîn de Tébriz, le trésor de ses
merveilles s'est caché.
« A partir du moment où lu es parti en voyage, nous avons,
comme la cire, été privés de toute douceur.
« Toute la nuit nous brûlons comme un flambeau, joints à son
feu et privés de miel '.
« Privés de sa beauté, noire corps est ruiné, et l'àme qu'il ren-
ferme est comme un hibou '.
«Tourne cette rêne de ce côté-ci, enduis de poix la trompe de
l'éléphant du plaisir.
« Sans la présence, le concert spirituel n'est pas licite : il est
digne d'être lapidé, comme Satan.
« Sans loi, on n'a pu composer de poésies amoureuses, jusqu'à
la réception de celte lettre honorée.
1 . Il y a dans le texte un jeu de mots intraduisible sur deux sens de
bestè « fermé » et « lié ».
2. La cire de la bougie a perdu son miel et se consume au feu de la mècbe.
3. Habitant dans les ruines.
192 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Ensuite, au plaisir éprouvé en entendant la lecture de ta lettre,
cinq et six ghazèl ont été composés.
« Que notre soir (chàrn) devienne, grâce à toi, un matin clair, toi
qui es la gloire de la Syrie {Chdni), deFArménie et de l'Asie-
Mineure ! ».
CHAPITRE V
BlOGKAPHIE DU SlLTAN DES MYSTIQUES, ÇaLAH-ED-DIN FéRIDOUN,
FILS DE YaGHI-SiYAN DE OoNYA. CON>U SOUS LE NOM DE ZeR-
KOUB (BATTEUR d'or).
Que Dieu sanctifie son mystère!)
560. L'no tradition remontant aux grands compagnons nous
rapporte que quand noire Maître eut terminé sa recherche de
Chcms-ed-dîn Téhrîzi et eut contemplé en lui-même les
mystères que celui-ci possédait, il attira près de lui le chéïkh
Çalàh-ed-dîn, le choisit pour être le chef des amis, et fil de
lui sou lieutenant, le compagnon des séances intimes, le
commensal de ses retraites; il trouva le lepos avec l'existence
pleine de générosité de ce derviche, et les disciples jouirent
de lutilité de la conversation avec ces deux hommes. Toute-
fois l'envie de certains à leur endroit ^continua de se mani-
fester, et ils tentèrent] de les perdre; mais les compagnons
profilèrent de l'existence du chéïkh et de notre Maître, sans
peine ni trouble, pendant dix ans entiers. Comme notre
Maître tenait en réserve d'aliomlantos faveurs à l'égard de
Siillàn Wéled («jne Dieu sanctifie leur mystère à tous doux !),
ainsi que des attentions sans nombre, continuellement il le
poussait à vénérer les saints et à servir le chéïkh Çalàh-ed-
dîn ; il lui recommandait de ne pas se priver de sa société, et
de continuer à être assidu auprès de lui avec des efforts péné-
trants.
561. On rapporte, d'après Sultan AVéled, qu'un jour le
chéïkh Çalàli-cd-dîn lui dit : Béhà-ed-dîn, ne regarde
d'autre directeur spirituel que moi, et ne fais pas attention à
ceux-là, car je suis le Chéïkh véritable. La société des autres
Tome II, 13.
194 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
cheikhs esl dommageable et dangereuse, car notre regard est
un soleil, tandis que le corps du disciple est une pierre ; il faut
absolument que la pierre capable devienne un rubis sous
l'effet du soleil parfait, tandis que le regard des autres est
comme l'ombre ; lorsque la pierre capable se trouve à l'ombre
loin du regard du cheikh parfait qui est le soleil spirituel,
elle ne saurait jamais devenir un rubis, ni progresser.
562. Les nobles amis ont raconté que le chéïkh Çalûh-ed-
dîn, dans l'ardeur de la jeunesse, avant de rejoindre notre
Maître, de devenir son disciple et d'obtenir sa compagnie,
était devenu le disciple du séyyid Borhân-ed-dîn Mohaqqiq
de Tirmid * ; il allait et venait à son service et lui manifes-
tait des sentiments d'attachement; il le fréquentait et se
comportait amicalement à son égard. Lorsque noire Maître
devint le disciple du Séyyid, ledit Chcïkh renouvela sa
bonne volonté et devint également celui de notre Maître.
563. Le Séyyid (que Dieu soit satisfait de lui !) disait : Deux
lots immenses m'ont été impartis par mon directeur spirituel
le Sultan îles savants : le premier, c'est l'éloquence dans les
paroles; le second, c'est la beauté de l'extase. J'ai donné
mon éloquence à notre maître Djélàl-ed-dîn, car il a des
extases en abondance ; j'ai fait présent de mes extases au
chéïkh Çalâh-ed-dîn, car il n'a point l'élocution facile. En
effet, la plupart des détracteurs, des rebelles [à l'enseigne-
ment], appelaient le chéïkh Çalâh-cd-dîn ignorant et com-
mun ; par suite de leur ignorance et de leur aveuglement, ils
ne savaient pas faire de distinction entre àmmî (homme du
commun) et ommî (illettré) ; ils ne distinguaient pas la table
bien gardée de la table qui garde. Cependant notre Maître
avait été occupé quelque temps à acquérir les sciences reli-
gieuses et la connaissance des différentes opinions(^^// o qt/),
à l'enseignement et à la pratique du dhikr, tandis que le
chéïkh Çalâh-ed-dîn, dans la boutique d'un batteur d'or,
employait ses efTorts à se procurer la pitance légitime et la
force nécessaire à l'extase.
1. Cf. 1. 1", p. 4o et suiv.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 195
564. Les anciens amis ont raconté que le cheikh Çalàh-ed-
dîn se Iroiivait avec son père et sa mère dans le village de
Kàmile', aux environs de Qonya; ils employaient leur temps
à pêcher du poisson dans le lac de celle localité. Lorsque le
séyyid Horhàn-ed-dîn partit en voyage de Qonya à Césarée et
se transporta dans cette dernière ville, le chéïkh Çalâh-ed-dîn
alla rendre visite à sa mère et à son père, qui le marièrent;
il séjourna quelque temps auprès d'eux ; il avait pris aisément
cet arrangement. Un jour, il était venu à Qonya; il alla
assister à une réunion du vendredi dans la mosquée de
Bou'l-Fazl. Ce jour-là, notre Maître présidait à une séance
do dliikr: il élait pris de grands troubles, et il rapportait,
d'après le Séyyid. des pensées sans limites. Tout à coup les
extases du Sévvid se révélèrent an chéïkh Calàh-ed-dîn, à
la façon d'une lumière intense venant de la personne de
notre Maître ; poussant un grand cri, il se leva, s'approcha
de la chaire où se tenait notre Maître, découvrit sa tète bénie,
s'inclina et baisa à plusieurs reprises le pied de notre Maître,
en posant son front à terre. Notre Maître le reçut avec alfa-
bililé et lui demanda : Où étais-tu? — Je me suis marié,
répondit le Chéïkh, et je suis resté insouciant de votre
grandeur; j'ai été privé de votre compagnie. — iNon, non,
répliqua le Maître, tu es des nôtres, tu es notre vie, notre
propriété, notre bien-aimé. Il le prit par la main et fit de
lui son ami intime.
o6o. Les grands compagnons nous ont fait connaître qu'au
début de sa situation, le sultan d'Asio-Mincure, 'Izz-ed-dîn
Kai-Kàous, fils du sultan 'Alà-ed-dîn Kaï-Qobàd ' (que Dieu
illumine leur preuve !) se montrait indifférent à la grandeur
de la sainteté de notre Maître, étant absorbé par la présomp-
tion du pouvoir. Par hasard, un jour, il fit des objections au
çàhib Chems-ed-dîniçfahànî -, qui était son ministre, en lui
1. 'Izz-ed-dîn Kaï-Kâous II est, non le fils, luais le petit-fils de Kaï-Qobâd I«'.
Sur son régne, voir t. I", p. 64, n. 1: Cl. Iluart, Epigraphie arabe d'Asie-
Mineure, p. 21 et suivantes; Ibti-Bibi, IV, p. 251 et suiv.
2. Cf. t. 1er, p. 49, n. 1.
196 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
demandant : « Pourquoi vas-tu continuellement voir notre
Maître, lui manifestes-tu de Tamitié, alors que tu le tiens à
l'écart des autres grands personnages ? Qu*as-tu vu chez
celui-là, qui ne fait pas partie des chéïkhs de notre époque?
D'oij vient que tu le préfères aux autres savants et dervi-
ches? » Dans sa réponse au Sultan, le çàhib Chems-ed-dîn
montra de nombreuses preuves; il rendit clairs des argu-
ments rationnels et des démonstrations traditionnelles tou-
chant sa sainteté et ses miracles, ainsi que la noblesse de son
origine [spirituelle].
Le Sultan sentit bouillonner en lui une bonne volonté
complète, et il désira rendre visite à ce chéïkh. Le même
jour, le sultan était occupé aux plaisirs dans la plaine de
Qonya, dans le kiosque de Filoubâd \ avec ses amis intimes;
il se leva, et se promenait sur les bords d'un petit lac, lorsque
tout à coup il aperçut un petit serpent; il le prit, le mit dans
sa manche, et demanda à son trésorier une boîte d'or; il y
déposa en cachette le petit serpent, la ferma de son cachet ol
la mit dans sa bourse. Quand il revint à la séance de plai-
sirs, au bout d'un instant il sortit la boîte et la montra à
ses ministres et à ses émirs, en leur racontant ceci : «L'empe-
reur de Constantinopic m'a envoyé cette boîte avec de nom-
breux présents, et m'a fait dire : Si votre religion est la vraie,
que vos savants déclarent ce qu'il y a dans cette boîte, pour
que j'acquitte le tribut. Tous les grands du royaume et les
notables de la nation restèrent incertains et éperdus au sujet
de l'objet mystérieux contenu dans cette boîte scellée. Le
roi ordonna que le Peiwàné prît cette boîte et la présentât
aux savants, aux chéïkhs et aux cadis de Qonya, pour qu'ils
expliquassent ce qu'il pouvait y avoir dedans : « Du moment
qu'ils sont nos'guides dans notre religion, et qu'il y a tant
de pensions et d'emplois placés sous leur administration, il
faut qu'ils résolvent celle ditliculté, afin que notre amitié
sincère à leur égard en soit doublée ». Tous restèrent inipuis-
1. Cf. t. 1", p. 30, 132.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 197
sanis à expliquer le secret caché dans la boîte scellée.
Finalement le çàhid Chems-ed-dîn jugea à propos de se
rendre en compagnie du Sultan chez le Maître, afin dap-
prendre de lui ce secret, car c'est lui qui à cette époque
était le grand découvreur des difficultés mystérieuses et
essentielles. Tous les émirs étaient ignorants de la ruse du
Sultan; tous montèrent à cheval et vinrent auprès du Maître.
Ce jour-là. le monde entier était présenta cette assemblée.
Lorsque le sultan de l'islamisme plaça la boîte d'or devant
le souverain de la religion, et que le chéïkh Çalâh-ed-dîn se
plaça à côté du Maître pour l'observer, celui-ci dit : « Que
notre Chéïkh explique le mystère de la boîte ». Le chéïkh
Çalâh-ed-dîn s'inclina, puis il dit : « sultan de l'islamisme,
pouniiioi as-tu emprisonné dans celte boîte cet animal infor-
tunç? Pourquoi te fais-tu accompagner par un petit serpent?
Soumettre les hommes à l'épreuve est éloigné de tout sen-
timent d'humanité. En efTet, cet homme de Dieu que tu as
l'honneur de venir visiter, est tout ce qu'il y a de mieux
informé des mystères renfermés dans les cassettes des cieux,
les parties éloignées de la terre, les pensées cachées de la
création : il connaît mieux que personne les trésors des
énigmes divines ». Immédiatement le Chéïkh poussa un cri
ot commença la danse rituelle. Cependant le Sultan, se
découvrant la tête, devint, avec ses courtisans, disciple et
serviteur du Maître; il donna des récompenses au çâhib
Chems-rd din, et augmenta encore la considération qu'il
avait pour lui. Il reconnut avec justice que dans les provinces
de ce monde d'ici-bas, il n'y avait pas de grand souvemin
ni de mystique instruit comparable à lui. En comité secret,
le sultan aurait dit : Du moment que ses disciples ont une
telle puissance, qui peut comprendre la grandeur de sa vie et
de son intelligence? Qui peut avoir connaissance de son pur
mystère?
566. On rapporte qu'un jour les grands de la ville, avec
insistance, demandèrent une séance de dfiikr à notre Maître;
il accepta avec sa profonde générosité et son immense man-
198 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
suétude, et commença la séance. Beaucoup s'évanouirent ;
des amoureux sincères rendirent l'âme. Ce jour-là, le cheikh
Çalâh-ed-dîn était présent; il manifesta des troubles hors
de toute limite; il sortit en continuant la danse rituelle, et
ne monta plus en chaire. On dit que quand notre Maître
rejoignit Ghems-ed-dîn Tébrizî et lui tint compagnie, il
cessa d'enseigner et de pratiquer le dhikr, et ne commença
plus de sermons. Ce jour-là néanmoins, à la demande des
amis sincères et sur l'indication du chéïkh Çalàh-ed-dîn, il
prononça un sermon une fois encore et le termina.
567. Un jour, dit-on, notre Maître, dans les prédominances
de troubles et de danse qui étaient devenues célèbres parmi
les hommes, passait dans les environs du bazar des batteurs
d'or de la ville. Le bruit du tic-tac du travail de ces ouvriers
arriva à ses oreilles bénies : par suite du plaisir causé par
ce rythme, un trouble étonnant se produisit chez lui, et il
entra en danse. Le Chéïkh reçut alors une inspiration venue
du monde mystérieux qui lui disait: Sors [de l'atelier], car
le Maître est en danse. Une foule considérable avait formé le
cercle autour de lui. Le chéïkh, poussant un cri, sortit de
sa boutique, se précipita aux pieds de notre Maître et s'éva-
nouit. Notre Maître l'introduisit dans le cercle, l'embrassa
sur les joues et les cheveux, et lui prodigua des caresses.
Le chéïkh demanda grâce au maître : « Je n'ai pas, dit-
il, la force de supporter le concert du Maître ». C'est que,
par suite de l'excès des mortifications et du voisinage des
forces ', sa complexion s'était affaiblie. Cependant il fit signe
aux apprentis restés dans la boutique de ne pas s'arrêter et
de ne pas cesser de battre l'or, jusqu'à ce que le Maître eût
fini la danse ; car, si les feuilles d'or étaient réduites en petits
morceaux et en petits grains, elles seraient réduites à moins
que rien ; en ellet, la règle de ce métier est que l'on frappe
un nombre restreint de coups sur la feuille d'or; lorsque
1. Modjâwarâl-i qowà, la fréquentation de forces supérieures à la sienne.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 199
ce nombre dépasse la mesure, la feuille dor se dissipe en
petits fragments.
Cependant, depuis la prière do midi jusqu'à celle de l'après-
midi, notre Maître resta occupé au concert spirituel. Tout à
coup des récitants arrivèrent et commencèrent à dire ce
ghazèl :
« Un trésor s'est montré dans cette boutique d'orfèvre ; ô appa-
rence externe! ô idée qui y est renfermée! Beauté! Beauté!
Etc. »
Le chéïkh s'aperçut que toute la boutique était entière-
ment pleine de feuilles d'or, et que toqs les outils du batteur
étaient dorés, sans qu'une feuille fût réduite en miettes, ni
que rien fût perdu. Quand le chéïkh aperçut les raines des
deux mondes dans sa boutique, il déchira ses vêlements et
ordonna qu'on pillât le magasin *. Ce fut à ce même moment
que, renonçant à l'idée des deux mondes, il partit en com-
pagnie du Maître, qui lui réserva les mômes amitif's, les
mêmes faveurs qu'à notre maître Chems-ed-dîn ; ayant vu de
sa part ce caractère de sainteté, il lui attribua la même glo-
rification, les mêmes honneurs. Son àme pure mais inquiète
se tranquillisa à son contact, et pendant dix ans entiers ils
furent en compagnie l'un de l'autre, de sorte que le chéïkh
fut le lieutenant du Maître.
568. Voici ce qu'a raconté Sultan Wéled ; Un jour le chéïkh
Çalàh-ed-dîn dit -a mon père : A l'intérieur de mon corps,
il y avait des sources de lumière cachées, et je n'en savais
rien. Tu m'as si bien ouvert les yeux que toutes ces lumières
bouillonnent à mes regards comme la mer. Mon père dit une
fois : Ne parlez pas de notre maître Chems-ed-dîn en pré-
sence du chéïkh Çalàh-ed-dîn, ni de celui-ci en présence du
Tchélébî Ilosàm-ed-dîn, bien qu'il y ait union complète entre
leurs lumières sans aucune différence; mais la jalousie divine
1. Cette anecdote a déjà été racontée, d'une façon plus concise, t. l»"",
p. 336, n» 299.
200 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
est en œuvre, et il ne convient pas de l'exciter, car c'est en
cela que consiste la politesse des derviches.
569. Mon père, a dit Sultan Wéled, parlait un jour de la
signification du genre et du rapport quand on parle de la
gnose. « Le motif de l'amour des hommes les uns pour les
autres, est-ce la similitude de genre et de rapport? Non,
c'est uniquement la parole. » C'est ainsi qu'il a dit :
« Qu'est-ce que le genre ? C'est une espèce de regard dans lequel
on trouve le chemin les uns des autres.
« Du moment que le paradis est de l'espèce de FEden, de la
même espèce est l'adorateur de Dieu.
« Ce ne sont pas les miracles qui motivent la foi, mais c'est la
ressemblance de genre qui attire les attributs ».
« De même les gens qui ont tourné leurs visages vers le
monde des prophètes et des saints, cela vient de ce qu'ils
sont une parcelle des prophètes; c'est pour ce motif, pour
cette unité de genre qu'ils se sont tournés vei-s eux, comme
l'a dit le prophète • « grand Dieu ! dirige mon peuple! a
c'est-à dire mes parties constituantes.
« Le prophète a dit : Vous êtes une de mes parties consti-
tuantes; pourquoi arrachez-vous une partie à son tout?
570. Le cliéïkh Çalâh-ed-dîn racontait constamment des
histoires à mon père [continua Sultan Wéled] : je voyais ces
lumières merveilleuses, et je comptais les couleurs de ces
lumières. Une fois j'interrogeai mon père : Aimez-vous le
Ché'ikh parce qu'il est le spectateur de vos lumières? Non,
répondit-il, mais je l'aime pour la conformité de rapport et
de genre; c'est ainsi que pour des raisons de genre, l'ambre
jaune soulève les fétus de paille, parce qu'il y a un rapport
de conformité entre les deux, tandis qu'il ne soulève rien
d'autre, à cause de l'absence de rapport : de même pour un
petit chameau qui court derrière sa mère galeuse; si quel-
qu'un amène un cheval arabe valant mille dinars et lui dit :
Cours derrière ce cheval arabe, abstiens-loi de suivre ta
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 201
mère : jamais il ne courra ni ne marchera derrière le
cheval.
De même, personne n'aime sa mère parce qu'elle lui donne
du pain et du fialicà, mais à cause de.^ rapports (|u'il y a
entre les deux personnes. Maintenant, il est certain que
l'amour vient d'un ra[)poit de ce genre qui ne produit pas,
au bout de quelque tecii|>s, de repentir; car si cet amour
produit du repentir et du désordre, c'est un amour falsifié.
L'amour est bâti sur une intention et un accident ; car il n'y
a jamais de repentir pour un rapport réel, ni dans ce monde,
ni dans l'autre ; c'est ainsi que les amis de mauvaise
intention auront, dans l'autre monde, le désir exprimé par
ces mots : « Pliât à Dieu que je n'eusse pas pris un tel pour
ami *, » mais la qualité des amis, c'est de craindre Dieu :
« Les amis, ce jour-là, seront ennemis les uns des autres,
excepté ceux qui craignent Dieu * ».
571. Les amis intimes et rapprochés ont raconté qu'à
certains moments le chéïkh Çalàh-ed-din se rendait au lieu
d'ablutions pour y procéder aux purifications rituelles; les
compagnons l'entendaient parler et proférer des injures; ils
prêtaient l'oreille pour comprendre ce qu'il disait et avec qui
il parlait. Il disait : Seigneur! tu ne me laisses pas tranquille
dans cet endroit ! Je suis honteux de ta présence! Je sais de
nombreuses personnes qui brûlent d'amour pour loi et ne se
reposent pas nuit et jour, dans la retraite, de leurs mortifica-
tions, de leurs supplications, de leurs veilles nocturnes, pour
être dignes de ta contemplation: tu ne fais pas attention à
elles, lu n'arranges pas leurs a(T;iires. tu ne t'occupes pas
d'elles une demi-heure. Tu ne me laisses pas seul dans cet
endroit, tu me décores de tes lumières pures. Alors il pous-
sait un cri et restait évanoui quelque temps, jusqu'à ce qu'on
vint l'enlever et le transporter dans sa chambre.
572. Sultan Wéled nous a fait connaître ce qui suit. A
Damas, dit-il. mon père avait un ami qu'il chérissait: c'était
1. Qor., XXV, 30.
2. Qor., XLIII, 67.
202 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
un des saints parfaits de Dieu, et il se nommait le chéïkh
Hamîd-ed-dîn. Mon père l'aimait immensément. Quand il
quitta Damas pour retourner en Asie-Mineure, je lui dis : Em-
menons avec nous le chéïkh Jlamîtl-ed-dîn. Il me répondit :
Notre chéïkh Çalàh-ed-dîn est à Qonya; il ne convient pas
que nous emmenions Hamîd-ed-din ià-has, car deuxsainls de
Dieu sont comme deux lions, ils ne sauraient être renfermés
dans la même localité. — Comment, en ce cas, pouvez-vous
faire? lui demandai-je. Un père compatissant, me répondit-
il, peut s'accorder avec tous ses enfants, mais les enfants ne
s'accordent pas entre eux; c'est ainsi que Jacob s'entendait
avec ses fils, mais les fières de Joseph ne voulaient pas de
lui et le jalousaient. Regarde dans le Qoràu glorieux, afm de
connaître le secret de leur situation.
573. On demanda un jour à notre Maître : « Qui est le [vrai]
mystique? » Il répondit : « C'est celui qui parle de ton mys-
tère, pendant que tu te tais ; c'est le chéïkh Çalâh-ed-
dîn ».
Constamment il donnait des informations au sujet du
monde le plus mystérieux, il répétait les secrets cachés dans
les pensées des amis; il expliquait le fin du fin des mys-
tères des choses obscures, de telle sorte que le maître du
secret restait confondu en le constatant.
574. Sultan Wéled demanda un jour à notre Maître : Précé-
demment, notre chéïkh Çalâh-ed-dîn nous donnait des nou-
velles des diverses lumières mystérieuses qu'il apercevait;
il nous disait : Voici la mer de lumière blanche ; d'autres
fois il nous disait : Je vois la mer de lumière bleue, ou bien
celle de lumière verle, ou de lumière jaune; il parlait aussi
d'une lumière couleur de fumée : Voici, disait-il, la mer de
lumière noire est tumultueuse; mais actuellement il n'en
parle plus et ne nous donne plus d'indications de ce genre.
Serait-ce qu'il en est séparé par un voile"? — Dieu nous en
garde! répondit le Maître, mais au contraire, autrefois il
voyait, une fois après l'autre, des lumières en petit nombre,
et il nous informait de chacune séparément; mais actuelle-
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 2<»3
ment il est lellement plonge' dans la mer des lumières divines
qu'il ne peut les expliquer, les annoncer, les imaginer.
« Comment t'imaginer, puisque tu ne prends pas forme? La
forme, c'est une écume sur la mer des pensées.
575. Les grands compagnons, les nobles lieutenants (que
Dieu les établisse dans la demeure de la paix! nous ont
transmis cette tradition, que, à l'époque où Tàdj-ed-dîn. fils
d'Ahmed er-Rifà'î ', vint à Qonya accompagné d'une troupe de
derviches, de gens vôtus de djiling (veste de brocart^ et à
l'esprit troublé, les grands de la ville, les émirs, le commun
du peuple, les adcples de la chevalerie se portèrent à sa ren-
contre et l'installèrent dans le collège de Djélàl-ed-dîn
Qaratâï *. La plupart des hommes furent séduits par cette
troupe, et montrèrent un vif désir de les connaître; car entrer
dans le feu, mettre dans sa bouche an fer rouge, manger des
serpents, avoir des sueurs sanguinolentes, se laver avec de
l'huile bouillante, se livrer à de la prestidigitation à l'usage des
badauds, telle que de fabriquer du sucre, de changer la cire en
ladanum, de faire dégoutter du sang d'un fouet, de monter à
cheval sur un élan ', et autres choses semblables (que les
habitants de Qonya avaient vues rarement), cela leur parut
merveilleux et étrange; le peuple s'imagina que c'était des
miracles, tandis que pour ceux qui sont des hommes par-
faits et des maîtres de 1 exta>e, montrer des choses extraordi-
naires et faire voir des miracles est pure délicatesse : grand
Dieu! ce ne peut être que pour un avantage, une invitation,
un ordre qui leur vient du monde mystérieux ; ils disent :
1. Ahmed ben er-Rifà'l. fondateur de Tordre religieux des Rifà'iyja ou
derviches hurleurs, mourut le 22 djoumàiia I 5"8 '23 sept. H82 ; cf. Iba-
Khallikàn. trad. de Slane, t. 1, p. lo;j. Sur cet ordre, voir dOhsson. Tahleau
de l'empire othoman. t. IV, p. 6il et suiv.
2. Les bâtiments de ce collège, élevé en 649 (1251), existent encore aujour-
d'hui à Qonya. Voir 1 inscription n» 35 de mon Épigraphie arabe d'Asie-
Mineure, p. 53, et le dessin du portail donné dans Konia, la ville des derviches
tourneurs, p. 157; cf. également t. 1, p. 259, n. 1.
3. Koûr'e khar.
204 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
L'épreuve et le châtiment des prophètes consistent dans la
restriction de la révélation ; ceux des saint?, dans la mani-
festation des miracles : cerlaiiis mystiques appellent ces tours
de passe-passe « les miettes des derviches el les fétus des
chéïkhs » '. Cela aussi a lieu à un moment où le talc réduit
en poudre, l'huile de l'eau du mystère ^ la graisse de héris-
son^ et de grenouille terrestre* ne sont pas utiles, et où on
n'emploie pas la lune paralysée ° pour attirer des avantages
solaires, ni ce qui y ressemble.
Sur ces entrefaites, les dames de la ville vinrent d'un
commun accord trouver Kirâ-Khàtoûn, épouse de notre
Maître, et lui demandèrent de vouloir bien se rendre au
collège de Qaratàï et d'y assister aux exercices de l'assemblée
qui s'y tenait. Après beaucoup d'insistance et de plaintes
sans limites, Kirâ-Khâtoûn, toute confuse, se leva et s'y rendit
Sans l'autorisation du Maître. Par hasard, ce jour-là, notre
Maître s'était lendu à la mosquée de Méràm avec un certain
nombre de nobles amis. Le Soir, quand il revint à sa demeure,
il conçut un dépit immense de la démarche de sa femme ; il
jeta des regards jaloux et pénétrants sur le visage de Kirâ-
Khâtoûn et s'écria : « Bravo! le froid ! » La dame tomba et
s'évanouit. Au bout d'une heure elle se releva toute trem-
blante et alla en pleurant se jeter aux pieds du cheikh Çalàh-
ed-dîn ; elle gémit : « On m'a couverte de confusion, dit-elle;
pour l'amour de Dieu, intercède en ma faveur et sauve-moi
de la colère du Maître ».
« Pardonne à la faiblesse de notre compréhension, ù toi qui es
au-delà de la raison et de l'imagination ! »
1. Fotâti foqarâ wè-rofât-i choyoûkh.
2. Terme de pharmacopée sur lequel nous ne possédons pas de renseigne-
ments.
3. Sur l'emploi du hérisson en uiédecine, voir Ibn-Baijàr, trad. Leclerc,
t. 111, p. 117, n° 1844.
4. Cf. id. op. t. II, p. 394, n" 1429.
5. Probablemont terme d'alchimie ; on pourrait penser au nitrale d'arjfent,
mais celui-ci paraît avoir été inconnu aux Arabes.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 205
« Seigneur! nous nous sommes tyrannisés nous-mêmes: la
tyrannie est partie, sois miséricordieux, toi qui as des compas-
sions nombreuses! >>
Cependant lo chéïkii Çalàh-ed-dîn se découvrit la tête, il
s'inclina, et pour intercéder prenant la position de sup-
pliant *, il dit : La tlèche est partie de l'arc et a sauté; mais
qu'elle soit indemne des misères de l'autre monde, et qu'elle
ne soit pas privée de la nii>éricorde des défunts. Immédia-
tement une maladie étrange apparut dans le corps béni de
Kirà-Kliàloùn. un froid s'y introduisit ; elle trembla et gémit
hors de toute limite, tellement qu'on ne saurait le décrire ;
tant qu'elle vécut, son corps ne devint plus jamais chaud :
tous les médecins habiles furent impuissants à traiter celle
maladie, ils ne surent pas lui trouver de remède. En plein
juillet, elle revêtait une fourrure borfflsi *, et se mettait sur
la lèle un /nacrante^ de .soie; conlinuclleracnt, à 1 intérieur
de la chambre, elle ne manquait pas d'avoir devant elle un
ma/i^a/ plein de braise, et en plein jour elle tenait allumée
une bougie. Dans cet état, ses miracles évidents furent con-
nus, elle disait les pensées secrètes et les mysières des
hommes ; les principaux de la ville et les dames crurent et
devinrent ses disciples. Jusqu'à son dernier souffle elle ne
sortit plus de son coin, si ce n'est la nuit, où elle se ren-
dait au bain; les gens lui rendaient toutes sortes de services.
Cependant Sultan Wéled cl le Tchélébî Hosâm-ed-dîn (que
Dieu sanclilie leurs deux mystères ! l'honoruienl et la res-
pectaient grandement, et la considéraient comme une mère.
.j76. La mèie du ché.kh Çalàh-ed-dîn, Latîfè-Khàtoùn,
mourut: quand on la plaça dans la fosse latérale et (ju'on
l'enterra, la foule s'en retourna, mais le chéïkii s'arrêta
quelque temps à l'extrémité de la tombe : notre Maître lui lit
•
1. Pdi mdlchân. Sur cett»" expression, voir ci-dessus, t. I. p. 166. n. 1.
1. Peau de reuard noir ou rouge, venue du pays des Bortns, tribu turque
de l'Europe orientale, voisine des Khazars. Cf. Méràçid, l. 1, p. 144 : Dima-
chqi, p. 193, 381 ; Mas'oùdi, Prairies d'or, t. II, p. 14.
3. Ce mot, passé dans l'usage courant, est l'arabe miqrama.
206 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
signe : « Viens, allons nous-en ». Le cliéïkh s'inclina et dit :
Elle a beaucoup de droits sur moi ; je veux la délivrer du
supplice de la question, des terreurs du tombeau et de l'effroi
que cause la présence des anges Monkar et Nakîr; ensuite
je partirai ; je vous demande que dans la solitude effrayante
du tombeau^ elle ne soit pas privée de la société des houris.
Au bout de quelque temps, il se mit en marcbe en souriant.
577. On rapporte qu'un jour notre Maître, au lieu de
dire : « Apportez le qoiift (cadenas) », prouonça qoiilf, et
qu'à un autre moment, pour dire : « un toi a clé éprouvé
[moiihtélâ) », il prononça mouftélâ. « Il aurait fallu, dit un
importun, dire ç-o;//?, et quand on parle bien, on dit //^o^<ô-
télâ ». — « L'objet est bien tel que tu l'as dit, mais, par égard
pour l'esprit d'un être cher, j'ai prononcé comme tu l'as
entendu; car la plupart des noms et des vocables sont à
chaque époque imposés par les hommes, depuis le début de la
création ».
578. Les vieux amis ont fait connaître que, lorsque Sultan
Wéled fut arrivé à l'âge de la puberté, notre Maître le
iiança à la fille du chéïkh Çalâh-ed-dîn, qui se nommait
Fàtîma-Khâtoûn. C'est lui, d'ailleurs, qui enseignait cons-
tamment à la jeune fille l'écriture et la leclure, par suite
de la faveur extrême qu'il lui réserv.iit.
Le Maître dit un jour : Fàtima-Khâtoûu (que Dieu soit
satisfait d'elle et de son père!) est mou œil droit, et sa sœur
Ïlèdiyyè-Khàtoûn est mon œil gauche ; toutes les femmes
honnêtes qui ont l'honneur de nie rendre visite, viennent
devant moi à moitié dévoilées, excepté celte Fàtîma et sa
sœur qui viennent entièrement dévoilées. Pour Lalîfè-Kbà-
toûn qui était leur mère, il dit : La personne de notre Latîfè-
Khâtoûn est une grâce incarnée de Dieu, car elle est l'homo-
nyme de la mère du chéïkh (que Dieu sanctifie leur douceur
à toutes deux!)
Il dit un jour au milieu des compagnons: Lorsqu'on maria
Fâlima-Khâloûn à notre Béhâ-ed-dîn [Sultan Wéled], tous
les archanges et les houris du paradis supérieur firent des
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 207
démonstralions d'allégresse et baltirenl de la timbale; tous
se lélicilèrent les uns les antres de ce mariage, tout en célé-
brant le concert spirituel.
La première nuit des noces, il commença à composer le
fjhazèl suivant :
« Que .soient henies dans li- monde nos fêles pI nos nocp-;: .est
Dieu qui les a décidées par dessus nos tètes.
« Les cœurs ont été dilatés, les âmes ont été appariées: les
soucis ont été chassés, grâce au bonheur de notre Maître ». Etc.
La nuit où la mariée fut conduite à la maison tie <;on époux,
il composa le gliazèl suivant :
« La bénédiction qui s'attache à toutes les noces, qu'elle soit
seulement, ô Dieu! pour notre mariage.
« La bénédiction de lu nuit de Qadr, du mois du jeune et de
la fête [qui le termine], celle de lu rencontre d'Adam et d'Eve,
« Celle de la rencontre de Joseph et de Jacob, celle de la con-
templation du paradis, notre [future] demeure.
« Lue autre bénédiction encore, qui ne saurait élre exprimée
par des paroles, c'est la pluie 'joyeuse des enfants du chéïkh et
de notre grand [fils\
« Que leur compagnie heureuse soit comme le lait et le miel;
comme mélange intime et tldélilé, qu'ils soient comme le sucre
et le halu'd.
« Que la bénédiction du commensal et de l'écha'nson soit sur
celui qui dit Amen, Sur celui qui fait une prière! »
Fàtima-Khùloiin fit des miracles internes et exiernes
en grand nombre. La plupart du temps elle jeûnait pen-
dant le jour et se tenait debout la nuit ; elle ne déjeunait
que trois fois tous les deux ou trois jours; elle donnait
sa nourriture aux pauvres, aux orphelins, aux femmes
veuves ; elle distribuait aux nécessiteux des chemises et des
1. Nithdr, l'aspersion de petites pièces d'or jetées à la volée à la foule
lors des mariages, comme on fait des dragées lors des baptêmes, ou, comme
on lance, chez les .anglais, des poignées de riz sec et une paire de vieilles
savates.
208 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
cadeaux i. Constamment elle mangeait peu, parlait peu. Les
formes mystérieuses qui sont les êtres spirituels des cieux,
elle les voyait sensibles à ses yeux ; elle les montrait à ses
amies qui étaient dignes de cette extase; elle les fit voir à
Gurdji-Khàtoûn, à Koûmâdj-Khàloûn, à la fille du Perwânè,
dans la ville de Toqàt -, Elle connaissait admirablement les
pensées secrètes des hommes. Dans son bas-âge, où elle était
un lait non corrompu '\ aucun de ses instants n'était privé
de la présence de notre Maître ; elle apprenait continuelle-
ment de sa bouche bénie des gnoses étranges et des pensées
merveilleuses; pour parvenir à la sainteté, à l'organisation
et à la pureté de la chastelé, elle fut l'élève de ce souverain
éducateur et un habile artisan à son côté.
579. C'est une histoire bien connue qu'un jour le chéïkh
Çalàh-ed-din, pour bâtir ^les murs de] son jardin, avait loué à
gages des ouvriers turcs. « Efendi * (c'est-à-dire Seigneur)
Çalàh-ed-dîn, dit le Maître, pour cette construction, ce sont
des ouvriers grecs qu'il faut prendre; pour la démolition, au
contraire, les ouvriers turcs sont nécessaires; car la cons-
truction du monde est spéciale aux Grecs, et la démolition
de ce môme monde est réservée aux Turcs °. Dieu, quand il
a créé l'univers, a tout d'abord créé les infidèles insouciants;
il leur a donné une longue vie et une force considérable, de
manière que, à la façon des ouvriers à gages, ils s'efforcent,
sans le savoir, de consiruire le monde terrestre; ils ont élevé
de nombreuses villes, forteresses sur les sommets des mon-
tagnes, localités sur les hauteurs des collines, de manière
qu'après des siècles écoulés, ces constructions servent de
1. Ydrich.
2. Ville (l'Asie-Mineure, près du site de l'antique Comana Pontica. Cf.
Texier, Asie -Mineure, p. 000-601; 'AU Djévàd, DJoghr âfiyâ Lughâli 'eu turc),
p. 2G2 et suiv.
3. Allusiou au Qor., XLVll, 16.
4. Sur ce mot turc emprunté au grec, \oiv Encyclopédie de l'Islam, s. h. v.
5. L'apparition des Turcs figure parmi les événements qui annonceront la
fin du monde. Cf. Motahhar beu Tàhir et Maqdisi, Livre de lu Créalion, éd.
et trad. Huart, t. Il, p. 154.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 209
modèles aux hommes des derniers temps ; or, la prédestina-
tion divine a disposé les choses de telle sorte que petit à petit
ces construi tions deviennent des ruines; il a alors créé le
peuple des Turcs pour démolir, sans respect ni pitié, toutes
les constructions qu'ils voyaient ; ils l'ont fait ot le font
encore; ils le feront de jour en jour jusqu'à la résurrection.
Finalement, la destruction «le la ville de Qonya aura lieu par
la main des Turcs injustes et impitoyables ». Le fait est que
cela arriva comme il l'avait dit.
o80. Les grands traditionnistes nous ont fait connaître que,
du temps de Iià<ljoii-Khàn ', une immense armée assiégea
Qonva. Les citadins se réfugièrent tous auprès de notre
Maître, réclamèrent son secours et lui demandèrent d'im-
plorer le secours de Dieu : « C'est le moment de la pitié et
de l'aide », lui dirent-ils. « Ne craignez rien, dit le Maître,
car Dieu vous a donnés eu présent au Chéïkh Çalàh-ed-dîn,
et jusqu'à la levée de l'heure, jusqu'à l'heure de la résurrec-
tion, celle ville ne verra pas de massacre du fait des Mon-
gols ; quiconque attaquera Qonya ne pourra échapper aux
blessures que nous lui porterons. (Tant que le corps béni de
nôtre-grand Maître (que Dieu magnifie sa mention!; est
enterré dans ce territoire, celte province est protégée contre
toutes les calamités). Cette ville aura une renommée énorme
dans le monde. et nos successeurs y seront toujours en sécu-
rité, s'il plaît au Dieu très Haut ! »
581. Voici quelques paroles, qui sont l'expression de la
pensée du Chéïkh Çalàh-ed-dîn. Il dit un jour : « Sachez et
soyez avisés que le saint de Dieu e*t une mine de miséri-
corde: tout son caractère est plaisir et repos; on obtient la
1. Lire Bàïiijoù. forme arabisée du nom du noyan monaol Baïgou, com-
mandant des troupes mongoles en Asie-Mineure, avec résiden ce à Qarç. 11 s'agit
probablement de la campagne contre 'Izz ed-din Kai-Kàoùs II entre 658 (1260)
et 669 fl262\ sur laquelle on peut voir mou Épigrap/tie arabe a'Asie-Mineure^
p. 23; toutefois, en 654 1256). Bâïdjoù était venu à Qonya; reçu amicalement,
il s'était contenté de faire démanteler les murailles, sauf celles de la citadelle,
parce que celles-ci renfermaient les tombeaux des anciens sultans Jbn-Bibi,
op. laud., t. IV, p. 290j.
Tome II, 14
210 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
miséricorde par son corps cxlérieur; on devient vivant par sa
lumière, qui ne diminue pas ; celui qui n'a pas ces qualités
n'est pas un saint de Dieu. Le concert spirituel du mystique
est une présence qu'il a avec Dieu. Une personne qui entend
de Dieu même les paroles divines, comment peut-on appeler
cela licite ou illicite? La qualité du saint de Dieu est qu'on
lui fende la poitrine, en vertu de ce passage : « Rst-ce que
nous ne t'avons pas dilaté la poitrine '? » et qu'il jette un
regard dans son propre corps ; il y voit une mer de lumière,
et il joue amoureusement avec cette mer ».
Ensuite il dit : « Y aurait-il dans cette province quelqu'un
qui comprenne mes paroles ? » — « Oui, répondit notre
Maître, les infortunés et les pauvres » ; car tout ce qu'il
disait concernait les mystères de l'extase, et les gens du dis- •
cours extérieur n'avaient rien à y voir.
582. Notre Maître commentait un jour les miracles et la
voie d'Abou-Yézîd et de Djonéïd avec un groupe de çoûfis ;
il était occupé à célébrer les louanges des anciens chéïkhs. Il
ajouta : Du moment que l'existence bénie de notre Ghéïkh
Çalàh-ed-dîn est présente au milieu do nous en ce cycle, et
qu'il contemple les pensées secrètes de tous, il est certain
que la lumière de Djonéïd et d'Abou-Yézîd est avec nous,
et môme quelque chose de plus.
« Du moment que Çalàh-ed-dîn est dans notre assemblée,
Mançoûr ^ et Abou-Yézîd sont avec nous.
Tous les amis s'inclinèrent et lui tirent des remercimenis
sans fin venus du plus profond de leur nature.
583. Notre Maître Chems-ed-dîn Tébiîzî exposait un jour,
en présence de notre Maître, du Ghéïkh Çalàh-ed-dîn et de
nobles assistants, le hadiUi suivant du prophète : « Il n'y a
de prière canonique que pur le Qoràn », et cet autre : « Il
n'y a de prière canonique que par la présence du cœur. »
1. Qor., XCIV, 1.
2, Iloséïn ben Mançoûr el-F!allâdj, appelé par les Persans Uançoûr-i
Hallâdj.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 211
Des gens se sont imaginé, dit-il. que du moment qu'il y avait
la présence du cœur, ils n'avaient plus besoin de la forme
extérieure de la prière, et disaient : Rechercher un moyen
de jonction après avoir obtenu ce qu'on désire, c'est laid.
Nous supposons vrai, comme ils le prétendent, qu'ils ont
obtenu l'extase complète, la sainteté et la tranquillité du
cœur; malgré tout cela, abandonner ce rite extérieur est une
insuffisance de leur part ; cette perfection d'extase à laquelle
tu as atteint, l'Envoyé de Dieu (salut sur lui !) l'a atteinte, ou
ne l'a pas atteinte ; s'il dit qu'il ne Ta pas atteinte, coupez
lui lo cou et mettez-le à mort ' ; s'il dit qu'il l'a atteinte, nous
lui répliquerons : Pourquoi ne limites-tu pas, un tel Envoyé
noble, avertisseur sans égal, flambeau éclairant? S'il y avait
ici un des saints de Dieu dont la sainteté serait juste, Ln-Tel-
ed-din.dont la sainteté ne se serait pas manifestée extérieu-
retnent ; si ce saint abandonnait les pratiques extérieures,
tandis que celui-ci y persévérait, je suivrais cet Tn-Tel-cd-
dîn, et je ne saluerais pas l'autre.
Ensuite il se tourna vers le Cheikh Çalàh-ed-din et l'apos-
tropha : « Comment dis-je? » Il répondit : « C'est à toi qu'il
appartient déjuger; nous n'avons pas à répondre à les paroles,
ni à objecter ^ ».
o84. Le Cliéïkh Çalâh-ed-dîn, au dire des grands compa-
gnons, étaitexcessivement religieux etcraignant Dieu; on ne
peut expliquer à quel point il observait les minuties des pra-
tiques extérieures de la loi religieuse. En plein hiver, pen-
dant la période des quarante jours % un vendredi, on avait
lavé son férédjé, et on l'avait étendu sur la terrasse [pour le
faire sécher. Tout à coup on appela à la prière ; ses vêtements
1. Pour punir son blasphème.
2. Hâlétî ni.
3. Les quatre-vingl-dix jours de chaque saison année solaire de 360 jours
plus 5 complémentaires qui n'entrent pas ea. ligue décompte se divisent en
deux périodes, l'une de 40 jours {arba'în) et l'autre de 50 {khamsin : c'est
cette dernière qui a donné son nom, surtout en Egypte, à un vent étouffant
qui souffle du désert.
212 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
de corps étaient tout entiers devenus comme de la viande
racornie séchée au soleil, durs comme du fer ; ils étaient
congelés. Néanmoins il les revêtit tels quels et se rendit à la
mosquée. Des gens lui dirent : Plaise à Dieu que le froid ne
cause pas de mal au corps béni du Ghéïkh, et que cela ne
lui cause pas de gêne! — Il est plus facile, répondit-il, de
supporter le dommage du corps que celui de l'àme et de la
désobéissance aux ordres du Miséricordieux.
« Mon âme tient entre les mains le diplôme éternel ; ce corps
mien est d'aujourd'hui et de demain ; tiens-le pour mort. »
585. Notre Maître écrivit à un grand personnage, de sa propre
écriture bénie, ces paroles : Que votre esprit élevé sache que
ce que dit le Ghéïkh Çalâh-ed-dîn, quand il annonce l'arrivée
de la pluie delà miséricorde, ne rend pas humide les vête-
ments, mais purifie le cœur, le rend subtil, illuminé, clair.
Hier, un groupe de gens était venu; il pleuvait très fort et
puissamment ; aucun toit ni mur ne pouvait servir d'obs-
tacle ; c'était une pluie illuminante et très subtile. Je me
disais : Il y a tant de milliers de lurbuns, de mériles et de
gens de mérite dans le monde qui soni privés de cette
pluie; c'est pour qu'ils sachent que ces! l'allaire de voire
faveur et de votre acceplaliou. A quiconque était agréé, il
disait : Celte pluie vient de l'au-delà; c'est une pluie de
miséricorde qui est déversée et envoyée sur les amis de la
pensée. De même, il n'y a que les gens capables de coulem-
pler l'au-delà qui puissent voir la lumière et les pluies du
monde mystérieux.
« Cette pluie ne vient pas du nuage des cieux, c'est un autre
nuage et un autre ciel.
« Le monde supérieur a d'autres nuages et d'autres pluies,
d'autres cieux et d'jiulres soleils.
« Cela n'est visible que pour les amis particuliers; les autres
sont enveloppés dans le vêlement dune nouvelle création ' ».
1. Qor. L, 14.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 213
086. Lorsqu'on voulut marier la fille du Cheikh Çalàh-ed-
dîn. Hédiyyé-Khàtoùn (que Dieu soit satisfait d'elle et de
son père!), son père ne possédait rien pour lui constituer
un trousseau, comme c'est la coutume; cette jeune fille con-
tinuait d'habiter dans le harem de notre Maître. Lorsqu'elle
eût grandi et atteint l'àgc nubile, Sultan Wéled et le Tché-
lébî Ho<îàm-ed-dîn firent des efforts pour qu'on la mariât à
Nizhàm-ed-dîn le calligraphe, le sultan des expédition-
naires, le professeur des sullans, le second Ibn-Bawwàb ', la
pupille de l'œil d'Ibn-Moqla le criminel *, mais ils hésitaient
à raison du peu de ressources et de l'absence de trousseau.
D'un commun accord ils parlèrent de l'alTaireà notre Maître:
il ordonna d'appeler Oustà-Khàtoùn de la maison de Gurdji-
Khàtoûn; cette Oustà-Khâtoùn était une femme, sainte et
in<;truite, qui était le professeur des filles des sultans. Le
Maître lui dit : « Va voir ma fille Gurdji-Khàtoùn. fais-lui
part de nos salutations, et parle-lui de l'airaire de Ilédiyyé-
Khàfoîin, pour qu'elle nous aide et prépare un trousseau en
le demandant aux femmes des émirs et à leurs filles. Que
chacune lui accorde un cadeau pour Hédiyyé-Khàtoùn, de
manière h se réserver la faveur du Chéïkh Çalâh-ed-dîn, et
pour que la pensée de ce souverain s'informe de leur situa-
tion temporelle et spirituelle, et les protège. ».
OusIiY-Khàtoùn, ayant attaché une corbeille à son cou,
courut au palais du Sultan en criant : « Quelque chose pour
Dieu ! ». Elle transmit les salutations du Maître et raconta
l'histoire. Les nobles dames se montrèrent toutes généreuses;
elles s inclinèrent et parurent extrêmement reconnaissantes
de cette attention; elles firent beaucoup de remerciements
de ce que le Maître avait eu la bonté de leur suggérer une
bienfaisance de ce genre, et de les y encourager. Aussitôt
la reine du monde, Gurdjî-Khàtoùn, donna l'ordre à sa
1. Célèbre calligraphe de Bagdad. Voir Cl. Huart, Calligraphes et miniatu-
ristes, p. 80.
2. Calligraphe antérieur au précédent. Cf. Huart, id. op. p. li. Jeu de mots
dans le texte entre son nom et l'arabe moqla « pupille de loeil »
214 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
trésorière d'apporter deux ou trois pièces d'étoiïes, et de
préparer, par lots de cinq, des vêtements de toute espèce.
On réunit près de vingt boucles d'oreille ornées de dianninls,
vingt bagues de prix, de hauts bonnels ', des colliers, des
bonnets en étoffe tissée d'or, des voiles précieux, des brace-
lets ornés de pierres précieuses, et autres objets. On présen-
ta des tapis, des tentures, des carpettes gracieuses de Géor-
gie, de Chiràz et d'Aq-Séraï ^ On apporla de même des
plateaux de bois [sinî) et de cuivre (jebsi), des chaudrons,
*des bols de cuivre et de porcelaine, des morliers, des cban-
deliers, des ustensiles de cuisine au complet, chaque objet
selon la grandeur de celle qui le donnait, comme c'est la
coutume des nobles généreux. On les livra en détail à Ouslà-
Khàtoûn; elle les fit charger sur les mulets de l'écurie
royale et apporter au collège de notre Maître. Ceux qui ont
rapporté cette histoire disent qu'il y avait près de soixante-
dix mille drachmes soltàni pour la vaisselle d'or seulement,
et le reste en proportion.
Notre Maître en montra une joie intense; l'esprit du
Chéïkh Çalàh-ed-dîn en fut extrêmement satisfait; il adressa
au ciel des prières exaucées en faveur des bienfaitrices. Le
Maître ordonna de partager en deux moitiés la totalité du
trousseau ; il en donna l'une à Fâtima-Khâtoûn, mère du
Tchélébî 'Arif, et l'autre moitié à Hédiyyé-Khàtoûn. On
dressa le trousseau fortuné et on»le donna en chaige à notre
Maître Nizhàm-ed dîn le calligraphe. Ce jour là on commen-
ça des noces fameuses, on distribua de larges aumônes.
Pendant de nombreuses années les habitants de Qonya s'en-
tretinrent de la splendeur de ce mariage. Ce jour-là, le
Maître composa le ^/^aze/ suivant :
1. Tawîlè. Cf. Dozy, Supplément, s. h. v».
;2. Ville d'Asie-Mineuie, au N.E. de Qonya, entre cette ville et G''^sarée ;
ancienne Archt'laïs, cf. Texier, Asie Mineure, p. 560. Lors delà prise de Cons-
lanlinople par les Ottomans, les habitants d"Aq-Séraï y furent transportés
pour combler les vides de la population, et s'y établirent dans un quartier
qui porte encore aujourd'iuii le nom de la ville abandonnée.
TALAH-ED-DIN' ZERKOUB 21o
« Que ces noces soient bénies pour nous, quelles soient heu-
reuses pour nous I
« Qu'elles soient toujours comme le lait, comme le sucre,
comme le vin, comme le halicà I
« Qu'elles nous fassent jouir de leurs feuilles et de leurs fruits,
comme le palmier elle dattier! etc.
587. Les meilleurs compagnons, les grands amis nous ont
répété que le Cheikh Çalàh-od-dîn resta dix ans entiers assidu
à la compagnie de notre Maître; il fut son lieutenant juste,
son ami sûr. Lorsque sa vie tira vers sa (in, et que l'époque de
sa bonne santé se termina, par suite d'un elTet du de«;tin sa
complexion bénie se gâta, et une faiblesse s'empara de son
corps gracieux; la maladie s'aggravait de plus en plus. Le
Maître allait continuellement lui rendre visite, s'asseyait à
son chevet béni et lui exposait des paroles étranges et des
secrets merveilleux. L'n jour, le Cheikh, emporté par son
désir et le mystère d'un dédain [possible], dit : « Tant que
Mahomet, envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et le salue!)
ne sera pas dans la même fosse que moi, je ne quitterai pas
ce monde. » — « Moi, dit notre Maître, en prenant cette
demande à sa charge, je Ty ferai consentir, je servirai d'in-
tercesseur; sois assuré que tu obtiendras ce que lu désires,
et ne t'en préoccupe pas ». Ensuite le Chéïkh formula la
demande suivante : << Donne-moi la permission de faire mon
déménagement en parfaite joie. » Le Maître, répondant à sa
demande, s'abstint «l'aller le voir pendant trois jours; puis
il écrivit, de sa propre maiu, ces quelques paroles, qu'il lui
envoya :
« Je me souviens que le maître du cœur et des gens de
cœur, le pôle des deux mondes, Çalàh-ed-dîn (que Dieu
étenilc sur lui son ombre !), se plaignait de cette matière qui
s'était établie sous ses ongles pendant quelque temps ; que
Dieu lui pardonne, cardans son pardon il y a celui de tous
les vrais croyants ! » [en arabe :] Unique comme la lettre a/i/,
vis en me laissant sur la terre !
« cyprès qui marche, que le vent de l'automne ne t'atteigne
216 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
pas ! œil du monde, que le mauvais œil des méchants ne t'attei-
gne pas !
« toi qui es l'âme des cieux et de la terre, que rien ne louche
ton âme, si ce n'est la miséricorde et le repos ! ».
[Vers arabes.] On m'a donné le choix, que celui qui m'avait
soigné devînt malade à son tour; je me crois digne d'être son
remplaçant.
« Je te demande, 6 mon Dieu 1 que cette maladie soit une fraî-
cheur et un salut ', un délice, une satisfaction
[Vers persans.] « Que la douleur corporelle reste loin de toi, 6
repos de nos âmes! que le mauvais œil soit éloigné de loi, ô
notre œil voyant I
« lune ! ta santé est celle de notre âme et de l'univers : que
ton corps soit en bonne santé, ô notre visage de lune !
« Que ta personne soit saine, toi dont le corps est l'âme des
sept [planètes]! Que la protection de ta grâce ne diminue pas au
dessus de nous!
« Que le buisson de ton visage soit couronné de verdure jus-
qu'à l'éternité, car c'est le pâturage de nos cœurs, notre verdure,
notre campagne !
« Que ta douleur retombe sur notre âme, et non sur ton corps,
de sorte que celte douleur soit comme la raison, ornement de
notre âme. »
Le Chéïkh sut qu'il allait mourir : il partit du monde des
apparences pour ce séjour des esprits qu'on ne saurait appe-
ler un lieu -, avec un plaisir parfait, un désir complet et une
obéissance semblable à celle d'Abraham ^ ; il rejoignit le but
de son âme, sonbien-aimé secret. « Un esprit se plaignit et
gémit; on Tappela, et il répondit; (il se trouva) dans un
séjour de sincérité, auprès d'un roi puissant. ^ » Les saints de
Dieu n'auiont rien à craindre ; ils ne seront point attristés ^.
1.0or.,XXI,69.
2. Lâ-mékân-i erwdh, la où il n'y a point acception de lieu.
3. Tawadjdjouhi Khalildné.
4. En arabe dans le texte.
b.Qor., X, 63.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 217
Cependant notre Maître vint, découvrit «a tète bénie, gémit
et manifesta des troubles: il ordonna de faire venir des
bèchàrèt ' et des joueurs de timbales; il s'éleva un tapage
formidable provenant du tumulte du peuple; huit troupes
de récilants marchaient en tête du cortège funèbre ; les
nobles compagnons avaient pris sur leurs épaules la civière
qui portait le défunt : le Maître marcha jusqu'au mausolée
de [son père^ Bébà-ed-din W'éled en faisant des cercles et
en pratiquant la danse rituelle, (3n ne peut dire la quantité
de vêtements et de /èreV/yV que les amis donnèrent aux réci-
tants et aux joueurs de timbales. On l'enterra avec une
pompe magnifique dans le voisinage saint du tombeau de
notre Maître Béhà-ed-dîn Wéled, Sultan des savants (que
Dieu sanctifie leur mystère et verse sur nous lelfluve de
leur piété 1> Cet événement eut lieu le I" moharrem 657
(29 décembre 1238).
Dans la nuit qui précéda la cérémonie, on récita bien des
ghazèls et des élégies; voici une de ces poésies :
« toi dont le ciel déplore le départ, notre cœur est plongé
dans la douleur, notre raison et notre àme pleurent.
« Du mouienl qu'il n'y a dans le monde personne qui puisse
le suppléer, le lieu et le non-lieu pleurent à ton deuil.
« Les ailes de Gabriel et des êtres célestes ont pris la couleur
bleue - ; les yeux des prophètes et des saints sont remplis de
larmes.
roi Çalàli-ed-din, tu es parti, û gypaète à l'essor rapide!
Faut-il que chaque personne sache quelle a pleuré sur d'autres
personnes? etc.
o88. Un jour, raconte-ton, notre Maître écrivit une lettre
à son fils Sultan Wéled, au sujet de Fàtima-Khàtoûn, mère
du Tchélébî'Arif ; il lui recommandait delà considérer avec
1. Instruments de musique destinés à annoncer les bonnes nouvelles; ce
qui confirme 1 opinion de Dozy, Supplément, t. I. p. 89, que ce mot est le sing.
de béchd'ir, et non béchîra.
2. En signe de deuil.
218 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEUR
respect et de lui réserver dos égards infinis. Voici la dispo-
sition qu'il avait adoptée pour cette composition :
« Je vous adresse des recommandations au sujet des
égards dus à notre princesse, clarté de notre cœur et de
notre vue, ainsi que celle de l'univers entier, qui aujour-
d'hui est dans les liens du mariage avec notre fils: « Zacha-
rie a été sa caution * ». Elle vous a été confiée, à litre de
dépôt, pour une très grande épreuve ; il faut espérer qu'elle
mettra le feu dans le bâtimentdes [vaines] excuses, etqu'elle
ne fera à aucune minute, à nucun instant, de démarche
dans le sens de l'attentat et de la passion, qu'elle n'obligera
pas à un devoir de surveillance, de sorte qu'un atome de
trouble provenant de l'infidélité et de l'ennui n'entre pas dans
votre esprit. Elle-même ne dira rien, à cause de la pureté
de sa substance et de l'élément de grandeur quelle a en
elle, et de la patience héritée; car le caneton, même s'il est
né d'hier '\ l'eau de la mer ne lui vaque jusqu'à la poitrine.
Mais il faut prendre garde à l'embuscade et aux témoignages,
car elle est sous l'œil des esprits divins, qui sont les obser-
vateurs de leurs bons enfants : « Nous leur avons joint leur
descendance ^ » Allah ! Allah ! (sept fois). Pour avoir un
visage éternellement blanc ^ ce père, sa famille et toute sa
tribu, considèrent votre esprit comme cher; tout jour, toute
nuit leur paraissent commo le premier jour, comme la nuit
des noces % dans cotte cliasse au moyen du filet du cœur et
de l'âme; ils ne s'imaginent pas qu'il a été chassé; il n'a
pas besoin de l'être, car c'est la méthode de ceux qui ne
voient que l'extérieur des choses : « Ils connaissent l'exté-
1. Qor., IIF, 32.
2. Dîné.
3. Qor., LU, 21.
4. Les élus auront le visage blanc.
5. Gerdek. Ce mot ne figure dans aucun dictionnaire persan, mais on
le trouve dans les dictionnaires turcs : Barbier de Mej'nard le donne
comme persan, et c'est vraisemblable, car sa physionomie est plutôt ira-
nienne que turque.
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 219
rieur He la vie d'ici-bas ' ». Vous nètes pas de cet élément
pour devenir vieux. Laide de la faveur divine est trop abon-
dante pour ne pas illuminer et parfumer voire porte et voire
mur : « J'en jure par le figuier, lolivier. la montagne du
Sinaï ^ ! » (ce qui e«t un serment sur des êtres inanimés)
qu'un jour votre pied est arrivé au point indiqué par ce
liaditfi : « Ali, si tu voyais mon cœur scié sur la terre,
qu'en ferais-lu? — Je ne saurais répondre, ù envoyé de Dieu I
Place-le dans la paupière de mon œil, dans le remplissage de
mon cœur, et considère mon àme comme celle des pécheurs
fautifs. — Fàti ma, répondit le prophète, est une partie de moi-
même; nos enfants sont nos cœurs qui marchent sur la terre.
Tourmenter ces esprits n'est pas un seul tourment, ni cent,
ni mille : il n'est pas difficile de quitter l'àme et le monde:
ce qui est difficile, c'est de quitler la rue oi'i lu demeures.
[Vers arabe]. « Celle séparation n'est point celle de l'amant
attristé, c'est celle de rame et du corps.
« Je sais que de ta part il ne vient pas de faute, mais le
cœur des amants était malveillant; qu'il dissimule cette
recommandation ot la garde. san« la communiquer à per-
sonne.
o89.Les amis confidents ont raconté qu'il se produisit un
certain dépit entre Sultan Wéled et son épouse • Kiràgà-'Khà-
toûn] ; rependant notre Maître, ému de pitié, éciivit de sa
propre main la lettre suivante, destinée à présenter des
excuses à Ki re»gà, et l'envoya par l'entremise de Djémâl-
ed-dîn Qamarî :
[Vers arabe], « Mon àme est mêlée et conliguë à ton âme ; c'est
là un accident qui le fait du mal et qui m'en fait. »
« Je prends à témoin Dieu (qu'il soit magnifié!) et je jure,
par l'essence pure et éternolle de la Vérité suprême, que tout
ce donl a été blessé l'espritde celte fille sincère, dix foisaubint
1. Qor., XXX. 6.
2. Qor.,XCV, 1-2.
220 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
votre souci est le nôtre, votre pre'occupation est la nôtre ;
les droits et les bienfaits, les qualités de maîtrise du sullan
des cheikhs, orient des lumières de vérité, Çalàh-ed-dîn
(miséricorde sur lui!), sont une dette qui pèse sur le cou de
votre serviteur, dont on ne peut s'acquitter par aucun
remerciement, par aucun service. Il n'y a que le trésor de
Dieu qui puisse en demander la reconnaissance. Ce que
j'attends de mon enfant, c'est qu'elle ne cache rien à son père ;
de quiconque elle soufîre, jen suis reconnaissant; autant qu'il
me sera possible, s'il plaît à Dieu, je ne manquerai pas aux
devoirs d'amitié. Si mon cher fils Béhâ-ed-dîn s'efTorce de
vous tourmenter, vraiment j'arracherai mon cœur de lui ;
je ne répondrai pas à son salut ; il ne viendra pas à mon
enterrement; je ne le veux pas, mais en dehors de lui qui-
conque [vienne]. Mais je désiie que tu n'aies pas de chagrin,
que tu ne sois pas attristée, car Dieu est votre aide, ses servi-
teurs sont vos auxiliaires; quiconque dira du mal de
vous, [sachez que] la mer n'est pas souillée par la gueule d'un
chien, qu'un pain de sucre n'est pas déprécié par l'attou-
chement d'une mouche. Je suis sûr que, quand même il prête-
rait cent mille serments qu'il est traité injustement, je le consi-
dérerai comme tyran ; celui-là n'est pas plein d'amour et ne
fait pas de vœux pour vous, je ne le considère pas comme
opprimé; je n'accepte pas ses serments et ses excuses. J'en
jure trois fois par le nom de Dieu ', je n'accepterai, de la
part de celui qui médit de vous, ni excuse, ni serment, ni
ruse, ni pleurs. C'est vous qui êtes la victime : en plus de ce
qu'on vous respecte, on vous appelle Dame et fille de Maître;
soit en face, soit le dos tourné, sans hypocrisie; les reproches
ils les prennent sur eux-mêmes, en disant : C'est nous les
pécheurs; avec tout cela ils sont les lyrans, et vous la vic-
time; car votie droit et celui de ce sullan sont cent fois plus
qu'ils ne le font. Je jure par Dieu que c'est ainsi! Moi, si en
présence d'une assemblée, par le motif de ma délicatesse,
1. Wallâhi! Billâhi! Tallâhil
ÇALAH-ED-DIN ZERKOUB 221
je me mets à rire, c'est le Très-Haut qui m'a donné cette
clarté : louange à Dieu î je ne suis pas d'un cœur solide, tant
qu'ils ne' deviennent pas droits envers Dieu et ses serviteurs
par le cœur, lame, et publiquement ; et qu'ils ne jettent pas
la ruse dans l'eau noire, qu'ils ne montrent pas les choses à
l'envers, et qu'ils ne deviennent pas la poussière des pieds et
les esclaves des serviteurs de Dieu, en leur présence et der-
rière leur dos. Votre père a la croyance qu'il mourra dans ces
idées et s'en ira ainsi au tombeau, s'il plaît à Dieu. Par Allah !
ne cachez rien à ce père, racontez-lui ces circonstances une à
une, afin que, dans les limite^ du possible et avec l'assistance
de Dieu, il vous aide. Vous êtes le temple de la sécurité de Dieu
dans le monde, par l'elTet de ce sultan dont, par votre béné-
diction, l'àme pure vous favorise de cent mille façons venues
de lautre monde; que votre influence ne manque jamais aux
habitants de la terre! qu'elle ne s'interrompe pas jusqu'au
jour de la résurrection; que votre cœur ne soit point triste, ni
celui de vos enfant^ 1 Ainsi soit-il. ô Seigneur des mondes !
« Que les luiuiiic;. de Çalàh-ed-din se lèvent ! (i' i. ■- -oient
versées dans l'œil de l'àme des amants [mystiques
« Toute àme devenue siil)lile et passée au delà delà grâce,
quelle soit iiii*! intT'" à la lerre du toml"^»'! 'U> r il;"i)i-ed-diii 1 »
i\\)0. Le Maître était occupé un jour à la danse mystique et
y éprouvait une joie immense. Le chéïkli Çalàh-ed-dîn se
tenait debout dans un coin ; le Maître récita ce ghazèl :
« A la fin des temps, il n'y aura de secourable que Çalàh-ed-dîn,
et c'est tout I
« Si tu sais quelque chose du plus tiu de son mystère, retiens
ton soufïle. pour que personne n'en sache rien I
« La poitrine de l'amant [mystique] est une eau agréable; les
àines, sur celle eau, ne sont que des felus [qui surnaj^ent] I
« Lorsque lu vois sou visage, ne soulfle pas, car un souffle
ternit le miroir I
« Un soleil se lève du cœur de l'amant : tout un univers en est
éclairé, par devant et par derrière.
222 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Que de brillants ghazèls il a ornés du nom béni du cheikh
(que Dieu soit satisfait de lui!) et ont' été insérés dans les
recueils de poésies !
CHAPITRE VI
BlOGKAPHlE DE HOSAM-ED-DIN HaSAN Uli.N MûHAMM ED BEN IIaSAN
BEN Akhi-Tlrk, lAbol-Yézid [Bastami] de i/époqle. le
Djonéïd du temps, clef des trésoks pu Trône, Saint de Dieu
SUB LA TERRE, INTERCESSELU DES AMIS AL JOUR DE LA GkANDE
Revue.
Comme Ta dit le chéikh vénéré : Je me suis couché
Kurde et réveillé Arabe que Dieu soit satisfait de lui !).
Quelle belle lignée et quelle belle descendance 1
[Vers arabe]. « Toute belle personne lire sa beauté de sa per-
fection ; elle lui est prêtée; que dis-je? Il en est ainsi de la beauté
de toute belle personne.
591 .Les amis nobles et respectables, confidents du sancluairo
de la bonne renommée que Dieu ait pitié d'eux ! nous ont
raconté que quand le grand chéikh du monde, possesseur de
Textase parfaite, gloire de riiumanité, Çalàli-ed-dîu (que Dieu
sanctifie son cher mystère I quitta ce bas monde, le Tchélébî
Hosàm-ed-dîn prit sa place comme lieutenant du grand
Maître, sur l'ordre de ce dernier. Après le départ du pre-
mier, c'est à celui-ci que le Maître réserva ses cajoleries :
il le jugea dans son cœur comme pouvant remplacer le
chéikh dans la perfection de l'extase : pendant dix ans, sans
interruption ni arrêt, ils conveisèrent étroitement entre
eux. « 11 n'y a que Dieu qui sache ce qui se passa entre
eux ».
592. Le roi du discours. Siràdj-ed-dîn le lecteur du Meth-
néwî,nous a lait connaître que le Tchélébî I.Iosàm-ed-dîn, étant
jeune garçon, venait d'atteindre tout récemment le degré
224 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
de moràkiq ' : il étciit 1res beau, le Joseph de son époque.
Il perdit son père ; tous les grands et les chéïkhs de
ce temps là, ainsi que les maîtres de la ctievalerie, l'invi-
tèrent auprès d'eux ; ils lui firent de grandes démonslrations
de protection et d'an'eclion. Néanmoins ayant compris, en y
jetant les regards et par l'a perception de la pensée, la vérité
de la compagnie de chacun d'eux isolément, il vint tout
d-roit trouver notre Maître, accompagné de tous ses précep-
teurs et de ses jeunes gens -; il s'inclina, adopta pour
demeure ce seuil, et s'y retira; il choisit librement le service
de cette Majesté. 11 donna la permission à ses domestiques et
à ses jeunes gens de s'occuper à gagner chacun sa vie, et de
tirer du produit de leurs propriétés immobilières et de leurs
efïets les moyens nécessaires à chacun. L'on dit que tout
ce quil avait, en bloc, il en lit présent, comme le Véridique,
au Maître. Il ne lui resta rien, à tel point que ses pi'écepteurs
le blâmèrent de ce qu'il n'était rien resté absolument de ses
biens meubles et immeubles. Il ordonna de vendre les meu-
bles de sa maison; au bout de quelques jours, on vint lui
dire : Il ne reste rien, sauf nous. « Gloire à Dieu, s"écria-t-il,
le Seigneur des mondes, puisqu'il m'a été donné d'imiter
les actes extérieurs du prophète 1 Vous, pour l'amour de Dieu
et la recherche de sa satisfaction, pour lamour de notre
Maître, je vous donne la liberté; que chacun de vous aille
à ses occupations ». Api'ès cela, ce personnage fortuné ayant
été agréé par le grand Maître, celui-ci envoya au Tchélébî
Hosàm-ed-dîn tout ce qui lui parvenait du monde mysté-
rieux ; îl fit de lui le chef des compagnons et le général
des troupes de Dieu, le gouverneur, le directeur des affaires
de la communauté. Cependant, à nouveau, il devint posses-
seur de propriétés immobilières, de richesses, de localités
et de villages; jus(iu'à son dernier soutïle il fut assailli de
préoccupations relatives aux compagnons; il faisait par-
1. Terme de droit désignant l'adolescent à ITige pubère.
2. Djëu'dndn. Ce sont les Akhî, les adeptes de la chevalerie [fiiluwwèt] qui
sont ainsi désignés.
HOSAM-ED-DIN 225
venir aux avants-Hroit, complètement et parfaitement, les
produits (les fondations pieuses. Les compagnons, una-
nimes dans leur opinion, tlisent que de cet ensemble de
richesses, il ne buvait pas même une gorgée d'eau, il n'em-
ployait à son usage personnel pas même un grain. Par la
bénédiction de celte générosité et de cet amour complet,
en fin de comple, extérieurement et intérieurement, il devint
parfait dans l'imitation de la conduile du prophète, l'adop-
tion des règles morales posées par le Methnéwî. la com-
préhension de la réalité musulmane, et les égards dus à
l'amour du Mallre. Il éprouva, de la part de Chems-ed-dîn
Tébriv^î et du chéïkh Çalàh-ed-dîn de Qonya, des faveurs
telles qu'on les trouve dans les registres.
393. Le Seigneur des adeptes de la spéculation philosophi-
que, Siràdj-ed-din le lecteur du Methnéwî attaché au mausolée
[du Maître nous a rapporté que le motif de la composition
du Methnéwî, commentaire des mystères du Qoràn, fut qu'un
jour le lieutenant de Dieu au milieu de ses créatures, le
voyageur de la route de sa vérité, Ilosàm-ed-dîn (que Dieu
sanctifie son mystère pur!' apprit que certains amis confi-
dents lisaient avec un désir complet et un amour considé-
rable Vllàhi-nfimè de Ilékîm Sénà'î ', le Mantiq-el-taîr de
Férîd-eJ-tlîn Atlàr ain^^i que son Moçîbet-nàmè -, et qu'ils
éprouvaient le plus grand plaisir à. la lecture de ces mvs-
tères. Cependant, ayant épié une conjoncture favorable (car
l'occasion passe aussi vite que les nuages), il trouva notre
Maître seul, il s'inclina et dit : Les diwans des poètes et les
ghazèls se sont multipliés; les lumières de ces mystères ont
embrassé les deux extrémités de la terre et de la mer, l'orient
et l'occident : louanges et remerciements à Dieu ! les dis-
cours de tous les orateurs restent bien en dessous de la
1. C'est par iiiaiivcrtance que l'auteur attribue un llàhi-mimè à sénài
cet ouvrage est de Férid-ed-dia 'Ath-ir, comuie les suivants.
2. Cf. Daulet-chàh. t'd. Browne. p. 190; J. de llammer, Geschichte der
schonen Redekunsle Versiens. \). ikb; Geiger et V^whii. Grundriss der iran.
Phil(jloffie, t. II, p. 286: Rieu, Catalogue of the Persian JUanuscni'ts, p. 576 6,
586 6, 816 a.
Tome 11, 15.
226 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
majesté de cette autre parole. S'il y avait un livre, dans le
genre de Vllâhî-nâmè mais sur le mètre du Mantiq-et-taïr^
qui restât comme souvenir au milieu des humains, et devînt
le compagnon de l'âme des amants mystiques et des affligés,
ce serait le comble de la compassion et de la faveur '. Votre
serviteur désire que les nobles amis, de toute façon, se tour-
nent vers votre face illustre, et ne s'occupent de rien autre;
cela dépend d'ailleurs de la faveur et de la capacité du Maî-
tre ». Immédiatement, Je Maître tira de l'extréhiito de son
turban béni un fascicule qui expliquait les mystères des par-
ticularités et des totalités et le remit dans les mains du Tché-
lébî Hosâm-ed-dîn. Dans ce fascicule se trouvaient écrits dix-
huit vers du début du Methnéjvi\ depuis le premier : « Ecoule
les plaintes de cette tlûte : elle raconte les séparations »,
jusqu'au passage où il est dit : « Aucun profane ne peut
pénétrer dans l'extase de l'initié ; donc, abrégeons et adieu ».
Ces vers sont [comme on sait] composés sur le mètre ramai
à six pieds, avec les modifications mahdhoûf et maqçoi\r,
c'est à savoir :
Faïlàtûn faïlâtûn failàt
Djêhl-ï zhôlmât-êstè "ilm ûb-l hayàl
« L'ignorance, ce sont les ténèbres ; la science, c'est l'eau de la
vie [éternelle].
« Dès avant, dit le Maître, que cette demande émanât de
votre esprit béni, et que la nature l'exigeât, un ordre
venu du monde invisible et visible, qui n'est autre que
le Clément, le Miséricordieux, avait jeté cette pensée
dans mon cœur, qu'il fallait composer un poème de ce
genre, et qu'il exprimât des pensées étranges ; maintenant
viens, prends ton essor dans le zénith où plane le gypaète
de ta pensée, et prépare-toi à l'ascension des vérités dans
la pure imitation de Mahomet, afin que, conformément
à ces préparatifs, la pensée s'agite en présence de notre
1. Tout ce passage a été analysé par Rieu, id. op., p. 585 b.
HOSAM-ED-DIN 227
cœur intelligent et commence à mettre en vers des
paroles spiritaelles ». On a pu voir d ailleurs rexplication
qui en a été donnée par le Maître dans le quatrième volume
du Methnéwî :
« lumière de la vérité, Hosâm-ed-dîn, c'est toi, jçrâce à la
lumière de qui le Methnéwî s'est élevé plus haut que la lune.
« Tu es la haute pensée, 6 toi l'être espéré I elle entraîne le
poème Dieu sait où.
« Tu as lié le cou à ce Mplbnéwî. tn l'emmènes d'un côté que
tu connais.
« A force de courir, le Melhnéwi a atteint des régions où il est
invisible, invisible à un sot qui ne sait pas voir.
« Du moment que lu as été le point de départ du Methnéwî, s'il
s'augmente encore, c'est que tu y as contribué.
« Du moment que lu le veu.x ainsi, c'est Dieu qui le veut; la
Vérité suprême exauce les vœux de ceux qui craignent Dieu '.
De même, dans chaque volume on rencontre des vers qui
sont comme la source céleste des adeptes de la voie mys-
tique : ce sont des déclarations courtoises qui montrent la
fixité de cette recherche. Par exemple], il a été dit dans le
sixième volume :
« vie de mon cœur, ô Hosâm-ed-dîn, j'ai une bien grande
envie d'écrire un sixième volume.
« Pur les attirances d'un grand savant tel que loi, un Livre de
Hosàm a circulé par le monde.
« Je présente à ton agrément, à titre de cadeau, la sixième
et dernière section du Methnéwî ' ».
Poussé par les attirances de ce souverain des hommes
libres, mu par des troubles qui augmentaient, le Maître se
livra sans répit à la composition de son chef-d'œuvre, pen-
dant le concert spirituel, pendant le bain \ assis, debout, en
marche ou au repos ; il arriva même par hasard qu'il dicta
1. Methnéwî, éd. de Bombay, 1286 hég. p. 304.
2. /d,, op., p. 496.
3. Le vas. 114 a hidjàm « pendant la pose des ventouses ».
228 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
depuis le commencemenl de la nuit jusqu'au lever de l'au-
rore, sans interruption. Le Tchélébî Hosàm-ed-dîn écrivait
[sous sa dictée] avec rapidité, puis il relisait tout ce qu'il
avait écrit, avec une voix haute et belle, en présence du
Maître. Quand le premier volume fut achevé, le Tchélébî
s'occupa à réciter les vers, à corriger les mots et [l'applica-
tion] des règles [prosodiques] et le rolut une seconde fois.
Tout à coup Tépouse du Tchélébî mourut; pour ce motif,
une interruption se produisit; il manifesta de la paresse à
rechercher la nourriture de l'âme et la force de la pensée;
dans son intérieur béni, à chaque instant il se produisait
une situation et un étourdissement nouveau, de sorte qu'il
ne pouvait s'occuper d'autre chose. Cependant notre Maître
était tellement plongé dans les extases, dans l'explication des
vérités et la découverte des minuties, qu'il ne disait lien au
Tchélébî. Il se passa deux ans entiers sur cet événement.
Le Tchélébî manifesta le désir de contracter un second ma-
riage, et s'occupa de le préparer, lorsque tout à coup il
trouva pleurant son âme d'enfant; il la vit, le cœur triste,
désireuse de boire le lait des lions de Dieu ; à chaque ins-
tant les appels et les cris de son cœur parvenaient à l'oreille
de son intelligence. Il disait :
« Donne du lait à ton âme-enfunl, délivre nous de ses pleurs,
ô loi qui à chaque instant trouves le moyen de satisfaire cent
infortunés comme moi ».
Un matin, il se leva, vint trouver le Maître, se prosterna
devant lui et commença à le supplier de vouloir bien conti-
nuer la composition du reste du livre; il le dit avec toute
certitude, supplication modeste, désir demandant à être
accompli, inclination abondante, sans employer la langue
comme interprèle ni fatiguer par une explication. Le Maître,
conformément à l'adage : « Il n'y a de bienfait qu'à la con-
dition qu'il soit parfait », mu par sa générosité univer-
selle, commença à étendre, sur la surface des tapis, les tables
des avantages des pensées; il dicta les paroles qui forment
HOSAM-ED-DIN 229
la préface du second volume, de la façon suivante : « La
cause du retard mis à la composition de celte seconde moitié
du livre du Motlinéwi (que Dieu le rende utile aux cœurs
des mvsliques!), et l'explication du recommencement après
rinlerruplion sont comme les révélations failes à Adam
après une interruption de la révélation provenant de son
péché; c'est la même raison qui explique les interruptions
qui atteignent tout extatique, ainsi que le rétablissement de
l'état antérieur par la dilatation des poitrines : mais Dieu
sait mieux la vérité ! » A ^a fin de la seconde préface, il s est
exprimé d'une manière différente, comme on l'écrit mainte-
nant '. 11 commença à composer ce livre en l'an 662, et dit :
« Fendant quelque temps ce Methnéwî a été retardé : il a fallu
un délai pour que le sang devînt du lait [dans le sein de la mère].
« Tant que la fortune n'enfantera pas de nouvel enfant, le sang
ne deviendra pas du doux lait : écoute bien.
« Lorsque la lumière de la vérité, Hosâm ed-dîn détourna les
rênes de sa monture du sommet du ciel.
« Attendu qu'il était parti pour l'ascension des vérités suprêmes,
que les boutons de fleurs ne s étaient pas épanouis sans son prin-
temps,
« Quand il revint du rivage vers la mer, il accorda la harpe
des vers du Melhuéwi
« Ce livre qui est le polissoir des âmes, son retour fut le signal
(lo l'ouverture des portes '.
« L'apparition de la date de celle ambition et de ce profil, ce fut
Tan G6-2.
« Un rossignol nous avait quitté; il est revenu; il est devenu
un faucon pour procéder à la chasse et à la poursuite de ces
pensées.
« Que le bras du roi soit le perchoir de ce faucon, que celle
porte soil à tout jamais ouverte pour les créatures ' ».
1. CeUe préface, en effet, ne figure pas dans les éditions actuelles du
Methnéwi.
2. Roûz-i isliflà'f. on appelle ainsi, d'après une note marginale dé Fédition
de Bombay, le 15 du mois de rédjeb, parce que ce jour-là s'ouvrent les portes
du ciel et celles de la ka'ba.
3. Methnéwi, éd. de Bombay, p. 100.
230 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Ainsi soit-il, ô Seigneur des mondes !
Jusqu'à la fin du livre , il n'y eut plus d'autre arrêt; il
le composa conséculivcmenl; le ïchélébî lisait à plusieurs
reprises ce qu'il avait écrit, jusqu'à ce qu'on arrivât à la fin
du volume.
594. On dit que Sirâdj-ed-dîn, le lecteur du Melhnévvî (mi-
séricorde de'Dieu sur lui!), a raconté qu'un jour leTchélébî
I.ïosàm-ed-dîn, s'élant incliné devant le Maître, lui parla en
ces termes : Lorsque les compagnons lisent le Melhnéwî de
notre Seigneur^ et que les extatiques sont plongés dans la
lumière de la stupéfaction, je vois que des êtres de l'au-delà,
tenant en main des bâtons ^ et des sabres, sont présents, et
si quelqu'un n'écoute pas cette lecture avec sincérité, s'il ne
l'entend pas avec pureté de cœui", ces êtres mystérieux cou-
pent l'arbre de la foi et les branches de la religion de cet
homme, et en le tirant, l'emportent au feu de l'enfer. Le
Maître répondit : C'est comme tu l'as vu. Il a exposé cette idée
dans le quatrième volume, où il a montré la fin des néga-
teurs :
« L'ennemi de ces paroles, à cet instant même, s'est person-
nifié à ma vue, la tête en bas dans l'enfer.
« Lumière de la vérité [Hosâm ed-dîn], tu as vu la situation
de cet homme : Dieu t'a montré la réponse à ses actions ».
Il vit de môme, d'une manièi'e sensible, qu'on prit quel-
qu'un et qu'on le fit brûler en enfer, la tête en bas.
595. Sultan Wéled (que Dieu nous sanctifie par sa lumière
éternelle !) nous a rapporté ceci : Je m'étais rendu, avec un
groupe de compagnons, au jardin du Tchélébî, que je trouvai
occupé à prononcer des paroles profanes et à causer avec les
gens de jardins et de vergers. Moi, j'écoutais de sa bouche
bénie les pensées et les mystères, et je louais cette force '■>
je m'extasiais de ce plaisir, de cette situation, et je me trans-
formais. Dans celte situation, je manifestais de la slupé-
l, Doûr-bâch, bâton avec lequel on lient la foule à distance.
j
HOSAM-ED-Dm 231
faction, et la pensée contenue dans ces vers que mon père
a écrits, dans le Melhnéwî, se révélait à moi :
« Tout ce que dil l'amant mystique, le parfum de l'amour divin
sort de la bouche dans la rue de cet amour.
« S'il prononce le mot de jurisprudence, la pauvreté vient toute
entière ' ; l'odeur de la pauvreté vient de ce soufïle agréable.
« Mais s'il parle d'infidélité, c'est le parfum de la religion que
l'on sent ; quand il parle de doutp, on perçoit l'odeur de la
certitude ».
o96. Les nobles et grands compagnons nous ont fait con-
naître qu'au moment où notre Maître (que Dieu magnifie son
souvenir !) partit pour la vie [éternelle], il s'était préparé au
retour [vers l'essence primordiale] et avait tout disposé pour
son départ; les grands de l'époque, les chéïklis de la localité,
d'un commun accord, lui posèrent la question suivante :
« Après vous, qui sera désigné pour la lieutenance des
compagnons? Qui nommera-t-on ? Qui sera votre succes-
seur? » Ilrépondit : « Mon lieutenant, ce sera notre Tchélébi
Hosàm-ed-dîn. » On lui posa la même question à trois repri-
ses ; il donna la môme réponse. Quand le Maître fut arrivé
près du Tout-Puissant, « auprès d'un roi puissant » ', le
Xchélébi Hosàm-ed-dîn s'assit sur le trône du chéïkh et y
remplit pendant dix ans entiers le rôle de successeur, et y
rendit des services ; dans l'observance des conditions de la
piété, de la religiosité, de la conservation de la gravité et de
la protection, il enlevait [au jeu du polo] la balle aux ché-
rubins.
(( Il veut un souffle plus pur que la pluie, plus pénétrant dans
sa marche qu'un envoyé du ciel ».
Il fit de grands eiïorts pour la conservation des minuties
des bas'es de la loi religieuse, et pour suivre la voie de la
vérité mahométane; parfois il disait, en état d'ivresse [exta-
tique] :
1. Jeu de mots sur fiqli et faqr.
2. Qor., LIV, 53,
232 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Si tu n'avais pas brisé le cœur du portier du secret, j'aurais
ouvert tous les cadenas du monde. »
Il était pieux à un tel degié qu'il venail visiter le mauso-
lée pur, et que, pour renouveler ses ablutions, il apportait
avec lui de l'eau de la ville ; il procédait à la lotion rituelle
au moyen de celle eau, il en buvait, et s'abslenait de l'eau
qu'on avait achetée avec l'argent provenant des fondations
pieuses [destinées à l'entretien] de ce mausolée; il n'en
buvait pas, et ne s'en servait pas pour l'usage liluel. L'on
dit qu'à cette époque, les fondations pieuses de ce mausolée
béni étaient fort nombreuses, qu'elles étaient toutes floris-
saiites et abondantes; tous les produits de ces waqfs étaient
en totalité consommés par les nobles compagnons, de
sorte que chacun jouissait de sa part, tandis que lui s'abste-
nait d'y toucher.
597. Sultan Wéled avait un jour honoré de sa présence le
jardin du Tchélébî : les nobles amis eurent envie de manger
du miel, sans faire connaître [ce désir]. Le Tchélébî dil à
son jardinier : Extrais du miel nouveau de telle ruche, et
apporte-le. Le jardinier, ayant ouvert l'extrémité de la
ruche, présenta quelques rayons ^de miel blanc. « Apportes-
en encore de cette même ruche », lui dit le Tchélébî. Cinq et
six autres rayons furent apportés. « A pportes-en encore »■,
dit le maître. « C'est la limite », répondit le jardinier.
« Comment ! s'écria le Tchélébî, il vient de la mer sans
limites pour le lils de notre grand Maître ; si tu en apportais
jusqu'à la résurrection, tu n'eu verrais pas la lin. » En elfet,
le jardinier apporta jusqu'à soixante-dix rayons de miel
purifié; la ruche était encore toute pleine. «Tout cela, dit
Ilosàm ed-dîn, c'est la bénédiction qui s'attache aux pas de
notre Maître Héhà-ed-dîn. » ils en mangèrent près de deux
cents fois, et ils en emportèrent; le plateau était encore plein.
Lorsque les amis se levèrent, le Tchélébî fit présent de cette
ruche à Sultan Wéled ; on l'emporta à sa demeure; pendant
1. Goûmàdj ; c'est le turc f/umèdj
HOSAM-ED-DIN 233
quelque temps de nombreuses ruches sortirent de celle
ruche et ils en jouirent pendant longtemps. Tout malade
auquel on donnai! à hoiro une potion préparée avec ce miel
était guéri rapidement.
598. Les grands amis que Dieu les instille dans le para-
dis!) ont raconté que pendant quelque temps il y eut, dans la
ville de Qonya, disette d'eau : il ne pleuvait jamais, et l'eau
des mares avait été résorbée. Les citadins, savants, chéïkhs,
émirs, étaient sortis pour procéder au rite des rogations; ils
sacrifièiont des victimes, et liront des lamentations ; mais
leurs supplications ne furent pas agréées ni exaucées. La
chaleur du soleil, modèle du boiiillounemont de lenfer,
dévorait le monde ; les plantes étaient totalement desséchées.
In groupe de gens, qui étaient les hommes au cœur éclairé
de l'époque, jugèrent à propos d'aller trouver le Tchélébî
Hosàm-ed-dîn et de lui demander une prière, à lui dont le
soulDe était aussi vivifiant que celui de Jésus, dans l'espoir
que s'il y consentait, le Dieu très haut donnerait de la pluie.
Donc tous enfouie vinrent trouver le Tchélébi et montrèrent
la nécessité terrible où ils se trouvaient. « Allez à vos
affaires, dit le Tchélébî : je ferai la «lemauile auprès de mon
souverain, afin que votre désir soit exaucé. » Il se leva et,
suivi de ses compagnons, se rendit en pèlerinage au tom-
beau purifié ; il y procéda à de nombreuses prières cano-
niques remplies de ferveur, en toute sincérité et non par
manière de parler ; il découvrit sa tète bénie et demanda de
la j)luie. Les amis, versant des larmes, poussèrent l'excla-
mation : Amen ! Immédiatement d'énormes et formidables
nuages apparurent dans l'atmosphère; une pluie intense
commença à tomber :
« Au n)ilieu de ces supplications, un nuage agréable apparut
promptemenl. comme un éléphant porteur d'eau.
«H commença à pleuvoir, comme si des larmes dégouttaient
d'une outre; la pluie se logea dans les creux et les caver-
nes ».
Il plut tellement que tous restèrent impuissants ; la tota-
234 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
lité des habitants de la ville devinrent à nouveau servileurs
et disciples; leur croyance fut élevée au centuple. Ceux qui
n'avaient aucune part à la vie de l'esprit, il n'y eut, dans
leur âme sans foi, que la négation, la malchance et l'aveu-
glemcntqui s'accrurent. « Dieu a scellé leurs cœurs; leurs
ouïes, leurs yeux sont voilés ' ».
« Ce qui était sa brûlure, il en a fait un cachet qui le scelle;
aucun moyen n'y saurait porter la main.
« Si, atome par atome, il se forgeait des clefs, la puissance
divine seule pourrait ouvrir [celte serrure] ».
Pendant vingt jours, une fois après l'autre, il pleuvait, puis
le ciel se rassérénait^ ; toute la campagne, tous les jardins
furent abreuvés à satiété; les torrents furent gonflés au-delà
de toute mesure. Les habitants de la ville, poussant des cris
et cherchant une sauvegarde, revinrent trouver le Tcbélébî,
le supplièrent longtemps et dirent :
« toi dont le pareil n'existe pas à notre époque, au nom de
Dieu ! viens au secours des créatures ! » .
« Ne vous en préoccupez pas, répondit le Tcbélébî; je le
dirai au dispensateur de l'eau ^ et des dons, pour qu'il
détourne l'eau d'un autre côté. » Les nuages se dispersèrent,
le monde fut à la fois riant et pleurant; les jardins com-
mencèrent à pousser, les diverses sortes de céréales se multi-
plièrent; cette année-là, il y eut une abondance extraordi-
naire et une prospérité remarquable.
399. Les nobles compagnons nous ont raconté que notre
Maître avait l'habitude d'envoyer immédiatement au Tcbé-
lébî Ilosàm-ed-dîn tout ce que les émirs et les grands de la
\illc, les disciples riches, lui envoyaient inopinément*,
1. Qor., II, 6.
2. Mi qochoûd.
:j. Emîr-i âb.
4. Ez 'àlam-i ghaîb, du monde des choses cachées, mystérieuses : ijhdib
c'est tout ce qui échappe à la vue.
HOSAM-ED-DIN 235
effets et argent. Il avait, en effet, remis entre ses mains la
bride de lusage et de l'emploi des choses.
600. L'émir Tàdj-ed-dîn Mo'tazz miséricorde de Dieu sur
lui l) avait envoyé un jour d'Aq-Séraï la somme de sept mille
dirhems soltânî afin que les amis l'employassent pour leurs
repas et ne l'oubliassent point dans leurs prières. Dans la
lettre qui accompiignaitce don, il avait spécifié que cet argent
provenait d une source licite, du produit de la capitation, afin
que le Maître l'acceptât et ne le lui renvoyât point. Le Maître
oidonna d'enlever le tout et de le porter au Tchélébi I.Iosàm-
ed-dîn. Sultan Wéled aurait dit : Il n'y a rien dans notre
maison; nous n'avons pas de quoi faire face aux dépenses;
tout ce qui nous vient ainsi, le Maître l'envoie au Tchélébi;
que faire? Héhâ-ed-dîn, reprit son père, j'en jure trois fois
par Dieu que si la faim ' pressait mille ascètes parfaits crai-
gnant Dieu, et s'il y avait danger de mort, et que je n'eusse
qu'un seul pain, je l'enverrais au Tchélébi Hosàm-ed-dîn,
joint à ceci qu'il a les moyens accomplis entièrement et pré-
partis: je ne ferais pas une bonne action de ce genre pour une
autre personne, car il est un homme de Dieu, et tous ses actes
sont pour Dieu , les biens meubles et immeubles de ce monde
sont son affaire ; en user est licite pour lui, tandis que c est
illicite pour d'autres; ceux-ci, en effet, n'ont point cela, tan-
dis que les biens de ce monde ne lui causent aucun dom-
mage. « Que c'est beau, un bien honnêtement acquis pour-
un homme honnête! ». Pour les étrangers, c'esl une perdi-
tion; pour lui, ce sont des moyens d'action. Le halict ne
fait pas de mal au médecin ; il en fait au malade.
« Si un saint avale du poison, celui-ci deviendra du miel; si
létudiant en mange, il aura l'intelligence noire.
« Si un homme parfait prend de la terre, elle devient de l'or ;
mais si l'imparfait emporte de l'or, celui-ci se transformera en
cendres ».
1. Makhmaça, mol arabe qui se rencontre deux fois dans le Qorân, V,
et IX. 12i. Cf. Tabarî, Tafsîr,\. VI. p 47. et t. XI, p. 41.
236 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Cependant le Tchélébî envoya mille dirhems à Sultan
Wéled, mille autres à Kirà-Khàtoûn; il en donna cinq
cents au Tchélébî Amir 'Alim. et distribua une part séparée
à tous les compagnons : participant au chagrin des récitants,
il donna le reste pour la nourriture des amis.
601. Le roi des frères, Sirâdj-ed-din le lecteur duMethnéwî
(miséricorde de Dieu sur lui !) nous a raconté que le Tché-
lébî avait des extases étranges, et avait la coutume bizarre
de louei' extraordinairement, en présence des étrangers, un
groupe de gens qui étaient connus pour leui- débauche évi
dente. 11 disait : C'est une réunion de profonds ascètes,
célèbres par leur crainte de Dieu et leur piété. Un autre
groupe, connu pour son ascétisme, son honnêteté, son
observation des règles, il le blâmait, disant que ces gens
étaient des débauchés et n'étaient pas de braves gens. Cette
énigme ' augmentait la stupéfaction des amis. Les grands
compagnons allèrent interroger le Maître sur celte question
en lui rapportant les propres paroles du Tchélébî Ilosàm-ed-
dîn. « La vérité, répondit-il, est comme ledit le Tchélébî ; car
la troupe de débauchés qu'il loue à chaque instant, bien qu'ex-
térieurement ils paraissent débauchés et impolis, intérieure-
ment ils sont purs et éduqués; tandis que ces ascètes qu'il
critique, c'est que leur cœur est hypocrite et pervers; or le
regard favorable de Dieu est toujours dirigé vers l'intérieur
de ses serviteurs, non vers leur extérieur, car il a été dit :
« Dieu ne regarde pas aux vêtements de bure, ni à celui qui
sait le livre par cœur, mais il con'^idèreun cœur qui se tourne
vers l'Eternel compatissant ».
Une seconde explication, c'est que dans l'homme, outre
ses actes extérieurs et sa piété extérieure, il y a des actes et
une piété cachés qui constituent la beauté de sa substance,
de sorte que ses mauvaises actions deviennent les beaux
côtés de son être, et que son infidélité devient de la foi. Dieu
dit : () mes seiviteurs, ô vous qui me voyez, vos regards sont
1. Magidata.
HOSAM-ED-DIN 237
dirigés vers ces actes extérieurs, tandis que les nôtres ne le
sont point ; nous regardons rintérieur et son secret.
*< Nous qui voyons l'extérieur de tous les climats, nous regar-
dons le cœur, et non l'apparence extérieure ».
Eu effet, si l'extérieur est mauvais et imparfait, l'intérieur
peut, par le mofit" de celle substance pure [dont nous venons
de parler], être pieux et honnête. C'est l'idée qui est traduite
par cet adage : « Les polythéistes sonl impurs • » : c'est l'im-
pureté de leur cœur, non celle do leur corps qu'on a voulu
dire, et cela sutht pour l'homme intelligent.
602. Les meilleurs amisont rapporté qu'un jour le Tchélébî
(miséricorde de Dieu sur lui !) était assis dans un cercle
d'amis et exprimait des pensées. Tout à coup il envoya un
derviche à la reine du monde, dame de la vie future, Gurdji-
Khàloùn, en lui disant : << Fais-lui parvenir un salul de ma
part et dis-lui qu'elle se transporte rapidement de la maison
où elle est installée, dans une autre maison, afin d'échapper
au destin inéluctable '; car l'ordre donné, c'e«t que le toit en
terrasse va s'enfoncer. » Dès que le messager eut fait part «le
la salutation et du nn'ssago. la dame se transporta immédia-
tement dans une autre maison; quand son personnel fut
totalement en dehors, et qu'on emporta les meubles de la
maison, h ce même moment le toit tomba et fut démoli.
Gurdji-Khàtoùn fut sauvée, et sa croyance devint mille fois
plus grande. Klle envoya des aumônes aux nécessiteux,
sacrifia des victimes, et fit tenir au Tchélébî, en témoi-
gnage de sa reconnaissance, cinq cents dinars yoùsoiifî et
dix mille dirhems soltànî \ elle présenta ses excuses, et
octroya de belles robes d'honneur ' séparément aux compa-
gnons *.
003. Le compagnon précieux, agréé des saints, Khàdji Néfîs-
1. Qor. IX. 28.
2. Mobram. '
3. Teclirifdf, synonyme de khil'at.
4. Une anecdote semblable, avec des personnages différents, a été racontée
t. l, p. 170, n* 159.
238 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
ed-dîn de Sîwâs, nous a fait savoir que, du temps de notre
Maître, il y avait un cheikh de grande envergure^ qui avait
sous son autorité deux couvents. Par un elîet de ha pré-
destination, ce derviche trépassa ; l'Kmir Tàdj-ed-dîn Mo'-
tazz * jugea avantageux d'inscrire le couvent de Ziyâ-ed-dîn
le vizir au nom du Tchélébî Hosâni-ed-dîn, et de prendre
à cet etVet un ordre du sultan. Après la délivrance de
cet acte, i'émir Tâdj-ed-dîn convoqua une grande assem-
blée et procéda à une installation solennelle [du nouveau
prieur]. On fit savoir à noire Maître que le couvent de Ziyâ-
ed-dîn le vizir - était attribué au Tchélébî. Le Maître se
leva avec tous ses amis et se mit en marche. « J'avais pris
sur l'épaule, raconta Néfîs-ed-dîu, le tapis de prière du
Tchélébî ; mais notre Maître me; l'enleva et le porta sur la
sienne; lorsqu'on enirà dans le couvent, il étendit le lapis à
la place d'honneur du sofa. Akhî Ahmed, un des tyrans de
l'époque, tète de colonne des débauchés^ était venu assister
à celte installation particulière, par suite de la haine, de l'es-
prit de parti et de l'envie innée qu'il avait à l'excès; il ne
voulait pas que le Tchélébî fût le prieur de ce couvent. 11 se
leva tout à coup, roula le tapis et le remit entre les mains
de quelqu'un, en disant : JNous ne l'acceptons pas pour
prieur dans cette région. Il se produisit un grand mouve-
ment dans l'assistance; les Akhîs respectables qui se ratta-
chaient à la famille des pères et des ancêtres d'Akhî-Turk
et d'Akhî-Béchâra, tels que Akhî-Qa)çar, Akhî-Tchobàn,
Akhî Mohammed Séyyid-Wàrî, et d'autres encore, mirent la
main à la poignée du sabre et du couteau ; les émirs qui
éiaient disciples voulurent mettre à mort les débauchés. De
nombreux derviches, attristés par cette scène, s'exclamèrent :
1. Fils du cadi Moliyi'd-dîn de Kliàrezm ; il fut chargé de l'administralion
et de la conservation des biens royaux {vudjoiih-i khdçça) par les sultans
'Izz-ed-dîn Kaï-Kàous II et Rokn-ed-dîn Qylydj-Arslân IV à leur retour du
camp mongol, postéric urement à l"au 655 (125*). Cf. Ibu-Blbî, IV, p. 295 ; Cl.
Huart, Êpigraphie arabe d'Asie mineure, p. 25.
2. Ce couvent a été cité, t. I, p. 185.
HOSAM-ED-DIN 239
« La discorde est endormie: que Dieu maudisse celui qui la
réveillera ' ». Un tumulte semblable à celui de la résurec-
tion se produisit: «La discorde est pire que le meurtre ».
Cependant le Maître ne disait rien ; enfin il prononça ces
mots : « Ces gens à queue d'âne, pourquoi sont-ils ingrats
à l'égard des bienfaits de Dieu? pourquoi se montrent-ils
insouciants de la reconnaissance qu'ils lui doivent ? Ils sont
révoltés et impies par ignorance, témérité et présomption ; ils
d('miolissent la demeure de leur âme de leurs propres mains,
comme la dit le Qoràn : u Ils ruinent leurs maisons de leurs
propres mains * ». Il est certain que cette explosion d'esprit
de parti ne saurait progresser, et qu'ils seront tous en retard
dans leurs affaires et broyés par l'infortune, tandis que notre
voie tiendra la tête de toutes les autres voies mystiques ».
C'est ainsi qu'il a dit :
« Si même ton amour est venu en dernier lieu, il sera plus
grand que les premiers.
« Dieu a écrit son ordre auguste en ces termes : « Les derniers
seront les premiers ».
Le prophète a dit que Dieu le bénisse et le salue I ) :
« Nous sommes les derniers qui seront les premiers; les
premiers, ce sont eu.x qui seront les [plus] rapprochés ' ».
Le Maître continua en ces termes : •
« Il me vient à la mémoire une anecdote. Le juriscon-
sulte Abou'l-Léïth Samarqandî^ (miséricorde de Dieu sur lui!)
s'était absenté de Samarqand pendant quelque temps, et
s'était occupé près de vingt ans à acquérir les sciences reli"
gieuses; il avait résidé, en qualité de voisin, près de la mai-
son sacrée de Dieu, et il avait de nombreux amis. D'heureux
disciples, formés par son souffle béni, s'étaient répandus dans
les différentes régions du monde. Finalementj il se disposa
1. Hadtlh: cf. 'Abd-er-Ra'oûf el-Monàwî. Konoùz ed-daqdlq, p. 98.
2. Qoy., LIX, 2.
3. AUusioQ kQor., LVI. 10-11.
4. Cf. Cl. Huart. Littérature arabe, p. 263; Histoire des Arabes, II, p. 352.
240 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
à rentrer à Samarqand, accompagné d'un groupe d'élèves
et (le disciples, afin iTy visiter les tombeaux de ses pères et
de ses ancêti-es, y retrouver ses amis et ses proches et, renou-
velant ainsi par commisération les liens de parenté, s'en
trouver récompensé et rétribué. Cependant, quand ils arri-
vèrent aux eîivirons de l.i ville do Samarqand, il ordonna
que l'on s'cinôtât un instant et qu'on renouvelât les ablutions.
Le jurisconsulte se leva et s'approcha du bord d'un ruisseau
pour s'y laver; i! vit qu'une troupe de femmes était occupée
au blanchissage; tout à coup une vieille femme aperçut le
jurisconsulte et le reconnut ; elle s'écria : Notre petit Abou'l-
Léïtli est de retour! h]lle courut en informer sa famille. Le
jurisconsulte retourna vile auprès de ses compagnons et leur
ordonna de charger rapidement les botes de somme : « Retour-
nons à Damas, puisque Samarqand n'est pas un lieu de
séjour! » Tous restèrent stupéfaits de cet incident, et lui
demandèrent les motifs de ce prompt départ. « Ces gens,
répondit le savant, nous regardent encore comme étant le
petit Abou'l-Léïth ; ils nous jettent des regards de mépris;
ils nous jugent légers, ils pèchent par ce regard non informé ;
or il est un devoir d'honorer les savants et les mystiques;
leur gloire est équivalente à celle de l'Envoyé de Dieu, et
celle-ci est égale à la gloire de Dieu ». C'est ainsi que le
poète a dit ;
Qualraïn spécial. Û toi dont Texislence provient d'une seule
goutte de sperme, ne l'en vas pas montrer de l'orgueil et de la
suffisance en présence des savants!
« Car le prophète de Médine a dit : Celui qui honore un savant
m'honore moi-même ».
« En ell'et, le père et la mère du jurisconsulte, au temps de
son enfance, l'appelaient le petit Abou'l-Lé'ïth, pour le cajo-
ler ; les élrangei'S ne connaissaient pas la signification par-
ticulière du sutHxe k do miséricorde, ils s'imaginaient que
ce sutiixe du diminutif était un suffixe méprisant. Cepen-
dant, un tel regard diabolique porte un dommage considéra-
HOSAM-ED-DIN 241
ble, et il est fort éloigné du chemin de la générosité de jeter
du dommage sur les amis et les compatriotes : ce nest permis
dans aucune religion, dans aucun peuple ».
Notre Maître, entraîné par son extase, poussa un grand
cri et sortit pieds nus du couvent, de telle manière que les
grands el les cheikhs ne purent courir sur ses traces; ayant
ainsi couvert de blâme et de répulsion Akhî Ahmed, il n'ac-
cepta pas l'intercession des grands et des émirs; il dit en
réponse : « Cet homme n'est pas de notre espèce » ; el il ne
passa plus jamais dans le voisinage de cet infortuné, qui
périt couvert de honte : la plupart des jeunes gens, des
débauchés, de ses enfants devinrent serviteurs et disciples.
Los amis de la famille [du Maître" informèrent le Sultan
de l'Islamisme de l'incorrection de l'altitude de cet homme;
le souverain voulut le faire mettre à moit. mais notre Maître
n'y acquiesça pas. On ne le laissa plus assister aux réunions
et aux assemblées des grands personnages ; tous l'appelèrent
L'i ))ti\r}s « n'y touchez pas », par allusion au Samari-
tain [du Qoràn '], el ils dirent :
« Quand tu vois les êtres chers dans le mal, sache que ce
regard est un héritage de Satan,
« Bien que lu ne sois pas un enfant du Diable, ô entêté ! Donc
comment 1 héritage de ce chien fest-il parvenu?»
Akhî 'Ali. fils d'Akhî Ahmed, un des grands fourbes *
de Qonya, devint en toute sincérité le disciple de Sultan
Wéled ; il fut ainsi un des agréés. Finalement le Tchélébî
Ilo<àm-ed-dîu l'ut un chéïkh des hommes généreux tant dans
le couvent de Ziyà que dans celui <lu Làlà, avec une indé-
pendance complète; il atteignit une silualion et un pouvoir
tels que les archanges rapprochés et les prophètes honorés
conçurent de la jalousie à l'endroit de ses exlases et de ses
stades; ils désiraient jouir de ?a sociélé et de sa vue; c'est
ainsi que le prophète a dit : « Dieu a des serviteurs qui ne
1. Qor., XX, 97.
2. Gorbozân.
Tome II. 16
242 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
sont ni des prophètes ni des marlyrs; ceux-ci les envient
à Fiiison de leur proximité et de leur installation par
rapport à Dieu. » Le Methiiéwî conlienl également ce vers :
« Il est tellement plein de lu magnificence de Dieu, (jue les
hommes de Dieu ne peuvent pénétrer en lui.
« Un prophète chargé de mission ne peut être contenu en nous,
ni l'ange, ni l'esprit [saint] : donc, comprenez! »
604.Ln jour, en présence du Tchélébî (que Dieu soit satisfait
de lui !), de nobles compagnons expliquaient le fait suivant:
« Un tel rapporte exaclement les paroles du Maître ; il en
fait admettre l'inlei'prétation par les hommes ; il a une
habileté considérable dans cet art. « — « Les paroles du
Maître, répondit le Tchélébi, sont comme un miroir; qui-
conque dit le sens des paroles du Maître et s'en crée une
forme, dit la forme extérieure de sa propre idée, non l'idée
que l'enferment ces paroles. » Puis il ajouta : « La mer
devient des milliers de ruisseaux, mais des milliers de
ruisseaux ne deviennent pas la mer. » 11 récita alors ce
vers :
« Mes paroles extérieures parviennent aux oreilles, mais les
gémissements de mon àme ne parviennent à personne. »
605. On rapporte que le Tchélébi était le vicaire d'el-Orma-
wî * et de l'école châfé'ile. Il dit un jour au Maître, après s'être
incliné devant lui : « Je désire dorénavant suivre la doctrine
du grand Imam Abou-Ilanîfa (que Dieu soit satisfait de lui !),
puisque notre Maître est de l'école hanéfite. » — « Non, non.
^epliqua le Maître, ce qui est convenable, c'est que tu restes
dans ton école, et que tu l'observes; mais qu'en rovanche
tu outres dans notre voie et que tu diriges les hommes sur
la route de notre amour [mystique]. »
606. Sirâdj-ed-dîn, le lecteur du Methnéwî (miséricorde sur
1. Abou-Bekr Mohammed el-Ormawt (li'Onrmia en Adherbaïdjàn), élève
d'Abou-lshâqech-Chtràzî, mort en 537 (1142), était un docltur chàfé'ïte. Voir
une note de .Mac-Guckin de Slane dans sa traduction d'Ibn-Khallikàn, Bio-
grdphical dictionary, t. 1, p. 14, ii. 1.
HOSAM-ED-DIN 243
lui!) nous u raconté que noire Maître avait la coutume de
se rendre une fois par an aux eaux Ihermales et d y
séjourner de quarante à cinquante jours. Comme lui,
tous les compagnons le suivaient en se livrant au concert
spirituel et à la danse riluolle pendant la durée du che-
min : ils arrivaient tout joyeux ; des milliers de ghazèls
étaient récités le long de la route. Une année, suivant
sa coutume, il s'était rendu aux eaux thermales, et s'y
était allarclé. Tout à coup, des annonciateurs du monde
mystérieux annoncèrent au Tchélébîque le Maître arriverait
le lendemain ; le Tchélébî distribua des témoignages de
reconnaissance. Au malin, les habitants de Qonya, petits et
grands, se portèrent à la rencontre du voyageur; ils s'arrê-
tèrent dans la prairie du caravansérail de Roùzbèh ', et pré-
parèrent des nozol 'cadeaux de bienvenue, fruits secs, etc.j ;
ils dressèrent une haute tente pour le Maître. Ce jour-là, le
Maître avait mis beaucoup de kohl à ses deux yeux bénis.
Dès que le Tcbélébî vit la tenle du Maître, poussant un cri,
il descendit de cheval, et se prosternant, s'approcha de la
lente. Cependant le Maître, pieds nus, sortit en face du
Tchélébî, le prit dans ses bras; ils s'embrassèrent longue-
ment, puis, lui tenant la main, il le lit entrer dans la tente.
Le Tchélébî (que Dieu soit satisfait de lui !) raconta à ses
amis fortunés ce détail : « Quand je me trouvai en face
du Maître, dit-il, je m'as=is en complète tranquillité ; il n'y
eut aucun mot, aucune parole échangés entre nous; moi,
j'entendis sensiblement, avec l'oreille de l'intelligence, que
l'oiseau de mon àmo, de l'intérieur de la cage de ma poi-
trine, répondait comme une colombe aux roucoulements
de l'àme du Maître ; il poussait des baqriqoù - ; la douceur
de la voix de l'àme du Maître arrivait à l'oreille de la
mienne, et m'enlevait l'esprit sans que j'eusse la possibilité
1. Dans Va plaine de Qonya. Cf. Ibn-Bibr. IV, p. 51. 89, 296; dans la tra-
duction turque. Roùzbèh yazisi ;Houtsma. Textes, 111, p. 91, 124, 201).
2. Onomatopée, comme a cocorico ».
244 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
de parler ; c'est ainsi qu'il a dit lui-même dans le livre du
Methnéwî :
« La mélodie de la voix de ce corps pur parvient à chaque
instant à l'oreille de sa sensation,
« Par une voie que le genre humain ne connaît pas, parce
qu'elle n'appartient pas aux corps sensibles et ayant forme.
« Ses compagnons ne l'entendent pas; lui l'entend; heureuse
l'âme que la certitude entoure! »
Après cela, notre Maître, ses compagnons et les grands de
la ville, procédant au concert spirituel et chantant des chan-
sons, allèrent jusqu'au mausolée du Grand Maître jiéhà-ed-
dîn Wéled (que Dieu sanctifie son mystère!). Ce jour-là.
que de faveurs, de miséricordes, de bonheurs plurent sui- la
tête des amis ! « Gela est la grâce que Dieu nous fit, ainsi
qu'au peuple ! Dieu réserve sa miséricorde à qui il lui plaît ! * »
607. Sirâdj-ed-dîn, le lecteur du Methnéwî, nous a raconté
ceci : « Lorsque notre Maître quitta le monde de la présom-
ption pour celui de la joie, les grands savants, orgueilleux
et libertins, poussés par leur envie et leur dénégation, tin-
rent une réunion immense dans le tribunal du cadi Siràdj-,
ed dîn (miséricorde de Dieu!); ils y invitèrent le ïchélébî
Ilosâm-ed-dîn; tous, d'un commun accord, déclarèrent ceci :
L'emploi du violon est illicite, et il n'est pas permis de
donner des concerts. Le grand cadi Sirâdj-ed-dîn s'exprima
dans les mêmes termes que les imams de la religion et les
savants de l'islamisme. On s'adressa au Tchélébî : « Que
dis-tu sur cette question? » Il répondit: « Dans le bâton
de Moïse, voyez-vous du bois ou un serpent? » Ils ne répon-
dirent rien. « Notre violon aussi, reprit le Tchélébî, était un
morceau de bois délaissé, auquel nul ne faisait attention;
lorsque notre Maître, qui a fait paraître le lieu de la mani-
festation de l'Elu, Moïse de son épo(jue, choisit, sur l'ordre
de Dieu, ce morceau de bois, il en fit l'objet de son regard
favorable, pour être un serpent dans sa main et dévorer les
1. Allusion au Qorân, passim, et ch. II, v. 99.
HOSAM-ED-DIN 245
liens de Timagination de tout homme séduit ; être audacieux
en présence d'un tel serpent elTioyable, s'avancer impudem-
ment et courageusemeni en face de lui, ce n'est pas un acte
louable ; Dieu nous garde qu'il ne se mette à grogner,
n'avale en un clin d'oeil les êtres rationnels et votre juge-
ment en guise de punition, n'accorde de grâce à personne ot
fasse périr tout le monde. ^> 11 ajouta ce noble vers :
<< Son apparence extérieure ressemble à un bâton, mais son
intérieur est un dragon ; il prend le cou de ce dragon comme une
proie grasse.
Par l'élixir de ses regards, ce caractère illicite [du vio-
lon] a élé changé en licite, et il a été agréé par tous les
habitants du monde :
« Tout ce que la maladie prend, devient maladie; mais si
l'homme parfait s'attaque à l'infidélité, elle devient la commu-
nauté [musulmane] ! ».
Une clameur s'éleva de la poitrine des assistants; tous
applaudirent et félicitèrent. Les controversistes, qui s'étaient
prépan's à la controverse, demandèrent pardon ; ils se sou-
mirent. Cependant, en peu de temps, il ne resta personne de
cette assemblée ; il n'en demeura absolument aucune trace,
aucun nom. Cette idée, de plus en plus, devint forte et
répandue; -elle finit par s'emparer du monde.
« Pour ce motif, les clameurs se répandirent en tous lieux, et à
chaque instant elles devenaient plus violentes.
« Car, là où il n'y a plus acception de lieu, il y a une source de
chaleur, dont les étincelles réduisent l'enfer à l'état de fumée ».
Lorsqu'on déposa le corps du cadi Siràdj-ed-dîn, nous a
raconté Sultan Wéled (que Dieu sanctifie son unique mys-
tère !), sur le bord do la fosse, je me trouvais assis à côté du
ïchélébî Ilosàm-ed-din. Béhà ed-dîn, me dit-il, regarde
de ce côté-là. En effet, lorsqu'on déposa le corps dans le
creux latéral de la fosse, et que le récitant commença à
répéter la formule de la profession de foi, je vis une fumée
246 LES SAINTS DES DEEIVICHES TOURNEURS
noire sortir du tombeau, et une poussière, s'élevant du
cimelière, descendre dans cet endr'oit. « L'as-lu vue? » me
demanda-t-il. « Oui, répondis-jo, j'ai aperçu une fumée
élonnante. » — « Ccito fumée, me dit-il, est celle de la déné-
gation que le défunt réservait à l'égard des anciens saints
et d(! notre Maître, et ?i je montrais d'autres si!uations
encore, la pitié viendrait; que verrait-il encore? » Mon
cœur fut embrasé, dit Sultan Wélod, et une pitié infinie
m'envahit, à penser qu'un tel savant, une telle mer de
science devenait ainsi : « A partir de ce jour, reprit Hosâm
ed-dîn, la bénédiction qui s'attache à tes pas bénis, ot ta
miséricorde, [font que] notre grand Maître intercédera pour
lui, alin que la terre lui soit légère et qu'il soit compris au
nombre des pardonnes sincères. » 11 récita dix fois le cha-
pitie Ikhlâç ' et il ajouta: « Il n'y a pas d'erreur, pas de
péché plus grave que de nier Texislence des sainis de Dieu :
tout péché te sera pardonné, excepté de te détourner de
moi ; tourner le dos aux saints de Dieu, c'est puie infi-
délité. »
« Ne nie pas les purs, crains la blessure de ceux qui n'ont pas
peur, car la patience de l'âme des attristés te mènera à l'anéantis-
sement final. »
Dans une autre endroit, le poète a dit :
« Qui est l'infidèle? celui qui ignore la foi du chéïkli. Qui est le
mort? Celui qui ne sait rien de l'âme du chéïkh.
« Là où il est, il n'y a ni incrédulité ni foi ; il est la moelle,
tandis que les deux autres*ne sont que la couleur et la peau. »
Cependant, la troisième nuit, le Tchélébî vit dans la nuit
[en songe] le cadi marcher dans le paradis d'en-haut; il lui
demanda: Par quel moyen es-lu arrivé à ce degré? Il
répondit : Par la faveur de notre Maître. Le Tchélébî raconta
ce rêve en présence de Sultan Wéled ; le cadi 'Imâd-ed-
dîn, fils du cadi Sirddj-ed-dîn, devint son disciple, et fit
agréer en la même qualité ses deux fils.
1. Ch. CXII (lu Qoiân,
HOSAM-ED-DIN 247
608. LoTchélébîHosàni-ed-dîn, du lemps duMaUro,se ren-
dait chaque jour sans inlerruption en pèlerinage au mausolée
de Béhà-(Ml-dîn Wéled, sultan dos savants, ainsi qu'à celui
du cliéïkh Çalàh-ed-din qut; Dieu soit satisfait deux deux!),
suivant son ancienne coutume. Un jour, il était venu pour
s'acquitter de cette visite; après avoir terminé ses litanies
et avoir accom[)li la litanie du moment, il se disposa à s'en
retourner, el jeta un regard du côté du mausolée béni. Tout
à coup il poussa un cri : " \on. non, cela ne convient pas,
il n'est pas avantageux de l'emporter. »
Au bout d'un in'=;lanl, il sourit et s'en alla. Les ami< s'in-
clinèrent et l'interrogèrent au sujet de cette situation. « J'ai
vu, répondit-il, que les anges chargés du châtiment étaient
venus <lu inonde de l'au-deln, et après avoir mis des fers
pesants aux mains et aux pieds d"Alà-ed-dîn. l'emmenaient ;
il m'aperçut, m'appela au secours, employa les supplications;
mon cœur s'embra«a ; honteux devant le Maître et sa misé-
ricorde qui ne savait compter, je poussai un cri et inter-
cédai en faveur du réprouvé; cette intercession fui agréée,
et les anges le laissèrent à la place où il était. » Cet 'Alà-ed-
din était le fils de notre .Maître, frère germain de Sultan
Wéled ; par l'elTet du destin, il se montra ingrat à l'endroit
(lèses parents, n'eut pas d'égards pour leurs droits, et partit
on guerre contre notre Maîlro Chems-ed-dîn Tébrîzî (que
Dieu rafraîchisse son âme ! i ; il s'empressa, ce révolté, de
prendre l'apparence d'un disciple : on dit que le Maître
l'avait rejeté de son cœur béni, et lui avait retiré le regard
de sa faveur paternelle; quaml il mourut, son père n'assista
pas à ses funérailles et ne fit pas la prière sur sou corps.
" Il n'y a que Dieu qui sache sa transformation ».
t< Sur la planchette du cœur, dont moi et loi sommes les gar-
diens, tu as tracé une ligne d'écriture que nous lisons tous deux.
« Tu m'as dit : Je t'en parlerai quand nous serons seuls ; ce sont
là de ces choses que nous sommes seuls à connaître. »
609. Les grands compagnons, les nobles célèbres nous ont
248 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
fait savoir qu'un jour le Tchélébî Ilosâm-ed-dîu raconta ce qui
suit à noire Maître (que Dieu magnifie leur mention à tous
deux !) : « La nuit dernière, dans un soii^e porteur de lionnes
nouvelles, j'ai aperçu Bilâl l'Abyssin ' (que Dieu soit satisfait
de lui !) qui portait sur la tête le texte de la parole de Dieu,
tandis que le Seigneur des pi-emiers et des derniers, Mohant-
med le dépositaire fidèle (que Dieu le bénisse et le salue!)
avait pris sur sa poitrine le livre du Methnéwî et le lisait ;
il le vantait à ses nobles compagnons ; il s'en glorifiait, et
laissait échapper de précieuses paroles. « Oui, par Dieu,
s'écria notre Maître, c'est exactement comme l'a vu votre
œil béni; Dieu nous garde que votre œil raconte des choses
qu'il n'aurait pas vues! et tout œil qui se fie à ce qu'a vu
l'œil, devient l'un des gens de la vue, et distingue les vérités
mystérieuses,
« L'œil qui voit les mystères est pour loi un maître comuie
l'au-delà lui même; puissent-ils ne pas manquer au monde, celte
vue, cette justice !
« Les^gens qui n'ont pas vu auronl le visage noir; ceux qui
auront vu seront le miroir de la route.
« Ce sont ces derniers qui le verront; naugmeule que ceux-ci
dans le monde 1 »
Mais il faut savoir que le Qoràn est comme la nouvelle
mariée, au beau visage, au front gracieux, ornée de toutes
sortes de bijoux et de vêtements, affranchie de tout d<'»faut
et fissure, sanctifiée loin du doute, mais cependant restée sous
le voile de la jalousie : c'est ainsi que le poète a dit :
« Le Qorân, comme une mariée, rejette son voile lorsqu'il
voit, comme une capitale, la foi débarrassée de toute foule ».
« Notre Methnéwî est aussi une beauté spirituelle (jui n'a
pas d'égale dans sa splendeur et sa perfection. C'est un jardin
préparé, une nourriture saine qui a été instituée pour les
hommes au cœur clair, gens de spéculation philosophique,
1. Le muezzin du Prophète.
HOSAM-ED-DIN 349
et les amoureux mystiques au cœur embrasé. Heureuse l'àme
qui éprouve du plaisir à conloniplcr crtie beauté mystérieuse
et est iobjet de> rrgards favorables des hommes de Dieu, de
sorte quelle est insérée dans le registre qm a pour titre :
« Bravo pour 1 homme qui se repenti' »
Il dit encore : « Pour comprendre les obscurités des mys-
tères lumineux du Melhnéwî, pour «^aisir les envelop{)emenls
des hadlth et des versets, pour entendre les paraboles, les
récits, les preuves des secret«^ des trésors et les minuties dc^
vérités qui y sont contenues, il faut une foi intense, un
amour mystique stable, une sincérité droite, un cœur sin-
cère : il faut encore de l'acuité desprit pour saisir les diffé-
rentes bràViches des sciences, de l'intelligence pour contem-
pler son extérieur et atteindre les mystères qui y sont ren-
fermés. Sans tous ces instruments, si l'amoureux mystique
est sincère, finalement son amour lui servira de guide, cl il
atteindra un certain lieu. Dieu est celui qui accorde son
concours et sa direction : il est l'aide suprême !
« L'amour mystique est celle llamme qui, lorsqu'elle s'élève,
brûle loul ; Dieu seul reste.
« Allume dans Ion àino un feu lire de cet amour: incendie
entièrement la pensée et son expression ».
610. Le Perwànè Mo'în-ed-dîn (miséricorde de Dieu sur lui !)
avait convoqué un jour une assemblée considérable : il avait
invité tous les grands savants et les principaux notables.
Ce jour-l;i. notre Maître ne commença pas à émettre des
pensées ; il n'articula aucune parole. On dit qu'on avait pas
encore convoqué le Tchélébî Ilo?àm-ed-dîn. Le Perwànè
devina qu'il fallait absolument l'inviter, et il demanda à
notre Maître la permission de le faire venir de son jardin.
« Ce serait à propos, répondit le Maître, car le lait des pensées
découle des mamelles de ses vérités ».
' « Ces paroles sont du lait dans la mamelle de l'àme; elles ne
coulent pas aisément sil n'y a pas quelqu'un pour les traire.
1. Qor., XXXVIII, 29.
250 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEUIIS
Lorsque lo Tchéléhî vint avec ses compagnons et amis, le
Perwânè courut à sa rencontre, lui baisa la main à plusieurs
reprises, la mit sur ra !èto, et tint un flambeau devant lui.
A ce moment, notre Maître se leva de sa place : « Sois le
bienvenu, dit-il, mon âme, ma foi, mon Djdnéùl, ma
lumière, mon maître, mon ami, l'aimé de Dieu, objet de
l'amour des saints et Jes prophètes ! » Le Tchélébi s'inclinait
tout le temps, tandis que les amis poussaient des exclama-
tions. A ce moment, il passa dans l'esprit du Perwânè la pen-
sée suivante : « Kst-ce que par hasard tout ce que dit le Maître
se rencontre en Ilosâm-ed-dîn, ou le dit-il par ostentation? »
Immédiatement le Tchéléhî saisit avec violence la main du
Perwânè et lui dit : Mo'în-ed-dîn, c'est comme l'a dit
notre Maître, c'est cent fois autant ; il a le pouvoir, dans une
situation pareille, d'amener le néant à l'existence, de la lui
donner, et d'accoître la vie de son disciple ; bien plus, son
regard favorable amène à la perfection la direction qu'il a
ordonnée ». C'est ainsi que lui-même a dit :
« Le mérite de ce pauvre n'est qu'un regard, ô mon fils! Mais
ce regard le portera vers l'éther, ô mon fils !
« Par exemple, c'est comme l'apparence extérieure de ces
palais et de ces kios(]ues ; auparavant, il n'y avait rien à
leur place ; cette société, cette tranquillité, ces jouissances
n'avaient aucune existence ; elles se sont trouvées réalisées
par bonne volonté et les ordres que vous avez donnés. De
même, la faveur des saints justes a le môme pouvoir; ceux-
ci sont des autorités absolues ; celui à qui ils donnent, ils lui
donnent [définitivement] ; celui à qui ils accordent leur faveur
et leur compassion, obtient ce qu'il désire des biens de la reli-
gion et du monde ; il se distingue par une confidence particu-
lière; il atteint un point où il est envié par les hommes
généreux parfaits ». Immédiatement le Perwânè, posant la
tête sur le pied du Tchéléhî, y frotta ses moustaches et sa
barbe.
Le Tchélébi s'assit au milieu de la cour de la maison ; le
HOSAM-ED-DIN 251
Mîiîtro descendit et sa'^sit également à côté de lui; celte
cour devint ain-^i le siège de ces sommités, tandis <|ue les
places d'honneur, au fond, restaient vid<'S. Quelques envieux
se dirent tout bas : « Pourquoi un grand personnage se
tient il à une plaf-e inférieuro. et trouble t il ainsi l'assemblée,
puisque en temps ordinaire] la place de chacun est fixée
[par rétiqneltel? » Lo Maître, tout bouillant, s'écria : «Quelle
diirérence cela fait-il. qu'iU soient en haut ou en bas ? Ils sont
des flambeaux ; si un tlambeaii rcchorche l'élévalion, ce
n'est pas pour lui-môme, mais pour l'utilité d'autrui, pour
qu'on profite de sa lumière : sinon, quelle que soit la place
occupée pai" lui, soit en haut, soit en bas, il est en toute
circonstance un tlambeau. Los saints sont un soleil étornol ;
s'ils recherchent les dignités et les haules situations de ce
monile; leur intention est de dissimuler leur grandeur aux
profanes; ils veulent pêcher I«'s gens du monde dans le filet
du monde, pour les amener à celle autre élévation [spiri-
tuelle] elles faire tomber dans le filet de la vie future. C'est
ainsi que le Prophète n'a pas conquis la Mecque et les autres
territoires pour lui-même, car il n'en avait pas besoin, mais
pour leur donner une nouvelle vie, une clarté, une clair-
voyance nouvelles. « Celte main est habituée à donner, non
à prendre. » Les saints séduisent le peuple pour lui donner
quelque chose, non pour la lui enlever. » Aussitôt le concert
commença, et on y resta plongé jusqu'au dîner. Cependant,
tout en dansant et pieds nus, le .Maître se rendit à son col-
lège et y dansa trois jours entiers. Les orgueilleux négateurs
se convertirent.
611. On rapporte oncoie ceci : Lorsque notre Maître tré-
passa et que le Tchék^bî Hosàm-ed dîn s'assit sur le trône [du
prieur], la grande dame, confidente du harem spirituel, Kirà-
Khàtoiàn (que Dieu soit satisfait d'elle ! > manifesta de l'oppo-
sition à cet acte et dit à ]son fils] Sultan Wéled : Tu dois
l'asseoir à la place de ton père et lui succéder, car tu es
digne de ce trône et propre à recevoir une telle fortune.
Pourquoi as-tu abandonné au Tchélébî Hosàm-ed-dîn la
252 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
place qui te revenait, et ne t'en soiicies-lu plus? Je vois,
réponclil Sultan Wélcd, que le corps béni (h\ T^hélébî, à la
façon (le la ruche des abeilles, e«t le rendez-vous des esprits
de 1 au-delà, le logis où descendent les lumières divines ; les
ôtres saints velus de vert sont toujours nombreux autour de
celle Majesté. J'aurais honte de m'asseoir à un rang plus
élevé que le sien et de paraître désirer sa place, de viser à
sa dignité et de lui refuser le degré de vicaire, à telles
enseignes que mon père lui-môme la choisi et l'a institué
son successeur; il a dit, d'ailleurs, à propos de lui, des
milliers et des milliers de vers ffleins de mystère, dont
voici l'un :
« roi tjosâm-ed-dîn Hasan, tu diras à mon amie que je fais
de mon âme le fourreau gnostique destiné à ton sabre [hosâm] ».
Et dans un autre ghazèl :
« Lumière de la vérité, possesseur de mérite, toi, Hosàm-ed-
dîn, qui connais la médecine du cœur sans tirer le sang,
tâterle pouls ni rechercher le diagnostic ' » 1
De même, je l'ai constitué mon modèle, je le considère
comme le vicaire de Dieu; tant que son corps sera vivant, je
courrai sur ses traces, je le servirai, je le tiendiai pour
honoré et magnitié ».
612. 11 était aussi l'ami intime de I.làJji Mobârek Haïderî; et
celui-ci, en toute sincérité amicale, était devenu le gardien
du verger du Tchélébî; il était excessivement habile dans
l'art du jardinier. 11 a raconté lanecdote suivante : Un jour,
dit-il, fâché contre le Tchélébî, je m'absentai du verger, et je
me retirai au milieu d'un [autre] jardin, avec l'intention de
ne plus retournerauprès de lui. Tout à coup je vis de loin que
le Maître s'approchait, et qu'une pei'sonne. portant une
cognée, l'accompagnait. Plein de pi'éoccupalions à cause de
la terreur que me causait le Maître, je perdis les sens. Le
Maître donna Tordie suivant au porteur de la cognée : Coupe
1 . Malisahî.
HOSAM-ED-DIN 253
le cou de cet individu, puisque le Tchélébî Ilosàm-ed-dîn est
fâché conlre lui. Moi, je voyais celadune façon sensible, au
moven de mes propres yeux. Cet individu, sans aucun
respect, me frappa de la cognée et ma tête tomba; je fus
anéanti. Après un moment, je vis le Maîtie prendre ma tète
de ses mains bénies et la placer sur mon cou pendant qu'il
prononçait les formules : Au nom de Dieu, par Dieu, de
Dieu et vers Dieu. Je vis qu'immédiatement je fus rappelé à
la vie. Tout joyeux je me levai, m'inclinai et poussai des ciis.
Quand je me relevai de la prosternation, je ne vis plus per-
sonne, mais j'aperçus beaucoup de sang (jue j'avais perdu,
sansqu on sentît la moindre trace du choc de la cognée. Plein
d'un désir immense, je partis en courant, j'entrai dans le
verger et je m'occupai do mon Irav.iil. Le Tchi'lébî vint et
me fit des cajolerie^ : Allons I Chéïkh Mohammed, tant que
mon maître ne t'a pas frotté les oreilles et ne t'a pas coupé
le cou, tu n'es pas devenu un musulman parfait, et tu n'as
pas été délivré de la rébellion: si je n'avais pas intercédé
en ta faveur, tu serais mort, et perdu pour toute l'éternité. »
Je fis cent mille demandes de pardon, je revêtis le férédjé
et je devins l'élève sincère du Tchélébî. Cette aventure
eut lieu après la mort do nolie Maître (que la miséri-
corde et la satisfaction de Dieu soient sur lui!). Ou dit même
que ce fut quatre ans après.
« Celui qui donne la vie, a le droit de donner la mort ; il est le
lieutenant de Dieu, sa main est celle do la divinil»^
« C'est la main de Dieu qui le pousse et le fait vivre: que dis-je,
vivre I II lui donne la vie éternelle ».
613. Les auxiliaires clairvoyants ont raconté qu'un jour
notre Maître (que Dieu magnifie sa mention!; était occupé à
commenter la pauvreté du Prophète et à parler des pauvres de
la vie spirituelle. « A partir de ce jour, dit-il, j'ai le désir de me
vêtir de drap léger, mais, comme 'Omar, je m'en enorgueilli-
rai et je vivrai tranquille». Le Tchélébî s'inclina, et poussa des
plaintes à raison des ornements qui distinguent les grades de
254 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
çadr et d'émir, ainsi que des vêternenis somptueux des
grands, puisqu'on a dil : « L'excellence de Tétotle est la
vulgarisation de la gloire. » Dans ces conjonctures, il arriva
que nous nous contentâmes d'un vêtement hindoubârî et
d'un bonnet de feutre, et que nous renonçâmes au khatàï et
au moultdni\ nous vivions en portant une borda^\ nous
eûmes la suprématie par la conformité avec la borda du
Yémen que portait le Piophèto; autrement que faire? » En
souriant, il répliqua : Donc, le fiindoubârt, le tuiban, le
khattVi, le bonnet de feutre, les ?ouliers_, les bottes nârendji
(couleur de cédrat) ne sont point de trop.
614. Le Tchélébî (<]ue Dieu magnifie sa menlion!)demanda
un jour au Maître : « Pourquoi Mohammed a-t-il été le dernier*
des pro[)hètes? Pour(|uoi a-t-il <lit : Moi, je suis le sceau,
mais aussi l'Envoyé; de; Dieu et le sceau des pro()hètes »? 11
répondit: Dieu a voulu que le propliétisme se terminât par
lui; mais, (juoique le prophétismc ait rebondi à son tour, et
se soit terminé, (|u'importe à Dieu? Il est immuable ; ceifx
qui ont les mômes attributs que lui sont également
immuables.
« Si cet œit de certitude est ouvert chez toi, vois un oflicier sous
chaque pierre ».
« De môme la faveur infinie de Dieu tantôt se manifeste
par l'intermédiaire de la manifestation des prophètes, et
tantôt elle agit sur l'homme sans intermédiaire.
« C'est lui qui se montre lui-même aux cœurs, c'est lui qui
coud un froc pour les pauvres.
« L'inlennédiaire n'est là que pour la preuve et la démons-
tration ; après la vue directe, l'intermédiaire n'est qu'une gêne ».
« Une compagnie qui est parvenue ii la vue directe,
échappe au besoin d'intermédiaire et d'arguments : elle a
été honorée et éclairée par les lumières de la révélation du
1. Sur ce nuit, voir Dozy, Vêlemenls, p. 59.
HOSAM-ED-DIN 255
cœur : « Ce^st bon pour eux; tenoz-vous en le r compagnie
avec sincérité et certitude ». (Que la satisfaction de Dieu soit
sur eux tous!)
61o. LeTchélébî,après la mort de notre Maître, accomplit
pendant longtemps et comme il convenait les conditions de
son khîilifat; il déploya de grands oiïorts pour les égards
réservés aux compîiguons et la protection des successeurs
des Pôles^ainsi que c'était approprié à la haute pensée et à
l'élévation extrême de ce Sultan, il ceignit son àm<' de la
ceinture de la servitude et de la compagnie, et rendit des ser-
vices hors de loute limite. De même, d'année en année, il
faisait parvenir à tous les compagnons, selon leur rang cl
leurs vertus, l'argent monnayé et les diverses sortes de
vêtements provenant des produits des biens dédiés et des
cadeaux qui affluaient de divers côtés; il organisait la table
des amis voyageurs et d<'s pieux pèlerin*; de sorte que
l'imam du mausolée, les lecteurs du Qoràn, les muezzins,
les lecteurs du Methnéwî, les chayyôd *, les orateurs, les
serviteurs du Maître recevaient leurs vivres, chacun séparé
ment, sur le montant des" pensions. « Ils auront une récom-
pense qui ne leui" sera pas reprochée* ». Il portail particu-
lièrement, sans faiblesse ni ennui, complètement et parfai-
tement, leur pension à Suliàn Wéled et à ses compagnons,
à Kirà-Kliàtoùn et à Mèlèké-Ivhàtoùn. Il accomplissait la
règle du concert rituel, après la prière du vendredi, et la
récitation du Melhnéwi spiiituel après la lecture du Qoràn
glorieux. Il se mettait au service de ceux qui arrivaient et
de ceux qui partaient. Il y avait près de cinq cents amis
revêtus du /<?m//'e, et riches, trois cents amis profondément
versés dans les sciences mystiques, et tant d'écrivains somp-
tueux et (le maîtres d'école habiles (]ui étaient assidus auprès
de lui ; ils étaient plongés dans les plaisirs spirituels et les
désirs des manifestations spontanées du Très Haut. Un jour,
1. Il est clair que ce mot n'est pas pris ici dans son arceptioa habituelle de
« fripon, fourbe »; mais j'ignore quelle en est la signification.
2. Qor., XCV, 6: cf. XLI, 7 et LXXXIV, 23.
256 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
il s'était rendu, avec les grands compagnons, du côté du jar-
din de Ilomàm ; cola avait formé une assemblée considéra-
ble. Tout à coup un derviche survint et apporta la désagréa-
ble nouvelle ({ue le croissant surmontant la coupole bleiie *
du mausolée purilié étai tombé, el qu'une grande fissure
s'était produite. Le Tchélébî poussa un soupir et s'absorba
en lui-même; à plusieurs l'eprises il frappa son genou de
sa main, et se mit h. pleurer. Les amis, tous ensemble, ver-
sèrent un déluge de larmes et se lamentèrent. Au bout d'un
moment, il s'écria : « Regardez la date de la mort du
chéïkli ». Quand on s'y fui reporté, on constata qu'il s'était
écoulé, sans aucune diminution, dix ans entiers, et ([u'il
était mort dans la onzième année. Immédiatement un chan-
gement se produisit dans le corps béni du Tchélébî : un
frisson se montra; il dit : " Emmenez-moi à la maison; la
coupe de noire vie a commencé à être pleine; le temps du
départ est proche ; il n'est pas possible [de faire autrement].
Lorsque l'indication de l'ami apporte la bonne nouvelle de sa
venue prochaine, tiré par la tête, non parles pieds, allant el
courant il faut partir ». Puis il ajouta :
« Dis à celle apparence du corps qu'elle s'en aille ; moi, qui
suis-je? Lu peinture ne diminuera pas, du moment que je
suis éternel.
« Puisque Dieu a dit : « Désirez la mort, ô serviteurs sincères! - »
je suis sincère, et je secoue ma vie sur cela ».
On fit monter le Tchélébî à cheval et on le conduisit à sa
maison. Pendant quelques jours il resta alité, puis il iré-
pa'^sa dans une joie parfaite. Gela eut lieu le mercredi
22 cha'bàn 683 de l'hégire (3 novembre 4284) \
L'on dit que le môme jour où l'on replaça le croissant
surmontant la coupole bleue et où la léparation futachevée,
à la même heure le Tchélébî retourna au paradis de la
1. Le texte porte alchzer « verte ».
2. Allusion à Qor., 11,88.
3. Erreur dans la férié, le 3 novembre toiiibanl un vendredi.
HOSAM-ED-DIN 257
gloire. << Nous appartenons à Dieu et nous retournerons vers
lui ' I » déplorant la perte de ce saint.
« Celui-là sen reloiirne, qui revient à la ville [natale]; quittant
les iliverses modalités du monde, il revienl à l'unité.
« [Dieu] a dit : Ils reviendront : ce retour, c'est que le troupeau
quitte [les champs] et rentre dans sa demeure. »
617. Les vieux amis, confidents du harem de ce grand per-
sonnage, ont raconté qu'après sa mort, Kirà-Khàloûn, la
dame de la vie future, la sainte de Dieu sur la terre (que
Dieu ail pitié dello cl de son mari li trépassa également. Tous
les grands personnages, les notables portèrent son brancard
funèbre; tous les amis, à l'exemple de Sultan Wéled, avaient
ôté leur turbans. Lors(juo le cortège arriva à la porte de
Tchàchnîgîr -, il s'arrêta instantanément en face du tombeau
et ne bougea plus. Il se passa ainsi une demi-heure sidérale^ :
tout lo monde était plongé dans la stupéfaction et pleurait:
Sullàu Wéled. suivi des amis, commença un concert spiri-
tuel. Un tumulte s'éleva de la foule; quand les amis se diri-
gèrent du côté du cortège, il se mil en marche incontinent.
Lorsque le corps honoré de cette ilame fut enterré dans l'en-
ceinte du mausolée magnifié, une lumière blanche éclatante
remplit entièrement l'enclos de ce monument; beaucoup
do personnes s'évanouirent. La nuit suivante, un cher ami
possesseur d'investigation vit Kirà-Khàtoijn dans le voi-
sinage de la sainteté du Maître et l'interrogea au sujet de
l'arrêt du cortège funèbre. " Uier, répondit-elle, sous celte
même porte, on a lapidé un homme et une femme sous l'ac-
cusation d'adultère: j'ai été prise de compassion ; j'ai délivré
les coupables de ces blessuros et je lésai conduits à la misé-
ricorde du Très Haut. Tel est le motif pour lequel les
obsèques se sont arrêtées. »
1. Qor., II, 151.
2. Citée par Ibn-Bfbl, IV, p. 324, 1. 17.
3. Raçadi.
Tome II. 17
258 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Les serviteurs de Dieu sont miséricordieux et patients ; ils
ont un caractère divin pour arranger les choses h.
Au malin, cet adepte alla raconler cette histoire à Sultan
Wéled ; les compagnons manifeslèront de la joie; on lit un
immense concert jusqu'au soir.
618. On rapporle ('galemenl qu'un jour Satan le lapidé avait
apparu au Tchélébî IIosâm-.ed-dîn ; il se plaignit amèrement
des veilles et des actes de dévotion de noire Maître el dit :
« Au moment où noire Maître, dans son désir intense, se
tient debout pour la prière, le monde clair devient obscur
[tour moi; ma taille se bri«e ; le souille que je vois chez lui.
je ne l'ai pas vu dans des millieis d'hommes. quelle réunion
bénie qui a saisi le pan de sa lobe, et (]ui maintient ferme dans
son cœur l'amour de cet homme! La (piinlessence de ce pas-
sage du Qoràn : « Vous avez été la meilleui'é nation (|ui ail été
produite [tour les hommes ' », c'est chez eux qu'on la trouve.
Par suite de TetlVoi (jiie me cause ce Maître, je n'ai [tas la
possibilité de tourner autour de ses partisans, ni de les atta-
quer ; el si j'avais su qu'Adam aurait des enfant^ aussi heu-
reux, je n'aurais pas dénié sa qualité el je n'aui'ais pas
accompli cet acte; je n'aurais pas cherché à le tenter. J'espère
en la miséricorde de ses enfants au cœur compatissant qu'ils
présenteront à sa cour les excuses d'un être impuissant et
infortuné et me délivreront. » Quand le Tchélébî rapporta
cette anecdote à notre Maître, celui-ci sourit et dit : << Il faut
espérer qu'il ne sera pas désespéré; Dieu nous garde qu'il
le devienne! » El il ajouta :
« Donc, où gémirait où se plaindrait l'être vil, si tu n'acceptes
que les gens de bien, ô généreux I »
« VA quant à celui qui me désobéit, dit Abraham, tu es
clément et miséricordieux ^ »
619. Un jour, notre Maître vit un serviteur qui. avec un
1. Qor., III, 106.
2. Qor., XIV, 39.
HOSAM-ED-DIN ' 259
amour entier*, avait [)ri«; sur son épaule ime corbeille et portait
des effels chez leTchélébî.« Piiil à Di<u(]ue je fusse à ta place,
dit le Maîhe, que tu fusses à la mienne, et que je fusse favo-
risé spécialemeni par ce service à rendre ! » Immédiatemenl,
il lui fit revêlir son férédjé béni, en lui demandant excuse.
C'est pour que vous sachiez quels services doivent rendre
les serviteurs des saints; la gloire de ceux-ci est en dehors
des règles étroites du calcul et des limites.
« Il n'est pas possible, au milieu des grands et des petits,
qu'il y ait un rang au-dessus de celui de serviteur.
a Celui qui trouve la [vérilablej vie dans l'amour, c'est une infi-
délité que d'être autre chose que son domestique, en sa pré-
sence. »
620. Les nobles compagnons nous ont raconté que quand les
grands de l'époque désiraient rendre visite à notre maître
C.hems ed-din Tébrîzî (que Dieu magnifie sa mention ! i afin
de profiter du bonheur de sa société, ils devaient tout d'abord
présenter au Tchélébî leurs besoin*, et le prendre pour inter-
cesseur, afin qui! parlât d'eux à ce maître. Alors le Tchélébî
représ<'ntail de la meilleure façon ce qui était l'objet de leur
demande, et intercédait en leur faveur, pour qu'il leur
donnât la possibilité un instant de jouir de sa compagnie
pure. Il disait : Si cet Ln-Tel-ed-dîn, émir ou ministre,
est juste dans ce désir et ce souhait, s'il insiste, (]u'il donne
dix mille dirhems. Il en demandait même vingt mille. Un
jour. Emîn-ed-ilîn Mîkàîl *. qui était le lieutenant du Sul-
tan, demanda à jouir pendant un instant de la compagnie de
notre maître Chems-ed-dîn. Le Tchélébî Ilosàm-ed-dîn pré-
senta cette demande au maître. Qu'il apporte quarante mille
dirhems, dit celui-ci, et qu'ensuite il entre. A force de sup-
plications on obtint de ramener celte somme à trente mille
dirhems. Quand iMuîn-ed-dîn entra, le maître dit tant de
vérités et de minuties qu'on ne saurait les retracer. Cepen-
1. Cf. Iba-Bibî, IV, p. 310, 323-326.
260 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
dant Emîn-cd-dîn sortit en se prosternant et iv lo, et apporta
aux amis, à tilre de reconnaissance, dix mille autres dirhems.
Chems-ed-dîn ordonna que la totalité des dirhems fût
employée par le Tchélébî Ilosàm-od-dîn à des distributions
aux nécessiteux et aux possesseurs d'invocations, selon leur
rang; qu'il les fit parvenir aux enfants et aux petits enfants
du Maître, en totalité, et qu'on y comprît les descendants de
Çalâh-ed-dîn. Ce qui resterait, il devait le garder en sa pos-
session et le dépenser pour l'usage des amis. Tant qu'il
vécut, le Tchélébî, ayant ceint la ceinture de la sincérité
sur la taille de son âme, en toute loyauté, fit de tels elTorts
bouillants, au service de cette famille, depuis son (>nfance
jusque dans sa vieillesse, qu'on ne saurait les exprimer par
des paroles. Par suite de la faveur immense que le Maître
lui réservait, ayant adopté le service de tous, il fut servi par
les maîtres du monde. Seigneur, donnez-nous une bonne
fin!
CHAPITRE Vil
Biographie de notre Maîtke, le Sultan des mystiques,
le lieu de la mamfestation des mystèiœs de la cektitcde,
BÉHÀ-ED-DÎN WÉLED.
Que Dieu nous illumine de sa lumière éternelle et consolatrice '.)
62 \ . Les chefs des compagnons, les savants des hommes de
cœur (que Dieu soit satisfait deux ! i. tels que lïosàm-ed-dîn
Iskender. Djèmàl-ed dîn Qaniai î. Siràdj-ed-dîn Tatarî, l'imam
Ikhtiyàr-ed-dîn Omarî, nous ont raconté que Sultan Wéled,
quand il était encore tout enfant, avant même d'avoir été
sevré, dormait constamment dans les bras de notre Maître:
quand celui-ci, le moment des veillées étant venu, voulait
se lever et procéder aux rites de la prière nocturne, l'enfant
criait et pleurait. Cependant notre Maître, pour l'apaiser,
renonçait à la prière, le prenait dans ses bras, et au moment
où il réclamait le lait maternel, le chéïkh plaçait sa propie
mamelle dans la bouche de l'enfant. Par l'ordre de Dieu, et
paf suite de son extrême compassion, un lait pur se mettait
à couler : « un lail pur <lc déglutition facile pour ceux qui le
buvaient ' » ; l'enfant en buvait àréplétion, de ce lait spiri-
tuel, et s'endormait. C'est de la même façon qu'une eau pure
bouillonnait entre les doigts du prophète, et que la salive de
la bouche du Grand Véridique [Abou-Bekr] devint l'huile de
la lampe de la mosquée de l'Envoyé de Dieu et donna de la
clarté jus(}u*à l'aurore: de même, l'illustre ami de Dieu
[AbrahamL au moment de l'allaitement, dans le coin de la
caverne, suçait un lait pur de son petit doigt béni pendant
1. Qor., XVI, 68.
262 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
quarante jours entiers. Il est certain que les miracles des
prophètes et ceux des saints parfaits sont sans nombre.
Lorsqu'il atteignit l'âge de dix ans complots, il s'a.-seyail à
côté de son père dans les réunions et les assemblées qui
avaient lieu; à cet âge-là, la plupart des hommes croyaient
qu'il était le frère de notre Maître; celui-ci lui adressait fré-
quemment la parole en lui disant : « Tu es la personne qui
me lessemble le f)Ius comme extérieur et coinme carac-
lère ». Il l'aimait beaucoup, et c'est par suite de cet amour
qu'il lui avait donné le nom et le surnom de son propre
père. On dit que chaque fois il mettait sa langue bénie dans
la bouche de son enfant et le léchait; il l'embrassait sur les
cheveux. Il repose, dans le mausolée, à côté de son père.
622. Les grands compagnons nous ont dit que quand noire
Maîtie (que Dieu nwgnifie sa mention, et nous accorde de la
Jouer!) quitta le monde des apparences pour celui de la vie
éternelle, le Tchélébî llosàm-ed-din, après le septième jour,
vint avec tous les compagnons trouver Sultan Wéled, lui
lit beaucoup de cajoleries, inclina la tête et dit : « .le veux
que dorénavant tu t'asseyes à la place de ton père et (jue tu
diriges les disciples; que tu sois notre chéïkh véridique, et
que tu répandes les mystères sur les mortels. Moi, à la hau-
teur (\o ton étrier, je porterai sur l'épaule la couverture du
cheval, je serai ton serviteur et ta bonne d'enfants ». Puis il
récita ce vers :
« Dans la maison du cœur, ô mon âme, quel est celui (jui se
tient debout? Sur le trône du roi qu'y a-t-il, sauf le roi et le
prince son fils? »
Sultan Wéled s'inclina, pleura beaucoup, fut entièrement
satisfait et dit : « Le çoûfî est le plus digne de ^on manteau,
l'orphelin mérite mieux de recueillir sa tlamme. De même
que du temps de mon père tu as été notre lieutenant et le
grand personnage entre les compagnons, à cette époque-ci
tu seras comme notre lieutenant, le grand personnage d'entre
nous, tu seras un souvenir d'un tel Maître; la lieutcnance.
SULTAN WÉLED 263
le tiône sont les vôtres, ainsi que le prescrivent les dernières
volontés de notre souverain, autant de fois qu'il y aura des
entrevues entre nous ». Sultan Wéled, par suite de la
crovance et de runi<jn qu'il avait avec lui, s'inclina et lui
baisa la main. Ces marques de servitude et d'humilité
rés(M"vées par Sultan Wéled aux lieutenants de son père, on
n'en parle d'aucun autre fils de chéïkh ; c'est ainsi que
depuis Damas jusqu'à (Jonya, il était venu à pied, marchant
à 1.1 hauteur de létrier de Clicms-ed-din Tébrîzî, et disait :
« Le roi est à cheval, l'esclave est à cheval ! ». Ce Sultan,
monté à cheval comme un roi, au service du Chéïkh Çalàh-
ed-dîn, manifesta tant d'humilité, d'avilissement et d'assi-
duité qu'on ne saurait le décriic. .Ayant fait du Séyyid Horhàn.
ed-din Mohaqqiq la qibla de son âme et de son cœur, il lui
rendit des services nombreux et lui fil d'innombrables
caresses.
.\insi, considérant pendant onze ans entiers le Tchélébî
Hosàm-ed-dîn (que Dieu sanctifie leurs âmes!) comme le
remplaçant de son père, il le reconnut pour son père compa-
tissant et le lieutenant de son directeur spirituel ; il fut son
disciple et son serviteur en vérité et en sincérité parfaite.
Pendant soixante-dix ans. sans interruption ni arrôl. il
expliqua les paroles de son père, avec l'éloquence de son
langage et la fraîcheur de son exposition ; il était miracu-
leux dans l'interprétation di^s mystères et l'explication des
traditions. Il remplit le territoire de I Wsie-Mineure de ses
lieutenants nobles cl vulgarisa l'examen des mystères de la
famille du Ïrès-Véridique Abou-Bekr]. Il fit de môme un
disciple particulier du Tchélébî de son fils chéri, descendance
des saints, perle de la mer de la gnose, fraîcheur des yeux
des gens de l'explication, souverain des abddl et des autdd ',
Djélàl-cd-dîn Amir 'Àrif. Cette société qui n'admettait pas la
I. F.es autdd (poteaux de la tente' sont les gardiens des points cardinaux ;
on saccorJe qu'ils sont au nombre de quatre. Cf. Hudjwiri, Kachf el-
Mahiijoûb, tra'l. Nicholson. p. 214; Bloehet, Études sur l'ésolérisme musul-
man, dans le Journal Asiatique. IX* sér., t. XIX, p. 530 et t. X.X, p. 87.
264 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
présomption, l'entêtement et Fenvie, et punissait ces péchés,
fut à la fin prise par la punition divine ; ils furent chassés
et délaissés; on peut dire d'eux : « Ils ont préféré Taveu-
glementà la direction ». Dieu nous garde de pareille aven-
ture !
Notre Maître, un jour, avait écrit avec un gros qalam, sur
le mur de son collège béni, ces mots : « Notre Béhâ-ed-dîn
est un homme fortuné ; il a vécu bien, il mourra bien ».
623. Ln jour, dit-on, Kirà-Khâloûn, épouse de notre Maître,
avait été invitée par le Tchélébî Hosâm-ed-dîn à venir chez
lui. Il arriva que par hasard Sultan Wéled vint aussi rendre
visite au Tchélébî; il sn constitua ainsi une compagnie aussi
belle que les lumières mystérieuses renfermées dans les
saints noms [de Dieu]. Après une conversation qui roula
sur la mystique, Kirà-Khàtoùn raconta ceci : « La nuit der-
nière, j'ai vu noire Maître, semblable au griffon, sortir des
limites de l'Orient et de l'Occident et étendre ses ailes sur
Béhâ-ed-dîn; il le couvrait de sa protection et l'accom-
pagnait partout oh il se rendait ». En entendant ces mots,
le Tchélébî se dit en lui-même : « Comment ne m'a-t-elle pas
vu? » La trace de ce sentiment jaloux parut sur son visage,
comme il arrive habituellement aux hommes dévorés par
la jalousie.
« Si tu ressens de l'envie, portes-en la trace sur ton visage, car
les prophètes eux-mêmes ont été jaloux. »
C'est ainsi qu'on a dit : « Méfiez-vous de la divination du
vrai croyant, car il voit clair à la lumière de Dieu ».
« Celui dont on peut dire qu'il regarde avec la lumière de Dieu,
au milieu de sa peau il y a un chemin [ouvert].
« Le chéïkh voit avec cette lumière; il est informé du début et
de la fin. »
Grâce à sa perspicacité; Sultan Wéled comprit ce qui se
passait : « Voici, dit-il, l'explication de ce songe: lorsqu'un
oiseau veut couver son pauvre œuf, il le tient constamment
SULTAN ^'ÉLED 265
au chaud sous son aile; il le soigne avec une extrême atten-
tion ; il tourne constamment autour de son poussin et lui
apprend la manière de cueillir des graines, jusqu'à ce que,
ses ailes sélant d<''veloppées. il puisse le laisser sortir du
nid et voler dans l'espace: mais lorsque les jeunes faucons '
ont atteint leur développement et qu'ils peuvent voler,
l'oiseau cesse de les entourer et de s'occuper deux. Or notie
Tcliélébî est le fauconneau parfait élevé par ce faucon royal;
il vole de ses propres ailes, tandis que nous sommes encore
de faibles poussins, enfermés dans une coquille d'œuf qui est
notre corps ; notre Maître est occupé à éduquer notre âme,
il nous entoure pour nous amener à la perfection, à la station
définitive. » Par la bénédiction qui s'attachait à ces paroles
inspirées. le Tchélébi se sentit débarrassé de son serrement
de cœur; il se leva, prit dans ses bras Sultan Wéled, l'em-
brassa et l'approuva. On dit que ce jour-là il lui fit présent
de trois pièces déloiïes de soie d'Egypte et de Cliàch *, et lui
rendit de nombreux services.
624. Sultan Wéled, son frère le Tchélébi Amîr 'Alim.et une
société d'amis se trouvaient chez le Maître, lorsque le Sultan
de l'islamisme envoya une bourse pleirie d'or, e:i sollicitant
des faveurs et des prières. On dit qu'à cette épo(|ue Amîr
'Alim était le favori et le trésorier de ce sultan. « Quel est le
grand nom de Uiou '? » s'écria le Maître. Tous s'inclinèrent :
« Que le Maître le dise ! » fut leur réponse. « Le grand nom
de Dieu, c'est cet or et cet argent; ils font rendre justice, et
ornent les vanités; sans leur existence, le monde n(; serait
pas prospère, ni les gens de l'autre monde joyeux ». «.'•■st
ainsi que Sultan Wéled a dit :
« La joie des hommes provient de l'or et de r,iri:''nt : ce quil v
a d'agréable dans ce monde en vient aussi.
« Wéled 1 tu arriveras bien vite à la lerra.sse où lu veux mon-
ter, si tu as une échelle d'or et d'argent. »
1. Tchoûjèkân.
2. Ville de I Asie Centrale.
3. Le uom mystérieux de la Divinité, celé aux simples mortels.
266 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
A mil' Alim, ajouta le maître, a des dépenses considérables;
qu'on lui donne un peu plus de cet argent. On partagea la
somme, et lous les compagnons en eureni une poilion.
625. Le vieil ami théologien, Siiâdj-ed-dîu le lecteur du
Methnéwî, nousa raconté qu'un jourde grands personnages
étaient venus rendre visite à noire Mail re ; pendant qu'il
trailait de la gnose, il se mit à faire la description du bâion
de Moïse el à dire: « Le bàlon de Moïse dévora de telle façon, par
la faveur divine, soixante-dix charges de chameau des cordes
apportées par les magiciens impies (jui avaient conçu des ima-
ginations vaines et folles, et avaient rempli les montagnes et
les déserts S qu'il n'en resta [las trace; il les anéantit toutes; et
cependant la longueur de ce bâton ne fut ni augmentée ni
diminuée d'un atome. Maintenant, comment expliquerai-je
celte parabole incomparable, pour qu'elle puisse s'installer
dans la pensée des hommes, et que ceux-ci la comprennent? »
Alors il se tourna vers Sultàu Wéled, qui était constamment
l'objet des regards favorables de son père, et lui dit : «
Béhâ-ed-dîn, exprime cette idée. «Celui-ci s'inclina et prit la
parole : « Cette parabole, c'est comme si un homme avait
un palais extrôinen)ent grand, et qu'il s'y trouvât une nuit
dans l'obscurité la plus profonde. Subitement, on apporte un
flambeau dans ce palais, et la lumière de ce flambeau dévore
tellement ces ténèbres, (]u'elle les réduit à néant; il n'en reste
rien, et cependant le flambeau, pour a voii- dévoré ces ténèbres,
ne diminue ni n'augmente ».
<'. \Ai bàlon n'a fait qii une bouchée de ces enchantements; tout
nn monde était plongé dans la nuit, mais le matin a dévoré
celle-ci en entier.
« La lumière, pour l'avoir engloutie, n'en a pas été accrue ; elle
est restée la même qu'auparavant ».
Immédiatement notre Maître se leva, prit dans ses bras
Sultan Weled, l'embrassa sur les joues et fit des vœux pour
lui; il disait à tout moment : « Bravo! Béhà-ed-dîn, bravo
1. V(iir les comuientaires du QAran, Vil, 113.
SILTAX WÉLED 267
Tu as bien marché, lu as bien parlé, lu as percé une perle
rarel »
626. Les confidents du harem, serviteurs du temple de la gé-
nérosité, nous ont appris qu'un jour Kiràï-Khàtoûn In grande
se plaignait à notre maître de Sullàn Wéied : « Constamment
il se lâche contre les serviteurs ot les domestiques '; ii les
loArmente ; nous sommes dans uno grande gêne à cause de
sa violence. » — « Avec sa manière de parler, répondit le
Maître, on ne peut lui dire de paroles dures, car Dieu ne le
réprimande pas; il laime. Gesl un homme libre et préservé
(les dangers ^; je no puis parler durement en sa présence,
ni allaijuer son honneur. »
Son père, dit-on, le caressait un jour et lui disait : «
Béhà-ed-dîn, ma venue dans ce monde a eu lieu pour pré-
parer lu tienne; car toutes les paroles (jue je piononco, ce
sont des discours, mais toi, lu os mon action. »
627. On rapporte, d'après nos amis défunts Dieu ail pitié
d'eux!), qu'après la mort de notre Maître, 'Alam-ed-dîn
Qaïçar avait borné s»?s pensées au projet délever [sur sa
tombe] un mausolée sacré, et d'en faire un monument rare.
Il alla consulter Sullàn Wéled, pour avoir son avis. « Fn
tant que biens de ce monde, lui dit celui-ci, combien as-tu
d'espèces sonnantes ? » — « J'ai quelques mille dirhems »
— « ('ommont cela snflirait-il? > — « Mon Maître m'en
donnera du monde n)ystérieux. » — « .Alors, dit Sultan
Wéled, en toute sincérité, prends une ferme résolution et
commence à construire cette maison tlori-sante de la spiri-
tualité. » A la nuit, '.Mam-ed-dîn monta sur la terrasse du
palais du Sultan et récita un immense panégyrique, il se mit
à chanter tant de vers brillants pleins de supplications et de
plaintes amoureuses qu'on ne peut les énum<'*rer. Le Ferwànè
et (nndji-Khàtoùn en furent tellement satisfaits et versèrent
tant de larmes qu'on ne saurait le dire. Au matin, ils
envoyèrent un serviteur et mandèrent 'Alam-ed-dîn qu'ils
i . Kliawal-i khânè.
2. Mosell'em.
268 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
félicitèrent beaucoup; ils lui donnèrent une somme de
quatre-vingt mille dirhèms soifanf, le revêtirent de vêtements
d'honneur, et lui assignèrent cinquante mille autres dirheras
sur les reverfus de Césarée. Tout joyeux, en toute pureté de
cœur, il commença la construction du mausolée; par la
faveur du Maître, cet être sacré, il en fut le fondateur et
réussit à la terminer. 11 distribua de nombreux cadeaux aux
compagnons du tombeau et aux amis du Collège. On dit
qu'il apporta six mille dirhems à Sullàn Wéled, et autant au
Tchélébi Hosâm-ed-dîn. Il dépassa tout le monde et gagna
plus que les autres.
628. Les hommes libres choisis, les auxiliaires de la voie de
la certitude nous ont fait connaître qu'à l'âge de vingt ans,
Sultan Wéled demanda à notre Maître de h\ laisser s'isoler
et d'accomplir la retraite de quarante jours. « Béhâ-ed-dîn,
liU répondit son père, les mahométans n'ont point d'isole-
ment et de retraite de quarante jours ; dans notre religion
c'est une innovation ; mai-; cela a existé dans la loi religieuse
de Moïse et de Jésus (sur eux deux le salut !) ; tous les efforts
que nous faisons, c'est pour la tranquillité de nos enfants et
de nos amis; aucun isolement n'est nécessaire; ne prends pas
de peine, et ne moloste pas ton propre corps ». Cependant
Sultan Wéled fit des efforts et insista : « Sûrement je désire
rester en isolement pendant quarante jours; mais je men-
die une bénédiction et une force de la part du Maître ».
Celui-ci lui donna [alors] la permission, et ordonna qu'on
préparât pour lui une cabine d'isolement. Quand il y entra,
le Maître ordonna de boucher la porte de la cellule avec du
torchis; une fois tous les trois jours, le chéïkh Çalâh-ed-dîn
et noire Maître venaient autour de celte cabine d'isolement
et la surveillaient, en y faisant des allées et venues *. A l'ex-
piration des quarante jours, tous les compagnons et les grands
amis, accompagnés des lécitants, se présentèrent et ouvrirent
la porte de la cabine avec une considération profonde et des
^. Téçarrouf-hâ'y cf. Dozy, Suppl.
SULTAN WÈLED 269
honneurs généreux. Le* père vit que SuUàn Wéled était
plongé dans la lumière, et avait pris une forme extérieure
étonnante. Lorsque Sultan Wéled aperçut son père, il s'in-
clina, prit dans ses bras le pied de son père, l'embrassa lon-
guement et y frotta son visage; on dit que ce jour-là des
faveurs infinies furent prodiguées. Par suite de leur extrême
contentement, les amis commencèrent un concert spirituel,
et de nombreux férédjé furent donnés aux récitants. A la fin
du conrert, quand on reprit Ir comité secret, et qu'il ne resta
que des confidents intimes, notie Maître dit : « Béhâ-ed-
din! raconte-nous, en présence du Cliéïkh Çalàh-ed-din,
quelques sériels des révélations de ta retraite; car ceux qui
sont en retraite ont néces<'airement des manifestations d'ex-
tase ». Sultan Wéled. après sXre incliné, répondit: « Quand
trente jours de la retraite se furent écoulés, je vis passer
devant mes yeux, comme de hautes montagnes, des lumières
de diverses couleurs: j'entendis, de façon sensible, au milieu
de ces lumières, une voix qui disait dune manière nette:
« Certes, Dieu pardonnera tous les péchés ' ». De fil en
aiguille, cette voix parvint à l'oreille de mon intelligence; je
m'évanouissais à l'intonation de cette voix, et puis je voyais
des tableaux rougeàtrcs. verdàtres et blanchâtres qui se
tenaient devant mon regard; ces mots y étaient écrits : « Tout
péché te sera pardonné, excepté de te détourner de moi. »
Cependant notre Maître, poussant des exclamai ions, entra en
danse circulaire; un tapage énorme fut produit par le trouble
des amis. « O Béhà-ed-dîn, s'écria-l-il, c'est comme tu l'as vu
et entendu, c'est même cent mille fois autant: mais pour
l'honneur de la loi religieuse et pour suivre la coutume du
législateur, garde secrets les mystères et n'en parle à per-
sonne; car ces hommes à queue d âne dansent sans tambour
de basque, et si les méchants étaient informés de ces mys-
tères des vérités, il arriverait des désastres ; les membres
au type Ûasque de la communauté n'ont point la force de
1. Qor., XXXlï, 54.
270 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
supportor le secrel de la pi'édestination, ils no savent rien do
la sagesse divine; sous la forme humaine, ce sont des ânes. »
« Ne t'en vas pas raconter à personne le secret du souverain ;
ne verse pas du sucre candi devant les mouches.
« Si tu mets en joie le sucre de l'âne, tu jettes devant l'àne un
quintal de sucre.
« Enseigner à quelqu'im les mystères de l'action, c'est mettre
un sceau sur sa houche et la coudre » .
Cela suffît !
629. Voici encore une tradition hien connue, écrite en traits
de lumière dans les cœurs des grands personnages ' : Une
année il y eut disetle de pluie à Qonya. Il s'en suivit une
grande cherté, et les hahitants do la ville furent réduits à la
gêne. A plusieurs reprises ils sortirent pour pratiquer le
rite des rogalions; cependant aucune pluie ne survint; ils
revinrent frusti'és et privés; leurs aumônes, leui's sacrifices
ne furent pas ;igréés. Alors, voyant leur impuissance et leur
agitation, d'un commun accord et sans hypocrisie, ils se
dirigèrent vers le collège du Maître; avec leurs désirs
impuissants et leur sincérité parfaite, ils mirent la main sur
le pan de la robe de Sultan Wéled; tous les chéïkhs et les
grands savants présentèrent leurs excuses en ces termes :
'< Nous n'avons rien été, et rien n'est venu de nous; nous
avons reconnu que nous n'avons point d'honneur auprès de
Dieu, que nos prières nout point atteint leur but et n'ont
pas été exaucées. Cependant la faveur des confidents de
Dieu peut être un intercesseur pour les fautes des créatures
pécheresses; c'est le moment de la compassion, le temps de
la pitié, il faut que la grâce sans refus de Votre Seigneurie
demande à la haute cour du Dieu suprême l'eau pure de la
miséricorde pour les assoifés dévorés du feu de l'avidité et
de l'infortune, et abreuve abondamment ce terrain qu'olfrent
les lèvres sèches, puisqu'elle a une grâce; générale et un
caraclèrc immense ». Le vent de la compassion s'étant mis à
1 . Çodoûr-i çodoûr.
SULTAN WÉLED 271
souBQer ilans son cœur béni, et le feu de l'amour s'étant
enflammé (lan< son âme, ses larmes coulèrent «ous forme
de gouttes : il se leva, se mit en marche pieds nus depuis la
porte du collège jus(ju'au mausolée sacré ^de ses ancêtres],
et après avoir découvert sa tête bénie, il se plaça en face du
mausolée de son père: les gens de la ville, petit* et grands,
riches et pauvres, se découvrirent également la tête et pous-
sèrent des exclamations el «les cris : les gémissements des
mystiques parvinrent jusqu'au dessus des deux étoiles Far-
qadàn. Tout à coup, pai- un elTct de la faveur tlu Créaleur,
un nuage noir se monira et couvrit la face du ciel ; une pluie
intense commença à tomber, en un clin d'œil elle transforma
le monde en lorn-nl, et Sultan Wéled était toujours dans
l'jittilude inclinée [de la prière]; personne ne s'aperçut,
étant plongé dans l'ivresse de l'exlase, que la pluie tombait
au dehors: or. il plut tellement que la plaine de Qonya fut
changée en lac par les torrents des montagnes: sous l'elTet
des pleurs des nujiges, le monde attristé redevint souriant :
jusqu'à près de la prière de l'après-midi, on resta occupé à
pleurer et à s'attrister. Knsuite Sultan Wéled fît des vœux,
remit son turban sur sa tète, se prosterna sur le tombeau de
son père, puis s'en retourna au collège; tous les compagnons,
plongés dans la sueur et I eau de la pluie, allaient en dansant,
tète et pieils nus. De nombreuses personnes, détachant de
leur taille la cordelière de la négation, ceignirent la ceinture
de la sincérité el de l'aveu autour de leur âme, et furent
délivrée*^ des ténèbres de l'erreur et de lignorance; elles
parvinrent ainsi au degré de cette splendeur. Louange à
Dieu, seigneur des mondes I
630. Leconnaisseur de l'éternel, lechéïkh Sa'd-e<l-dîn, lec-
teur du Methnéwî de Sultan Wéled '. nous a rapporté qu'un
jour \enot/a/i Irendjîn, ayant rendu visite à Sultan Wéled. lui
posa cette question : « Nos bakhchi^ affirment que les maîtres
1. Melhnéwî-Khdni Wélécli.
2. Chamanes.
272 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
(lu monde sont au nombre de quarante ; ils y croient ferme-
ment. Cette docliine a-l-elle une réalité et une sagesse? »
— '( Eu dernière analyse, répondit le derviche, dans la doctrine
de celte communauté, il y a un autre grand Dieu auquel sont
soumis et par (|ui sont commandés ces trento-nouf dieux ;
chacun d'eux lire de lui son caractère divin ; ce quarantième
dieu est le maître de tous les autres ; aucun n'est plus élevé
que lui.
« jeune homme, les mains sont posées les unes sur les autres
pour arriver jusqu'à Dieu, qui est le terme suprême »,
« Il faut que tu le recherches et que tu l'aimes, car tous les
êtres ont besoin de lui. De môme, il est venu de nobles
envoyés pour faire connaître les générosités de ce Dieu et
pour inciter les hommes à le servir, à lui obéir, à l'adorer;
ses serviteurs obéissants éprouvent de la jouissance à le
servir et parviennent à une situation et à un degré [dans
la hiérarchie des êtres]. Le vrai jugement victorieux, la
grande sagesse, la voilà. »
Il employa encore un autre exemple. « De même que tes
esclaves et les gens de ta maison sont les serviteurs de les
ordres et te reconnaissent comme leur seigneur, tu es aussi
le serviteur du Khan qui est ton chef ', et est lui-même sou-
mis au grand Khàqân ^ Il est juste, il est obligatoire pour
chacun d'eux d'obéir à leur chef, pour ne pas tomber sous le
coup des châtiments, et pour parvenir par degrés jusqu'à la
cour du souverain suprême. En réalité, ces dieux sont en
œuvre par la pi'édestination, l'action et la volonté de ce
[Dieu supérieur], ils exécutent les volontés du grand Dieu et
par leur attitude ils expriment cette pensée : Allah Akôar
(Dieu est plus grand !) ; ils le reconnaissent comme la divinité
suprême. De même, tous les prophètes et les saints sont les
appariteurs ^ et les courtisans intimes du grand empereur;
1. L'Ilkhaa mongol de la Perse.
2. L'Empereur mongol.
3. Toûchmâl.
SULTAN WÉLED 273
ils invitent le peuple aie servir; en vérité, ils y sont par-
venus; ils ont avec eux les arguments du yarligU ' et des
lirmans. des miracles et du cimeterre, mais d'autres, qui sont
les adeptes des diverses religions, qui sont des malades et des
imitateurs pleins de fautes et d'erreurs, ont chacun un dieu
séparé, une croyance particulière.
« tes passions qui provoquent les passions! ô tes dieux qui
molestent le [vrai] Dieu 1 »
Donc, l'homme sage et clairvoyant est celui qui se met
à la suite des courtisans du Sultan et se fait leur ami ; par
ce moyen, il s'occupe de bonnes actions et d'obéissance pour
trouver accès à la cour du souverain véritable, devenir à
son tour un dignitaire rapproché de la personne royale et
parvenir à son but, de même que les gens de ton entourage
ne restent pas dans les rangs de serviteurs éloignés et mépri-
sés ; car les besoins des hommes sont accomplis par eux,
non par d'autres. Ce qu'il faut, c'est de suivre les prophètes
et les saints ».
Aussitôt le noyan s'inclina et devint un disciple : « Que de
fois, s écria-t-il, j'avais soumis cette question aux savants
du monde et aux sages instruits, et jamais une réponse ne
m'a été donnée avec celte clarté, comme aujourd'hui. J'en
ai été dégoûté, et je suis devenu musulman ».
631. In jour, nous a dit Sultan Wéled. soumettant mes
désirs à mon père, je lui dis sous forme de coquetterie : Des
cadeaux que tu m'as donnés, des faveurs que tu m'as réser-
vées, je désire en donner un signe ; et ce signe, ce sera que,
toutes les fois que vous serez rempli des lumières du Séyyid,
je dise qu'à ce moment vous en êtes rempli ; et de même, à
tous les instants où vous serez rempli de notre Maître
Chems-ed-dîn Tébrîzî. je le dise, et je donne un signe de la
réplétion du cheikh Çalàl.i-ed-dîn; que je redise les signes de
la lumière de notre grand Maiire: et quand vous serez plein
de la lumière de votre propre grandeur, je le dise aussi.
1. Lettres patentes.
Tome II, 18.
274 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Pareillement, toutes les fois que vous étiez rempli d'un
chacun, j'en donnais information. Il me répondit : « Oui,
par Dieu, tu dis vrai ».
De même, un jour je lui dis : « Cette extase intense me
vient de ce que mon Maître est plein de lui-même : par l'efTet
de cette réplétion, tu es à la fois une fée et un homme ; à ce
moment ils seront remplis à leur tour ; les amis, de conduite,
angélique, seront ivres de la coupe de l'éternité ». Il répon-
dit : « C'est votre propriété, c'est pour vous; c'est la part de
vos amis et de vos enfants ».
632. J'allai un jour, nous a raconté Sultan Wéled, en com-
pagnie de mon père, au jardin du Tchélébî Hosàm-ed-dîn ;
les amis m'avaient fait montera cheval ; j'allais derrière eux
tout doucement, en contemplant le paysage. Je vis mon
père, par l'effet de la grandeur divine, devenu une mer et
marchant sur la terre au milieu des habitants terrestres. Il me
passa dans l'esprit que je coupais en morceaux avec un
cimeterre tranchant ceux qui niaient le pouvoir d'un tel sou-
verain et que je les jetais aux chiens en disant : Pourquoi
vous détournez-vous d'une telle mer de miséricorde, pourquoi
vous opposez-vous à lui? « Béhâ-ed-dîn, me dit mon père
cette présomption de ta part est également une épreuve d'en
haut, car tu es à cheval, et les amis marchent à pied ; forcé-
ment, par le mauvais augure de cette élévation en dignité,
tu charges tes inférieurs; qu'as-lu à faire avec les négateurs
et les orgueilleux? » Et il récita ces vers :
« Que nous fait celte histoire que le bœuf est venu et que l'àne
est parti? Allons ! le moment est délicat, reno'nce à cette dispute ».
Alors je descendis de cheval, je me prosternai aux pieds
du Maître, et je lui demandai pardon. « Cela ne me plaît pas
que tu aies dit du mal des négateurs, car tous sont contraints
par la volonté [divine]. Il faut esp(*rer que ce défaut les quit-
tera et qu'ils deviendront tels que vous le désirez, par la
grâce divine ».
633. Les grands compagnons ont porté à notre connaissance
SULTAN WÉLED 275
J anecdote >iii vante : J'étais parti un jour du côté de la mos-
quée de Méràm en compagnie du Maitre; il y fut célébré un
concert immense; ce jour-là le Maître composa sept oJes
printanières à refrain :
«Viens, carie souverain convoque le faucon de nos âmes:
viens, car le heruer pousse le troupeau vers la plaine ». Etc.
Itlnsuite Sultan \\ éled dit : Gloire à Dieu! cette ville de
Qonya, quels bons champs fertiles elle possède, où la misé-
ricorde brille de ses lumières ' ! » — « Oui, par Dieu, répondit
notre Maître, notre ville de Qonya est une ville grande,
joyeuse et bénie : je le l'ai donnée, au témoignage des amis ».
Sultan Wéled s'inclina et se prosterna aux pieds de son
père, qui lui dit : « Héhà ed-din! Tant que notre mauso-
lée purifié, tant que les os de notre grand Maître Béhà-ed-dîn
Wéled, de ses enfants, de ses successeurs, de nos amis et
de nos compagnons seront dans cette ville, cette contrée ne
sera pas un pays de déclin ; le sabot des chevaux étrangers
ne la foulera pas; le sabre de l'ennemi ne sera pas dégainé
contre ce peuple, on n'y versera pas le sang; elle ne sera
pas ruinée et dévastée totalement ; elle ne restera pas vide ;
les habitants en seront toujours en sécurité, sains et saufs ;
dajis l'enceinte de protection du mausolée béni, ils seront à
l'abri des vicissitudes du temps, s'il plaît au Dieu très Haut ! »
634. Un jour, disent les nobles compagnons, Sultan Wéled
avait engagé dos ouvriers grecs pour crépir la terrasse du
collège; ceux-ci étaient occupés à pétrir du torchis *, lorsque
Sultan Wéled, étant monté sur le toit, considérait leur travail
pour voir comment ils s'en acquittaient. Un ouvrier s'aper-
çut que quelqu'un les l'egardalt ; à voix basse, ils s'exci-
tèrent mutuellement en se disant : « Faites du bon ouvrage,
car le Maître nous inspecte ». Ils se mirent au travail avec
1. Dans le texte, antithèse intraduisible entre sawdd « noirceur », c'est-à-
dire champs cultivés, et béydz « blancheur » et lumière (de la miséricorde).
2. Les terrasses formant toit sont en pisé foulé au rouleau compresseur, et
doivent être réparées après chaque hiver.
276 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
zèle et y montrèrent leur habileté. Sultan Wéled, satisfait
de leur conduite, exprima ce jour-là autant de pensées et de
formules mysti(|ues qu'on en pourrait rédiger; il ordonna
de leur servir un repas et de leur donner de l'argent, réa-
lisant ainsi ce hadith du prophète : « La bienfaisance con-
siste à adorer Dieu comme si tu le voyais; car si tu ne le
vois pas, lui te voit. » Quand le serviteur sincèrement
amoureux, dit-il, a connaissance de la surveillance que Dieu
exerce sur tous ses actes et qu'il en est certain, vois que de
choses il faut faire et combien il faut montrer d'efTorts pour
être l'objet de la faveur inlinie, obtenir la bonne direction
éternelle et être illuminé par la capacité des temps sans fin!
635. Une compagnie de grands personnages, a dit Sultan
Wéled, était venue rendre visite à mon père, et celui-ci
s'était échauffé en expliquant la mystique ; il dit : « Béhâ
ed-dîn, si tu veux être toujours dans le paradis supérieur,
deviens l'ami de tout le monde, et ne conserve dans ton
cœur la haine de personne. » Puis il récita ces vers :
« Ne recherche pas la prééminence, ne sois pas plus que per-
sonne ; sois comme l'emplâtre et la cire, non comme l'aiguillon.
« Si tu veux qu'aucun mal ne t'atteigne de la part de qui que
ce soit, ne sois ni celui qui dit du mal, ni celui qui l'enseigne, ni
celui qui y pense ».
« En effet, quand lu mentionnes amicalement une per-
sonne, tu es toujours content^ et ce contentement est le para-
dis lui-même ; tandis que si lu parles avec inimitié d'un indi-
vidu, tu es fâché entre lui, et cette fâcherie est l'enfer lui-
même. De même, quand tu te souviens des amis, ton cœur
s'épanouit de bonheur et se remplit de roses et de basilics;
quand tu parles des ennemis, le jardin de ton cœur est plein
d'épines et de serpents, lu deviens ennuyé cl fané. Tous les
prophètes et les saints (sur eux le salut!) ont fait la même
chose, et ont réalisé celte coutume ; forcément, tous les
morlels sont soumis à leur immense caractère; allirés vers
eux, ils manifeslenl de la bonne volonté; ils sont devenus
leur peuple et leurs disciples.
SULTAN WELED '^ / /
636. Les amis parliculiors que Dieu leur réserve un gra-
cieux pardon !) qui étaient devenus disciples dans les débuts
de la manifestation du Maître et avaient pu contempler cons-
tamment des signes élranges et des indices du monde
mystérieux, ijious ont raconté qu'un jour noire Maîlre était
assis sur le sofa du Collège béni ; Tensemble des compa-
gnons intimes étaient présents; Sultan Wéled se tenait
debout à la droite de notre Maître, son frère 'Alà-ed-dîn à sa
gauche; ils étaient alors tous deux dans la fleur de la jeu-
nesse. Tout à coup deux individus vôtus de vert, venant du
monde mystérieux, arrivèrent; ils salueront le Maître, qui se
leva ; sans attendre davantage, ils prirent Sultan Wéled par
la main et partirent ; au bout d'un moment, ils revinrent et
le ramonèrent en disant : « Col illustre enfant est réclamé
par les mortels pour assurer la descendance de Bélià-ed-
dîn Wéled (que Dieu sanctifie son n>ystère cher !) « Ils pri-
rent alors 'Alà od-dîn et remmenèrent; le Maître ne dit rien.
Les amis poussèrent des cris et lui demandèrent l'explication
de celte scène. « Ils laisseront, répondit-il, Déhà-ed-dîn
Wéled (juelque temps dans ce monde pour assurer notre
lignage : quant à 'Alà-ed-dîn, il mourra promptement. » Il
arriva en elTet que, du temps de l'absence de notre Maître,
Choms-ed-dîn Tébrîzî (que Dieu magnifie sa mention !),
['Alà-ed-dîn] reçut une blessure et mourut; tandis que
Sultan Wéled, après la mort de son père, vécut de nom-
breuses années dans un plaisir parfait, composa trois livres
de vers accouplés' {me/ hnewif/i/fit) et un volume de poésies
qu'il remplit d'idées et de vérités mystiques, ainsi que de
merveilleux mystères de l'univers ; il réussit à transformer
d'infâmes ignorants en extatiques et en savants actifs; il
explifjua et expos.» toutes les paroles de son père au moyen
de paraboles étranges et d'exemples incomparables ; il fut
le motif de la déclaration que le prophète a faite dans un de
ses hadith, à savoir que « le fils est le secret de son père »
(que Dieu sanctifie leur mystère et verse leur piété sur les
ystiques!). Quoiqu'il restât des œuvres et des fils pour
m
278 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
perpétuer le souvenir d"Alâ-ed-dîn, toutefois cette pensée
ne s'applique pas à eux ; ils sont restés privés de ces lumières
et de cette faveur : « La supériorité est entre les mains de
Dieu; il la donne à qui il veut ' », afin que les mystiques
puissent discerner visiblement hi bonne direction de Têtre
favorisé. C'est ainsi que le poète a dit :
« Moi je donnerai mon cœur à une personne qui vaut une Ame ;
un clin d'œil en sa beauté vaut tout un monde.
« Je ne donne pas facilement mon cœur à n'importe qui, mais
pour un profit utile qui vaille un dommage ».
Il y a une grande différence entre la perle et le caillou,
entre la magie et le bâton [de Moïse] ; cela est suffisant pour
les gens capables.
637. On rapporte, d'après Sultan Wéled, qu'un jour il dit, au
cours de ses sermons et de ses explications mystiques : Une
ou deux fois, du temps de mon enfance, un péché véniel a
été commis par moi, et j'en demandai pardon. Mon père élait
une fois occupé au concert spirituel ; ce jour-là, il fut pris de
troubles considérables, et manifesta de l'échaufl'ement ; tout
à coup il s'approcha de moi, me prit par le collet et. me
faisant signe avec l'index, me dit: « Béhâ-ed-dîn! Ha!
Ha! Ha! (trois fois). Après cela, tu sais maintenant. mes
amis, Allah! Allah! ne posez pas le pied en dehors de la
route des principes de la crainte de Dieu, ne lâchez pas de
la main le pan de la robe de la gloire l'un de l'autre;
observez toujours les règles de la politesse, et n'égratignez
pas avec l'ongle de la négation le visage de la sincérité ; en
effet, si, sur l'intercession d'un grand personnage, on relâche
le voleur et on le met en liberté, toutefois on ne le change
pas en majordome et en magasinier du souverain; il ne
deviendra jamais l'homme de confiance du sultan. »
« Emîn-ed-dîn, le théologien, viens ! car toute couronne,
tout drapeau proviennent de la confiance.
1. Oor.,IIl, 66; cf. LVII, 29.
SULTAN TVÉLED 279 ^
Si l'on pardonne au voleur, îl sauve sa vie ; mais comment
deviendrait il ministre et garde-magasin ?
« Il y a le pardon, mais où est la gloire et l'espoir que le servi-
teur, par la crainte de Dieu, aura le visage blanc? ».
" A l'homme raisonnable il suffit d'une indication, mais
il n'y a que les savants qui la comprennent ».
638. Mon père, a dit Sultan Wéled, m'a raconté un jour ceci :
Béhà-ed-dîn I Ma lumière une fois a brillé dans le monde
de la puissance ; elle a occupé les divers horizons du monde,
de telle sorte que le grand luminaire 'le soleil] s'est montré,
au milieu de cette lumière, comme un atome.
«Devant ta face, le soleil n'est pas resté [même] un atome;
cela est clair pour tout le monde, comme le soleil. »
< Dans cette situation, je dis au Dieu très Haut : Je me
montrerai moi-même à BéhA-ed dîn. » Une allocution glo-
rieuse me fut adressée : « Ce n'est pas le moment ; mainte-
nant, toutes les fois que tu te verras toi-même, tu auras une
sensation agréable ; un moment de plaisir se produira pour
toi, et une situation pleine d'agrément descendra sur toi :
sache qu'à ce moment-là, ce plaisir, c'est moi-même.
" Mais, lorsque lu me cherches, cherche-moi vers les joies, car
nous sommes les habitants du pays délicieux du monde de la
joie. »
639. Les amis sûrs, dépositaires du trésor de la certitude
que la satisfaction do Dieu soit sur eux tous !) nous ont fait
connaître que Sultan Wéled, durant la dernière maladie du
Tchélébî Ho-àm-ed-dîn (que Dieu nous éclaire avec sa lumière
pure !), était venu lui rendre visite: il gémit beaucoup, et
poussa de nombreuses plaintes: « Après votre départ, s'écria-
t-il, que deviendrai-je I .Qui sera le compagnon de mon
àme ? Qui aurai-je comme société ? Auprès de qui chercherai-
je le pain quotidien de mon esprit? A qui dirai-je le mys-
tère de mon cœur? Dorénavant, qui me tiendra compagnie?
Dans cette effroyable séparation, capable d'incendier le
280 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
monde, qui sera mon consolateur?» De ses yeux bénis des
larmes de sang coulaient ; il était pris d'une compassion
intense, <lo sorte que tous les compagnons furent noyés dans
le nuage des pleurs.
« Il faut aussi qu'une personne sache pleurer sur autrui. »
Cependant le Tchélébî se souleva [sur son lit] et resta un
instant assis en s'appuyant sur Sultan Wéled : « Mon âme,
ma lumière, dit-il, ne te chagrine pas, ne laisse pas entrer en
toi aucun souci ; après ma mort, dans toute atîaire impor-
tante, dans toute difficulté, dans tout imbroglio qui survien-
dra, et dont tu n'auras pas la solution, je me présenterai à
toi sous une forme différente, je viendrai te trouver^ je pren-
drai un corps lumineux, je me manifesterai sous toute
espèce de rayons, afin que ta difficulté soit résolue, que le
nœud se dénoue, et que tu naies besoin d'aucune autre per-
sonne ; c'est ainsi qu'au bord d'un ruisseau, dans la contrée
du Khorasan, une lumière verte s'est révélée à notre grand
maître [lîébri-ed-din Wéled], et grâce à elle, les difficultés
où il se trouvait ont été résolues ; toute forme qui se présen-
tera devant toi pour te diriger, sache qu'en réalité ce sera
moi ; je ne serai pas un autre, ni la propriété dun autre ; je
te montrerai en lève mes extases ; tu trouveras par moi tes
buts mondains et religieux. » Il a raconté son rêve dans le
début du Methnéwî de Sultan Wéled ; si tu l'y cherches, tu
l'y trouveras ; mais Dieu est plus savant!
640. Les nobles compagnons nous ont fait connaître qu'un
grand personnage demanda un jour à Sultan AVélcd ; « Dieu
parle-t-ilà son serviteur? »( A plusieurs reprises, il était passé
dans l'esprit de cet interrogateur ceci : En quoi gènerais-je
Sultan Wéled ? Je lui donnerai de l'or, ou je lui remettrai
un turban en étoffe indienne de Chàch! Et il était resté dans
cette hésitation.) — «Oui, par Dieu, répondit aussitôt
Sultan Wéled, il lui parle. » — « Comment lui })arle-t-il ?» —
(( Il y avait à Balkh un prédicateur ; c'était un noble saint,
un des intimes de Dieu, entouré de nombreux amis et amou-
SULTAN WÉLED 281
reiix mystiques. Conslamment, au milieu du dhikr, il
disait : Il y a tant do temps que le Seigneur vous parle,
mais vous n'enteutlez pas : c'est étrange de la part de servi-
teurs obéissants. » Fuis il dit ces vers ;
Quatrain arabe]. « Tu désobéis à Dieu, tout en manifestant de
iHmour pour lui, c'est là une chose impossible, un acte étrange.
« Si ton amour était sincère, tu lui obéirais ; car l'amoureux
obéit à celui qu'il aime. »
« Il disait encore: "AlUih! Allah I II taut entendre la
parole de Dieu, il faut lui obéir. » Tout à coup un derviche
se leva et demanda un turban. L'n bourgeois' était assis
dans un coin de la mosquée ; trois fois il vonlut lui
donner un turban, mais il ne le lâcha pas; au milieu de
(OS allées et venues, cet homme se leva en disant : « notre
maître (que Dieu ait pitié de toi !), comment parle Dieu ?
Kxpose-le clairement. » — « Pour un turban, répondit le pré-
dicateur, il ne parle pas plus de trois fois. » Cet homme
[loussa un cri, tomba aux pieds du prédicateur, et donna au
derviche tous les vêtements qu'il avait sur lui: il devint le
disciple de ce prédicateu^. Maintenant, ô grand de la religion !
• coûte aussi la parole de Dieu, ilonne ton turban, distribue
(le l'or : lorsque tu eutemlras la parole de Dieu, lui auss*
entendra tout ce que tu diras ; il te donneia tout ce que tu
(ir-ii,-: tu trouveras auprès de lui tout ce que lu cherches.»
A ce moment, ce grand personnage devint serviteur et dis-
ciple en parfaite sincérité. Il est certain que les miracles de
ce saint sont infinis, «t un reste d'eau * provenant de celte
mer mugissante est suflfisant comme indication, car [le pro-
verbe arabe dit:] «Peu indique beaucoup: une jointée
indique une grande aire [^couverte de fromenlj. » Si l'on vou-
lait commencer à décrire en lonir et on laroreses vertus et
ses stade*, ceux-ci ne pourraient être contenus dans le
commentaire [qu'on on forait .
1. Khàdjè.
2. Çabdbè.
282 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« La parole s'évanouirait, les qalams se fatigueraient ».
641. Une nuit, Sultan Wéled, au milieu des amis, exposa ce
qui suit : « J'étais encore un enfant; un jour, accompagné
de mon père, nous nous promenions dans le cimetière du
Méïdàn. Béhâ-ed-dîn, me dit-il, la plupart de ces gens
sont morts par l'effet du mauvais œil, parce qu'ils étaient
pleins de suffisance, entêtés, et préoccupés d'eux-mêmes ; ils
sont morts sous les coups répétés du mauvais œil, ils se sont
fondus rapidement', il n y a pas de mauvais œil comparable,
pour faire périr un homme, à celui de la suffisance ». C'est
ainsi que le poète a dit :
« Ne regarde pas ta plume de paon, regarde tes pieds, afin que
le mauvais œil ne se mette pas en embuscade.
« Comment une montagne glisserait-elle par l'effet du regard
des méchants? Lis sur ce sujet le passage du Qorân ' : « Ils te
feront glisser [par leurs regards] ^ ».
« De môme, un coup, une douleur atteignirent TElu de
Dieu (sur lui bénédiction et salut!) provenant du mauvais
œil des chefsQoréïchites et des maudits Ahâbîch^ car sa gran-
deur et ses miracles dépassaient toute limite ; il avait atteint
le summum de la perfection, il était victorieux. Sultan
Wéled reprit : Ces hommes au cœur trouble, à l'œil
obscur, dans leur colère, ne pouvaient supporter la vue de
son visage, ni prendre du plaisir à écouter ses douces paro-
les. Mais moi, j'ai à supporter l'effet du mauvais œil :
« Un coup de mauvais œil m'a fait boire un poison; j'ai reçu
des blessures qui usent l'esprit. »
« Je m'inclinai en pleurant, poursuivit Sultan Wé}ed, et
je dis: « Est-ce que moi aussi je serai victime du mauvais
œil? » — a Non, répondit le Maître, parce que dans ton jardin
\. Nobî.
2. Qor., LXYllI, iil. Cf. Tabarî, Tafair, t. XIX, p. 26 ; Béïdàwî, t. II, p. 351
Lisdn el-'Arab, t. XII. p. 10 ; Tddj el'aroûs, t. Vi, p. 313.
3. Lire aussi, au lieu de Hobéïch du texte.
SULTAN WÉLED 283
on a posé une idée d'ànerie ; lu vivras bien, tu mourras bien.
Pour ses épines, on ne coupe pas le rosier; car si, chez les
grands saints, on rencontre des caractères épineux, on ne
les frappe pas à la tète, car cette épine est le désir' dos cou-
poles de la roseraie et est cachée sous ces coupoles.
« Nous sommes les épines de celle rose ; ô mon frère, sois-en
témoin; être cette sorte d'épines, c'est une gloire, non une honte»-
« De même le bois des plantes, pour la grâce des
plantes et l'aliment de la vie, leur est égal dans la balance ».
« S'il y a un seul défaut dans cent vies, c'est comme le bois dans
les plantes.
« Les deux sont égaux dans la balance, car tous les deux sont
agréables, comme le corps [et] l'àme ». »
642. Le roi des lettrés, notre maître Fakhr-ed-dîn Dîw-dest
(sur lui la miséricorde!) nous a transmis le récit suivant :
Mo'în-ed-dîn le Perwânè avait construit un haut collège
dans la ville de Césarée ; il avait l'intention d'y établir
comme professeur Qotb-ed-dîn Chirà/.î, le plus excellent des
modernes (que Dieu ait pitié de lui !), et il envoya des mes-
sagers dans les diverses régions du monde, pour faire venir
les grands personnages do l'Asie-Mineure. 'Alam-ed-dîn
Qaïçar, avec ses propres lieutenants, partit pour inviter
Sultan Wéled, afm qu'eux tous l'honorassent et entourassent
Qotb-ed-dîn. Le jour de l'inauguration. lorsque tous les
savants, les hommes de mérite, les chéïkhs et les sages se
furent rassemblés. Sultan Wéled, assis à la place d'honneur,
émit tant de pensées et de vérités que tous en furent con-
fondus, et personne, dans ce discours, n'avait la possibilité
de poser les questions pourquoi et comment. Au bout de
quelque temps, il fit signe à Qotb-ed-dîn que c'était son tour
de parler. Après la leçon, on établit un concert spirituel
particulier; ces grands personnages qui étaient présents,
demandèrent au Perwânè qu'il priât Sultan Wéled de donner
1. Khârkhdr.
284 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
une séance de dhikr ; ayant à plusieurs reprises présenté ses
excuses, il s'exprima ainsi : « Dorénavant, nos paroles ne
tomberont pas de cette chaire ; la raison des hommes n'at-
teint pas les minuties subtiles de ces vérités; ces pensées
détruisent leur aperceplion ; ce que les savants du sens exo-
térique ont dit pour que le vulgaire comprenne, les perles
curieuses qu'ils ont percées, cela est connu dans toutes les
sciences, et on les admet tous comme savants de la religion,
au point de vue liviesque ». Avec une sincérité parfaite, ils
firent d'immenses instances et manifestèrent leurs plaintes".
Cependant, le vendredi, il monta en chaire, plaça de travers
son turban béni, et s'assit. Lorsque les récitants du Qorân
aux paroles douces lurent les versets certains ' et que les
lecteurs au chant mélodieux achevèrent les versets dirigés
contre les maléfices ^, Sultan Wéled récita un prône extrême-
ment éloquent, et prononça des prières; ensuite il commença
le discours suivant : « J'ai appris de mon chéïkh, mon guide
spirituel, ma. qihla, ma force, mon seigneur, mon appui, ma
canfiaucc, séjour de l'esprit dans mon corps, provision de
mon jour et de mon lendemain, le parfait entre les cher-
cheurs de vérité, mon maître, ma demeure, mon père, splen-
deur de la vérité et de la religion, Djélàl-eddîn... ». Quand
il fut arrivé à ces mots, un tumulte s'éleva du milieu des
assistants ; un tapage troubla le peuple, et par suite des cris
des mystiques, le bouillonnement de l'assemblée des anges
s'apaisa. Cependant le Forwànè déchira ses vêtements, et
Qotb-ed-dîn Chirâzî ayant défuit son turban, le jeta loin de
sa tête. Les assistants de la mosquée se levèrent et se décou-
vriront la tête ; hommes et femmes, un torrent de larmes
brûlantes s'échappa de leurs yeux; il n'y eut pas moyen de
poursuivi-e le prône, ot l'audition en fut transformée en
concert. Sultan Wéled, après avoir redressé son turban, ht
une prière et descendit. Le Perwànè, lui ayant baisé la main,
lui dit : Si notre maître lîéhà-ed-dîn n'a dit aucune parole,
1. Molikamât, ceux qui ne sont pas l'objet d'une controverse.
2. Qawdri' .
SULTAN WÉLLD "i^-"^
et n'a commencé ni rapport ni commenlain\ cela est un
miracle suffisant pour démontrer qu il est le fils bieu-aimé
de notre Maître, et le successeur de son mystère, la quin-
tessence de la descendance pure du Grand Véridique [Abou-
Bekr]; l'àme de tous les conseils, de tous les sermons, c'est
sou amour, et le résumé des dévotions, c'est notre croyance
juste à l'égard des derviches; la considération des membres
de celle famille bénie est un devoir pour tous les vrais
crevants et croyantes; ii faut espérer que le pauvre Perwànè
à l'aile brûlée ' ne restera pas privé de la faveur île < c sou-
verain, et qu'il entrera lîans la lilière des pardonnes ».
Toutefois, des cheikhs envieux s'occupèrent auprès du
Perwànè, en l'absence de Sultan Wéled, de médire de lui;
ils auraient dil ; « Aujourd hui une terreur s'est emparée de
notre Maître lîéhà-ed-dîn ; il n'a pas parlé comme il aurait
fallu ». Cependant le derviche Ihéoloijien, le Chéïkh Moham-
med Selmàsî, noble chéïkh et adepte de la voie ascétique,
s'y opposa en ces termes ; « Cela ne s'esl poinl passé comme
l'ont compris les chéïkhs, car la première fois le prédicateur
s'est excusé et a dit : Nos paroles ne sont poinl pour celle
chaire, et nos mystères ne sauraient être contenus dans les
traditions; n'avez-vous pas vu que quaml il a placé son lurban
à rebours, le monde a élé troublé ; un grand tapage s'est élevé
parmi le peuple, tous Its hommes de la surface de la terre
se sont tournés vers l'aulre monde, des lamentations se sont
produites ; et lorsqu il a remis sou lurban droit sur sa tète,
l'assemblée loul à la fois s'est apaisée; ce miracle est suffisant
pour les mortels ». Tous se turent et gardèrent le silence.
Un d'entre eux aurait dit au Perwànè ; Notre Maître, par
suite de ses macérations, était pâle de visage; Sultan Wéled
est [au contraire] tout rouge ». Le Chéïkh Mohammed répon-
dit justement ; « Notre Maître était de loute éternité amou-
reux de la perfeclion de la beauté divine, et les amoureux
ont toujours le visage pâle ; tandis que Sultan Wéled est,
1. Perwànè signifie proprement le papillon de nuit, la teigne qui se brûle
à la flamme de la bougie.
286 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
depuis sa naissance, l'objet aimé ; ordinairement la bien-
aimée a une couleur rouge el des lèvres comme la cornaline
du Yémen ».
Le chéïkh Mohammed quitta cetle réunion et vint rendre
visite à Sultan Wéled, qui le reçut alîectueusement, l'em-
brassa et dit : « lîravo, ô notre Mohammed ! lu as bien agi,
et tu es tombé juste; tu as bien marche et bien parlé, les
choses sont com^mc tu les as dites ». Le Perwànè olVrit comme
présents de beaux vêtements d'honneur et des mulets de
prix, il distribua des cadeaux à tous les amis, et rendit de
multiples services. On dit que ce jour-là il distribua aux
savants, aux chéïkhs et aux adeptes de la chevalerie d'Asie-
Mineure quatre cents chevaux, mulets et vêtements d'hon-
neur. Que cent mille miséricordes soient sur l'âme pure du
Perwànè ! Ainsi soit-il, ô Seigneur des mondes !
« Le glorieux Féridoûn n'était pas un ange, il n était pas pétri
de musc et d'ambre.
« C'est par la justice et la libéralité qu'il a atteint sa bonne
renommée ; sois juste et généreux, tu seras Férîdoûn ' ».
Ce grand derviche, Mohammed Selmàsî, est enterré à
Qara-Iliçàr Démirlu ; c'est là qu'est son mausolée.
643. (( Dans ma jeunesse, a raconté Sultan Wéled (et c'est
le même Fakhr-ed-dhi qui nous a transmis ce récit), il arriva
par hasard que pendant quelques jours je n'eus pas l'occasion
de rencontrer mon père, bien que je le désirasse vivement.
Tout à coup il me demanda; j'entrai chez lui et m'inclinai.
Plongé dans l'extase, il me regarda d'une manière chaude et
intense, de sorte que je perdis l'esprit, et mon père égale-
ment s'évanouit. L'ne seconde fois il me regarda d'une
manière intense, et s'évanouit encore. Au bout d'un moment,
une autre fois, la" troisième, il me considéra avec commi-
sération, de telle sorte que je me vis totalement ell'acé et
disparu. Quand je revins à moi, il me dit : « La première
1. Vers célèbres du Châh-ndmé de Firdausî.
SULTAN WÉLED 287
fois que je regardai Béhâ-ed-dîn, je lui vis une beaulé et un
état qu'aucune existence ne possède; la seconde fois où je
le considérai, je vis une tiare posée sur sa tête, à la manière
de Salomon, excessivement belle ; la troisième fois, quand je
jetai de nouveau mon regard sur lui, je vis un pendant dor-
reilles très gracieux suspendu à son oreille. L'interprétation
de ces trois regards importants, continua Sultan Wéled, dont
mon père parla, me fut connue alors et me devint claire, à
savoir que la réalité de cette beauté et de cette perfection que
mon père avait aperçues en moi, c'était la connaissance
de mes mystères qu'il m'avait octroyés ; la tiare royale qu'il
vit posée sur ma tète, celait l ombre de sa faveur qui me
protégeait; ce pendant d'oreilles en perles qu'il vit suspendu
à mon oreille, c'était le mystère de notre Djélàl-ed-dîn 'Arif
qui me doit l'existence. Louanges et grâces à Dieu! Par la
faveur générale de mon père, j'ai dans ma tête la mer de
la gnose, et sur elle la tiare de la grandeur: j'ai eu un fils
aimé comme 'Arit; toutes les sciences exotériques et ésoté-
riques me viennent de la bénédiction de ce souverain de la
religion, comme l'a dit le poète :
« L'enfanl n'a d'autre science, d'autre sainteté que celles que
lui a données son père » .
644. C'est une tradition bien connue et qui a circulé de bou-
che en bouche, que quand Sultan Wéled ^^^que Dieu magnifie
son souvenir!; se transporta du monde des apparences en celui
des esprits, la terre trembla pendant sept jours et sept nuits
sans arrêt; les compagnons pleuraient. Il dit ces paroles :
« Tant que le sabre aiguisé n'est pas dépouillé de sa gaine,
il ne coupe pas ; maintenant ne vous attristez pas parce que la
gaine de mon corps va se briser, car. s'il est vrai que je serai
caché à la vue des profanes •, en vérité je serai présent auprès
des amis spirituels; je ne cesserai de vous contempler et de
participer à vos travaux. La dépendance de l'idée par rapport
à la forme n'est jamais interrompue jusqu'au jour de la
1. Mahdjoûbdn, ceux pour qui le voile na pas été levé.
288 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
résurrection; continuellement la forme est un manteau qui
recouvre la durée do l'esprit, sans qu'on s'en explique le
comment. C'est ainsi que le poète a dit :
Quatrain. « Je dépouillerai ma forme extérieure, je nie rendrai
auprès du souverain, dont la splendeur m'illumine, dont la main
m'a formé.
« Lorsque je partirai, ô mon frère! ne dis pas : Il a été
anéanti; car je suis présent dans la rangée des âmes, si je reste
voilé pour toi ».
645. Le souverain des mystiques, le Tchélébî 'Arif (que Dieu
sanctifie son puissant mystère!) a raconté ce qui suit : « Mon
père, Sultan Wéled, tomba un jour très malade et s'alita ;
tous les amis avaient désespéré de sa vie. Cependant ma
mère, Fàlima-Khâtoûn (que Dieu soit satisfait d'elle ainsi
que de son père!) était assise, attentive, au chevet de mon
père et gémissait à voix basse. Tout à coup mon père ouvrit
les yeux et dit : « Fàtima-Khàtoîin, prends le deuil' et
deviens joyeuse, car je m'en vais; c'est le moment du
départ ». « Non pas, répliqua ma mère, que cela soit loin
de vous! J'ai vu que tu ne partais pas et que lu reviendrais
à une très bonne santé ; je mourrai d'ailleurs avant vous et
vous m'enterrerez de vos propres mains ; ne vous préoccupez
pas, et tenez tranquille votre esprit béni. » Mon père reprit
avec effort : « Non, puisque assurément je m'en vais ». —
« Non, par Dieu, dit ma mère, tu ne t'en vas pas; au contraire,
tu épouseras deux autres femmes; l'une d'elles le donnera un
cher fils, l'autre t'en donnera deux. Et voici, j'aperçois avec
l'œil de la certitude tous les trois jouant autour de toi,
courant en l'appelant : Papa ! et faisant des manifestations ».
Mon père s'en défendait toutefois. Au bout du septième jour,
mon père guérit complètement. Une année se passa; Nouçrèt-
Khàtoûn mit au monde ïcliélébî 'Âbid; Sunbulè-Khàloûn
enfanta Amîr Zàhid et Sultan Wàdjid. Cela arriva comme
ma mère l'avait dit.
1. Halâl kon.
SULTAN AVÉLED 289
646. On rapporte encore que du temps de Gliazan-Khan
(miséricorde de Dieu ! . Apichqâ-Noyîn ' avait été chargé de
gouverner l'Asie-Mineure ; il était extrêmement bienveillant
pour les sujets 'de l'empire mongol] et équitable : on l'ap-
pelait le prophète glabre ; c'était un homme plein d'autorité,
musulman, généreux, de croyances orthodoxes. L'n jour, il
était venu rendre visite à Sullàn Wéled : quand les amis
eurent lu le (joràn et psalmodié les mystères. Sultan Wéled
s occupa d'exprimer des pensées et des vérités ; les compa-
gnons poussaient des cris et approuvaient. Cependant Api-
chqà posa la question suivante : « Pendant que vous exprimez
des idées et que vous les commentez, pourquoi celte assem-
blée pousse-t-elle d'es cris et des gémissements, et pleure-l-
elle?Que voient-ils pour être ainsi? » Sultan Wéled répondit:
« Dans cette situation, c est comme si un messager venait de
la part do l'empereur actuel et l'apportait la bonne nou-
velle que le grand Khan te réserve une faveur, et t'a accordé
une gralilication - : n'est-ce pas que, de joie, lu éprouveras
une sensation agréable, lu feras des actions de grâces, et
tu donneras des témoignages de reconnaissance? Le fait est
que les prophètes et les saints (salut sur eux !) ont apporté
la parole de Dieu par manière de truchement; ils mani-
festent les mystères lumineux de Dieu ; ils annoncent la
bonne nouvelle que Dieu est désireux de les voir et les aime;
que constamment l'Etre suprême et miséricordieux les convie
pour leur donner le paradis, les houris, les pavillons, le vin
pur, pour leur montrer sa face ; les amoureux mystiques, dans
leur extrême joie, en font des remerciements, en imposent
la reconnaissance à leurs âmes, s'inclinent et poussent des
cris, pour que les troupes du démon envieux soient mises
1. Ms. 114, f" 244 V, Apichghà-i noyin; dOhsson. Histoire des Monffols,
t. IV. p. 228, Apischca ^vers 698-1299): cf. p. 239.
2. Souyoïirghâmichi. Sur ce mot turc-orienlal, voir Quatremère, Histoire
lies Mongols, t. I. p. i42, note 22. L'expression sowjourqhâl. dérivée de la
même racine, était encore usitée en Perse sous les Çafawides pour désigner
un fonds de terre concédé par le roi (Chardin, Voyages, t. II, p. 289; Kaemp-
fer, Amœnitates exoticœ, p. 47).
Tome II. 19
290 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
en déroute, et que les amis des anges expriment leur joie.
En effet, chez l'homme^ la souffrance et l'extase enfantent un
cri et un appel, involontairement ; premièrement (ce dont
Dieu nous garde !) en cas de deuil; secondement, en cas de
félicitations. Maintenant, les cris de nos amoureux mysti-
ques proviennent de leur extrême joie et de Tabondance des
félicités. De même, quand deux armées pai'faitement équi-
pées se trouvent en face Tune de l'autre, l'une musulmane
et l'autre infidèle. C'est constamment que les adeptes de la
vraie foi, pratiquant la prière canonique et proclamant que
Dieu est le plus grand, font des charges, afin que, une ter-
reur s'emparant du cœur des inlidèles par suite de l'effroi
qu'ils inspirent, ceux-ci soient défaits. L'armée des sugges-
tions diaboliques et des impulsions concupiscentes, d'instant
en instant, attaque le cœur des disciples sincères, pour
détruire leur tranquillité, piller leur dévotion. Mais quand
ceux-ci écoutent, dans la sincérité de leur esprit, les expli-
cations de leur directeur spirituel, une lumière, une visi-
bilité, provenant de cette explication, apparaissent dans leur
âme; ils se voient dans cet état, et aperçoivent le démon
lapidé par les pierres qu'on lui lance ; par suite de celte
splendeur, ils poussent des cris; ils manifestent leur conten-
tement et leur joie; ils se prosternent pour remercier Dieu ».
Immédiatement Apichqâ s'inclina, devint disciple, et à titre
de remerciement, fit présent de mille dinars.
647. D'après les compagnons du Collège saint (que Dieu
sanctifie leuresprit !), il a été raconté que le haut personnage
nommé Mohammed-beg, fils du Khvâdjè Çadr-ed-dîn J3alîfi-
dhoûnî ', qui était devenu roi de la capitale Qonya et jouissait
d'une grande considération, s'était un jour fâché contre
quelqu'un : il ordonna qu'on le châtiât; cet infortuné,
1. La première lettre n'a pas de point diacritique dans le vas. 114; cette
graphie a été restituée par conjecture Elle parait se rattacher à Boliwadin,
Polyhotum des Byzantins, près de Qara-I.liçàr i Çàhib (vulg. Afyoùn Qara-
Hiçàr), sur laquelle on peut voir Texier, Asie-Mineure, p. 448 a; 'Ali Djéwàd,
UJoglirafiya Loghali, p. 216.
SULTAN WÉLED 291
craignant pour sa vie, s'enfuit et se réfugia dans la maison
de Sultan Wéled, où il se cacha. Ce Mohammed-beg. mû par
sa colère et sa déraison, la présomption de sa dignité et la
suffisance de sa suprématie, tira son sabre, enlra, à la suite
de cet individu, dans le harem de Sultan VVéled sans res-
pecter la politesse ni la considération due au saint person-
nage, saisit l'individu par les cheveux et l'entraîna dehors.
SulUin Wéled, gaidant le silence, ne dit rien. Cependant,
par un elTet de la loule puissance divine. Mohammed-beg
fut pris par la colère des hommes; en dix jours, de la totalité
de cotte famille et de ce clan, il ne resta personne; tous
moururent de mort subite, tant hommes que femmes, à tel
point qu'il ne resta même pas un chat dans leur maison.
L'histoire de leur disparition et de leurs malheurs a été dite
et écrite pour servir d'exemple aux mortels : c'est le mauvais
augure de la conduite impolie qui détruisit leur famille.
« profane, ne mets pas audacieusement le pied devant les
hommes de Dieu ; sinon ta tête s'en ira I
« Ne te présente pas sans bouclier devant cet acier dur comme
le diamant, car le sabre n'a point honte de trancher! »
De tout ce groupe, il n'échappa que Mo'în-ed-dîn Yekdérè,
disciple sincère et ami loyal. Sultan Wéled fut toujours
plein de regrets ^de ce qui élait arrivé" : « Dieu soit exalté 1
disait-il, que c'est une situation blâmable que de se montrer
impoli et insolent envers la famille des saints! Que de villes,
que de mandes ont été ruinés par le mauvais augure qui
s'attache aux impolis ! «
648. Une tradition nous apprend que la sainte de Dieu sur
la terre, Géràmànà' (Dieu soitsatisfait d'elle), qui était la nour-
rice de Sultan Wéled, et devint célèbre dans le monde par
ses miracles étranges, s'assit un jour dans sa cabine d'isole-
ment, à l'époque où notre Maître avait envoyé ses lils]
Sultan Wéled et 'Alà-ed-din à Damas pour y étudier les
l. Ce nom semble cacher un surnom grec, yépr, aiva a vieille mère » (cf.
itasaaiva « nourrice »).
292 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
sciences exotériques, et que déjà un longtemps s'était passé
surcela. Elle nettoyait des carolles et dos navets, et gémissait
sur l'absence de Béhâ-ed-dîn Wéled et d' 'Alâ-ed-dîn ; elle
énumérait leurs qualités. Elle vit venir deux anges, qui la
mandèrent auprès de Dieu. « J'ai affaire, je ne puis vous
suivre, dit-elle, je suis occupée à gémir sur la séparation
d'avec Béhâ-ed-dîn. » Les anges partirent, puis revinrent en
disant : « Il faut absolument venir; Dieu le très Haut t'ap-
pelle. » Quand ils insistèrent, la pauvre très sincère dit :
« mes yeux, pleurez! ma langue, continue ta mélopée!
ma main, ne quitte pas ton ouvi-age ; jusqu'à ce que j'aille
auprès de Dieu et que je revienne, continuez toutes deux de
travailler! » Gela se passa comme elle l'avait dit. Lorsque
ce qui est le principe [c'est-à-dire l'âme] se rendit auprès de
Dieu et revint, il trouva les membres du corps dans la même
situation qu'elle avait dite. Ayant revu les choses telles
quelles, dans son contentement elle prit son corps entie ses
bras et dit :
« A chaque instant je trouve dans mes bras le parfum de mon
amie; comment ne prendr;iis-je pas moi-même toujours entre
mes bras ? »
649.Sultàn Wéled, au moment où il partit vers le monde oîj
il n'y a pas acception de lieu, disait ces vers pendant que les
amis gémissaient :
« Il y a des ruisseaux dangereux ; ne va pas de tout cAté ;
prends garde, fais attention, ne va pas vers tout ruisseau. ■»
Il dit encore :
« Je dis : Deux grenades sur une poitrine! Elle répondit : C'est
sur moi.
Je dis : mon idole, tu es un sapin! Elle répondit : Aie peur!
Partout où lu iras, m'emmèneras tu? Elle répondit : Je t'em-
mènerai.
Je lui dis : Que poseras-tu sur ma poitrine? Elle répondit : La
mienne! »
La nuit où il trépassa, il dit encore ce vers :
SULTAN WÉLED 293
« Cette nuit-ci est celle où je verrai la joie : nous comprendrons
ce que c'est que d'être délivré de sa personnalité 1 »
Puis il rendit l'àme. Pendant sept jours consécutifs, une
lumière intense s'éleva depuis la coiipole du mausolée saint
jusqu'au sommet des cieux et au zénith d'Arclurus ; tous les
hommes, petits et grands, purent la contempler; les aveux
des amoureux mystiques en furent augmentés dans la pro-
portion dun à mille.
Les amis de la clairvoyance, les frères du mystère nous
ont dit que cette lumière était Tcliélébî 'Àrif qui prit cette
forme lorsqu'il s'assit sur le trône béni et éclaira le monde,
car il apportait ensemble la lumière de sept saints.
Ce fut da^ns la nuit précédant le samedi 10 redjeb 712
(lo novembre 1312 qu'il trépassa et versa ses révélations sur
les mystiques !
6o0. Du temps de Sultan VVéled, ainsi qu'on le raconte, le fils
dun grand personnage mourut ; sur l'indication de sa mère et
de son père, on fit venir des récitants afin de dire des poésies
mystiques à son cortège funèbre; toutefois Akliî Ahmed, [sur-
nommé] 'anoûd « l'opiniâtre », s'y opposa et ne permit pas
aux récitants de dire la moindre chose ; il prétendait que
c'était une innovation, interdite par la loi religieuse. Sultan
Wéled, étant survenu inopinément, demanda : « Pourquoi
nos récitants ne psalmodient-ils pas? pourquoi ne se livrent-
ils pas à des démonstrations de joie à l'occasion de la ren-
contre des âmes et de Ridwàn' du paradis? » Saisissant for-
tement, en même temps, la main d'.Akhî Ahmed, il lui dit:
« Akhî Ahmed, c'est un très grand personnage qui a posé
les bases de celte construction, et l'a jugée licite; il faudrait
un plus grand que lui pour détruire et changer celte
règle ; cette coutume ne disparaîtra pas du milieu des mys-
tiques jusqu'au jour de la résurreclion ; pourquoi te mets-tu
toi-même à la torture, te donnes-tu de la peine, et te frappes-
tu toi-même du sabre des saints? » Cet infortuné, silencieux,
1. Nom de l'ange qui est le portier du paradis.
294 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
ne dit rien ; cependant, des çoûfis qui se trouvaient présents
allèrent rapporter ces paroles au Ghéïkh-el-islara Çadr ed-dîn
(miséricorde sur lui!); celui-ci leur dit; « C'est notre Maître
Béhâ-ed-dîn (miséricorde de Dieu sur lui!) <|ui a raison;
les choses sont comme il les a dites ; cela ressemble à ce qui
est arrivé à un khalife qui avait demandé à un mystique
lequel était le plus grand, de Djonéïd ou d'Abou-Yézîd [Bas-
tâmî]. « Il faudrait un plus grand qu'eux, répondit le mys-
tique, pour connaître le détail de la supériorité et de la gran-
deur respective de ces saints. » Les belles innovations des
saints sont comparables aux coutumes instituées par les pro-
phètes; il n'est pas possible de les supprimer. » Lorsqu'on
revint des obsèques de ce jeune homme, Sultan Wéled dit :
« Il reste sept jours de vie à Akhî Ahmed, pour que son
tumulte s'apaise. «Il arriva comme il l'avait dit; mais Dieu
sait mieux la vérité!
CHAPITRE VlU
BlOr.UAPHIE DU SOUVERAIN DES MYSTIQUES, ARGUMENT DES CLAIR-
VOYANTS, Pôle des ardal et des autad. Djélal-ed-dîn
Férîdoun, fils de Mohammed, fils de Mohammed, fils de
Mohammed, le mystique de Balrh [Amir 'Arif].
(Que Dieu nous aide par ses efforts et nous rende étemels par la lumière
de son grand-père!)
651. Les amis confidents nous ont fait connaître que dans
la première jeunesse de Sultan Wéled, celui-ci eut beaucoup
d'enfants de Fàtima-Khàtoûn, fille du cheikh Çalâh-ed-dîu
(que Dieu rafraîchisse leurs âmes!); la plupart de ceux-ci
mouraient à six, à dix mois, à un an, plus ou moins; son
coeur béni était très douloureusement alTecté de ces tristesses
et de ces regrets. On dit que Sultan Wéled était encore céli-
bataire ' lorsque notre Maître avait, dans le monde de
Tesprit, suspendu à son oreille bénie un pendant venu de
l'au delà ; il avait une personnalité telle que l'essence de
celte fraîcheur des yeux devenait visible et aidait à son extase.
On raconte, d'après Sultan Wéled (que Dieu magnifie sa
mention !), l'anecdote suivante : « Une nuit, mon père, selon,
sa coutume ancienne, procédait à la prière surérogatoire
des vigiles prévues par ce passage du Qoràn : « Ou bien
est-ce celui qui pratique le qonoût, au milieu de la nuit,
prosterné ou debout? ^ »; quant à moi, je m'étais couché,
ainsi que la mère [future] de 'Arif. à la tête du lit; tout à
coup, j'eus envie d'avoir commerce avec elle. Ensuite mon
père médit, une fois le jour arrivé : « Béhâ-ed-dîn. quas-
tu perdu là? Que cherches-tu? Peut-être est-ce Amîr 'Arif
1. Modjèrr'ed \ voir une note de Defrémery, Gulislan, p. 81, n. 2.
2. Qor., XXXIX, 12.
296 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
que tu cherches? Il est à espérer que tu as formé une nou-
velle espérance? » Je m'inclinai, et mon père s'en alla. C'est
cette fois-là que Fâtima-Khâtoûn devint enceinte de 'Ârif
(que Dieu soit satisfait de lui !).
652. L'agréé des Pôles, Sîrâdj-ed-dîn ïatarî (que Dieu élève
son degré !), qui était du nombre des agréés de notr-e Maître,
nous a raconté ceci : « Un jour, notre Maître m'avait appelé
auprès de lui et m'avait dit : Ya, et transmets notre salut à
notre Fàtima-Khâtoûn ; dis-lui de ne pas agir ainsi, et de
conserver son fruit; aurait-elle honte de notre descendance?
Grand Dieu! (]e voyageur venu du monde où n'existe pas
l'acception de lieu vers le centre du lieu, est une âme noble,
douce, plaisante, très grande; garde-la avec une sincérité
parfaite, afin que l'on le conserve. » On dit que celte dame
eut douze enfants de Sultan Wélod, ou treize, qu'ils périrent
et rejoignirent leurs prédécesseurs. Leur mère compatis-
sante brûlait du désir d'avoir une descendance honnête, et
se plaignait de la douleur que lui causait ce souci; avec un
zèle complet elle prenait toutes sortes de remèdes, et faisait
des mouvements violents et inconsidérés pour arriver à
détacher l'ovaire fécondé. Dans celle dernière gestation, elle
avait pris à plusieurs reprises des remèdes efficaces, mais
n'avait pas réussi à faire cesser cet étal. Lorsque Sirâdj-ed-
dîn lui donna, sur l'indication du Maître, la bonne nouvelle
de la venue de 'Arîf, joyeuse de voir l'arbi'c produire un
fruit, elle renonça à son intention et s'occupa de l'éducation
de cet enfant; elle évitâtes mets lourds; elle sacrifia des vic-
times et distribua des aumônes ^aux nécessiteux. Quand
l'enfant, venu du monde de l'éternité, avec un horoscope
heureux et à une heure bénie, posa le pied sui- la plaine de
l'existence, c'était le dimanche 8 dhou'l-qa'dé 670 de l'hégii'e
(6 juin 1272), avant la prière de l'après-midi.
Lorsque, sorti du sein de sa mère, il posa le pied sur le
dos de la terre, et qu'il illumina le monde de sa lumière
mahométane, avant qu'il eût frotté do sel ' celte mer de
1. Nèmek-soûd.
AMIR ARIF 297
beauté, notre Maiire, se liàlant, entra par la porte du collège
comme une pleine lune brillanle, et dispersa une poignée de
pièces d'or sur la lèle de Fàtima-Kliàloûn ; il demanda Ten-
lant nouveau-né, le reçut de la main de Fàtima. Tenroula
dans sa chemise bénie, le plaça dans sa manche, posa
le pied dehors et parlil. Ayant insufflé en lui ce qu'il devait
faire, dilatation de la poitrine, versement de lumière, distri-
bution de joie et de tranquillité, [)articipation de gaieté, il le
rapporta dans le premier tiers de la nuit et le remit aux
mains des dames; on dit (ju'il le confia aux soins de Latîfè-
Khàtoun, mère de Giràgà.
Il avait noué également quelques pièces d'or dans un coin
de la chemine; les changeurs de la ville n'avaient jamais vu
de dinars de celle espèce. Giiâgà eouserva pendant des
années cette collection, à titre de bénédiction. On dit que
le capital employé^ au trousseau de Molaliharc-Khàtoùn
et de Chéref-Ivhàtoùn était de ces mômes dinars, et que le
montant en était de trente dinars et deux inil/iqà/.
« Que dis-jel celaient des pièces frappées par l'afelit'r divin.
dont le cours ne baisse jamais ; il est éternel >
Aussitôt Sultan Wéled se présenta en face de notre
Maître et s'inclina; les compagnons firent des démonstra-
tions do joie. Ce jour-là le Maître m;inifesla de grands
troubles; il y eut assemblée et concert pendant trois jours
et trois nuits. C'est alors (ju'il composa le qhazèl commen-
çant par ces mots :
« Si le jardin avait connaissance de lui, il sortirait de la branctie
de l'estragon ; si la raison était informée de lui, il viendrait de la
source de l'Oxus ». Etc.
Le sultan de l'époijue, les ministres dalors, les grands
de ce temps firent tant dactions de grâces, envoyèrent tant
de cadeaux, rendirent tant de services qu'on ne pourrait les
expliquer.
6o3. On raconte qu'un jour notre Maître dit : « Béhà ed-
dîn. je vois dans cet enfant la lumière de sept saints ; le Dieu
298 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
très Haut a donné ces lumières poui' compagnes à son âme ».
Sullân Wélcd s'inclina et dit : « La vôtre aussi. » — « Oui,
et la mienne aussi ». C'est-à-dire que l'enfant réunissait les
lumières de Béhâ-ed-dîn Wéled, du Séyyid Borhàn ed-dîn,
de notre Maître Chems-ed-dîn l'ébrîzi, du Chéïkh Çaiâh-ed-
dîn, duTchélôbî Hosâm-ed-dîn, de Djélâl-ed-dîn Roùmî et
de Sultan Wéled. <* Il est vrai, ajouta le Maître, que notre
'Arif réunit en lui les lumières des Pôles, il est aimé par
les âmes des gens de cœur; maintenant, que son nom soit
Féridoûn, car c'est le nom du père de sa mère ; vous,
adressez-lui la parole en l'appelant Amîr 'Arif, de môme
que Béhâ-ed-dîn Wéled m'appelle le Maître ; jamais il n'a
dit mon nom ; le jet de pièces d'or spirituel que je ferai
sur lui, que ce soit mon surnom. » Cela veut dire qu'on
écrivit Djélâl-ed-dîn Amîr'Arif. Il dit alors ce ghazèl :
« Que ce Féridoûn soit béni pour nous, car il deviendra le
souverain de la religion,
« Brillant, éclatant comme la lune au ciel, plein d'un sucre
doux comme la canne d'Egypte.
« Que Chabdîz [le cheval noir de Khosrau Parwîz], avec la
fortune pour lui, joue au polo dans la lice du bonheur.
« Que l'amour et la pureté sans haine de Féridoûn apparais-
sent dans le signe de la félicité, comme la lune.
« Le sabre de la grandeur et de la puissance de Féridoûn
couperont au souci le cou, comparable à celui de Zohhâk.
« Louange à Dieu ! maintenant, dans le pavillon de la fortune,
que s'augmente la dignité et la pompe de Féridoûn !
« Sa mère l'a mis au monde le mardi, à la date de l'année
[six cents] soixante-dix,
« Dans le mois de dhou'l-Qa'dè, le huitième jour, deux heures
après la prière de midi.
« Comme il est de la lignée et de la race des Chosroès, Féridoûn
est aimé comme l'a été Chîrîn [amante de Khosrau Parwîz].
« Du côté de sa mère comme de celui de son père, il est un roi
d'illustre origine ; Féridoûn vient du paradis comme les houris
aux yeux noirs
« Quand il deviendra intelligent et relèvera la tête, Féridoûn
applaudira à mes vers !
AMIR ARIF 299
« Que sa vie dure des milliers d'années! Féridoûn, dis : Ainsi
soit-iU de toute ton âme ».
654. Les grands compagnons, tels que le Tchélébî Chems-
ed-dîn, le Tchélébî nedr-cd-dîn. le Tchélébi Djélàl-ed-dîn.
Siràdj-ed-dÎQ le lecteur du Methnéwi, et d'autre? que Dieu
élève leurs degrés !) nous ont raconté ceci : Un jour, notre
Maître se promenait dans la cour du collège béni, et expri-
mait des pensées : tous les compagnons étaient là. les uns
assis, les autres debout. Tout-à-coup, une femme, tenantun
berceau sur sa poitrine, sortit du lieu de l'assemblée et le
porta à la maison de notre Maître. Celui-ci lui dit : Quel est
ce berceau? Klle répondit: C'est celui d'Amîr 'Arif. Apporte-
le, dit le Maître. Quand on l'eut appoité, il enleva, de sa
main bénie, le voile qui recouvrait le berceau et se mil à
regarder, d'un regard favorable, dans ce berceau : cet enfant
à l'allaitement, par Teffet dune création merveilleuse, s'agita
en face du visage de son illustre grand-père. « Dis, ô 'Ârif,
Allah 1 Allah ! » prononça le Maître. Immédiatement, par
la volonté de Dieu qui a donné à l'homme lélocution et la
vie, l'enfant, d'une langue claire qui rappelait le Messie [par-
lant dans son berceauj, se mit à articuler le nom d'Allah-
de toile sorte que tous les amis l'entendirent: des cris s'éle-
vèrent de la poitrine des compagnons, et la plupart d'entre
eux s'évanouirent de terreur à la contemplation de ce phé-
nomène. L'enfant répéta le nom de Dieu jusqu'à trois fois.
Ensuite le Maître le baisa sur sa bouche bénie, il fit de lui la
qibla de la tribu des mystiques '. « Dorénavant, dit-il, notre
'Arif est le chéïkh véridique. il mérite le mystère et la joie;
il marchera dans la perfection depuis le berceau jusqu'au
tombeau ». Puis il récita les vers 'arabes] suivants :
« Il parle dans le berceau, par le bonheur de son grand-père :
c'est une preuve éclatante de la noblesse de son origine.
« Le croissant, quand il verra sa croissance, sera assuré de le
voir pleine lune dans sa scintillation ».
1. Jeux de mots dans le texte sur qobla. qibla et qabil.
300 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Les compagnons parfaits, reconnaissant 'Ârif comme le
chéïkh parvenu au stade suprême, Ihonoraient et le magni-
fiaient. On (lit qu'au moment oii il articula le nom de Dieu,
il avait six mois. C'est à cette occasion que le roi des piofes-
seurs, Tâdj-ed-dîn ben Naqîb, a dit :
« Dans la forètdela vie, lorsque le lionalleint le jeune guépard,
d'où vient à celui-ci la force et l'eflort?
« Comment pourrait-il être abrogé par un rapport et un ordre,
ce diplôme impérial du khalifal qui lui arrive dans le berceau? «
655. Fàtima (que Dieu soit soit satisfait d'elle !) a raconté un
jour ce qui suit : « Lorsque noire grand maître posa le pied,
en quittant ce monde vil, dans celui dont on ne connaît pas
le comment, mon cœur, à la suite de la séparation d'avec lui,
devint comme une forge embrasée ; nuit et jour, je n'avais
ni tranquillité ni repos par suite de mes plaintes, de mes
gémissements, de mes insomnies, étant donné les faveurs
abondantes qu'il m'avait réservées depuis ma jeunesse jus-
qu'à ma vieillesse : il se montrait comme un souverain et un
père ; je craignis de périr à raison de ce chagrin. Pendant
trois nuits et trois jouis, je ne me rendis pas auprès d'Amir
'Ârif, et je ne lui donnai pas de lait; lui non plus, comme
Moïse, n'accepta le lait d'nucunc autre nourrice; il ne prit
rien. Une nuit, je vis en songe notre Maître qui, des cré-
neaux de l'Empyrée, me^ f;nsait un signe et disait : «
Fâtima-Khâtoûn. pourquoi gémis-tu avec effort et pous-
ses-tu des plaintes? Si ce que tu fais est pour moi, [sache
que] je ne suis allé nulle part ; cherche-moi dans le berceau
d"Ârif, car j'y suis ; les rayons de ma lumière tombent sur
lui, et mon mystère est sur lui. » Fffrayée par cette indica-
tion, je m'éveillai, et le lait commença à couler de mes seins,
mouillant mes vêtements; ma poitrine se mil à s'attiédir';
on eût dit qu'il me tirait du monde de la compression vers le
monde de la dilatation; une nouvelle vie se glissa dans le
mystère de mon être, je me levai immédiatement, m'appro-
1. Klialichi.
AMIR ARIF 301
chai du berceau d'Àrit, et pris ses vèlemenls ; l'en Tant avait
ouvert ses deux yeux et me rogaidait ; on souriant, il fut
agité, et de ses yeux bénis, pleins de la lumière de la splen-
deur du Maître, il commença à briller sur mon àme ; mes
forces ayant disparu, je poussai un cri et m'évanouis. Ensuite,
lorsque je revins à moi, j'aperçus dans ses yeux, tumulteuse,
la mer de lumière de notre Maître, et je vis que de ces flots
lumineux, des milliers de perles cachées qui étaient des
pensées, se manifestaient ; en toute sincérité, je me proster-
nai aux pieds du berceau d'Aiif et je devins son disciple
Je hs de son amour. la direction de mon àme, et celle-ci,
qui était inquiète, fut rassurée ; jusqu'à la fin de l'époque,
je ne sortis pas de l'engagement de ce pacte, et avec un
désir entier je meconsacrai entièrement au service d'Àiif.
soit en voyage, soit à domicile.
6o6.L'anedocte suivante est racontée par notre Maître Si ràdj-
ed-ilîu le lecteur du Melhnévvî (miséricorde de Dieu sur lui I):
Un jour, en compagnie du vicaire de Dieu, llosàm-od-dîn
(que Dieu magnifie sa mention !). j'étais venu au collège pour
rendre visite au Maître. Je m'aperçus lout-à-coup que la
porte du jardin était ouverte ; le Maître avait installé Tché-
lébî Amîr Arif sur une petite voiture que traînait le do-
mestique. Cependanc le Maître se leva, plaça sur son épaule
bénie la corde de la voiture, la tira en disant : On peut deve-
nir le petit bœuf d'Àrif. Alors le Tchélébî Hosàm-ed-dîn,
imitant le Maître, prit également une extrémité [de la corde] ;
ils firent tourner la voiture une ou deux fois dans la cour
du collège ; Tchélébî 'Arif souriait doucement et se livrait à
des facéties. « Caresser les petits enfants, dit le Maître, c'est
pour les mahométans un héritage de notre roi de la loi reli-
gieuse, sphère de la lune de la vérité (que Dieu le bénisse
et le salue !); il a dit lui-même : « Celui qui a un enfant,
qu'il se fasse enfant pour lui » '.
A ctiaque nouvel enfant, le père fait iî iî, quand même sa
raison saisirait la géométrie du monde.
1. Cf. 'Abd-er-Ra'oûf el-Monàwi, Konoùz ed-daqâiq, p. 146.
302 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Lorsque je suis occupé dun enfant, il me faut employer son
langage. »
Dans cet ordre d'idées il raconta l'histoire suivante :
(( Ilasan et Iloséïn jouaient un jour à la porle de la cellule
de l'Envoyé de Dieu ; tout à coup un Bédouin, monté
sur un dromadaire, passa; il avait beau frapper son chameau,
celui-ci regimbail; 1-es enfaiils riaient et s'amusaient; tous
deux, éclatant de rire, vinrent devant le prophète et lui
racontèrent l'aventure de l'Arabe et de la résistance du cha-
meau. Le prophète, d;ins sa parfaite générosité, se leva rapide-
ment et plaça sous son cou le bord de son turban béni ; celui-ci
devint posé de travers; IJasan et Doséïn (que Dieu soit satis-
fait d'eux 1) montèrent à califourchon sur son dos béni, en
riant, tandis que le pi'ophète courbé en deux, se promenait
dans la cour de la maison ; à plusieurs reprises, il faisait dos
écarts à droite et à gauche, et les enfants riaient. » Puis
il cita ce hadîth : « Quel beau chameau que votre grand-père,
quels beaux cavaliers que vous deux ! » Maintenant nous
disons et faisons la môme chose à l'endroit de notre Arif. »
657. Les grands compagnons (que ce soit bon pour eux, et
belle demeure!) ont raconté que Tchélébî 'Arif (que Dieu ra-
fi'aîchissc son âme !), dans son bas-âge, n'avait pas d'égal en
beauté et en splendeur ; il était comme une perle sans prix ;
on l'appelait le second Joseph, comme on l'avait dit de Héhà-
ed-dîn Wéled, pour la beauté et la perfection; son grand-
père lui-même parlait ainsi :
« Un jour, passaient auprès des cabarets des individus
uniques dans la croyance à la mélempsychose.
« Ils juraient, dans leur croyance, que c'était le Joseph
d'Egypte qu'on avait ramené à la vie. »
Dans son âge le plus tendre, la beauté de sa forme était à
un tel degré que personne ne pouvait une seconde fois jeter
les yeux sur son visage béni ; à celte époque, il annonçait
diverses sortes de miracles et de mystères de l'âme; tout
ce qu'il disait s'accomplissait. Sa situation était célèbre au
milieu du peuple.
AMIR ARIF 303
638. Sultan Wéled nous a fuit savoir ceci : J'étais assis un
jour à la porte du Collège, avec de nobles compagnons ; nous
aperçûmes Arif qui avait attaché à une corde un os de la
tête d'un bœuf et le traînait. Je l'interrogeai : Amîr'Ârif,
que fais-tu? Il répondit : C'est la tête de l'émir Orkodi.
Lieutenant du Sultan, cet Orkodî avait construit un
collège à Sîwàs ; c'était un homme riclie et adonné à ses
passions; naturellement bas daus son obéissance, il niait
l'importance de notre famille; au bout du tioisième jour, on
le mit à mort, on pilla les biens de son clan. 'Arif avait
alors cinq ans. Chaque fois, il apportait de la terre dans le
pan de sa robe et construisait un tombeau en disant : « Ceci
est pour un toi. «Après quelque jours celle personne mou-
rail. Cotte situation n'était pas un eiïet du hasard. Il le fai-
sait continuelloment et donnait ainsi des ordres.
6o9. Les grands compagnons nous ont rapporté qu'un jour,
il était entré dans le collège do notre Maître, avait jeté sou
férédjé âdus le miliràb i'i se tenait debout, disant la piière
des funérailles. Que fais-tu ? lui demanda Sultan Wélod.
« J'accomplis la prière pour mon chéïkh le Tchélébî Hosàm-
ed-dîn. » Or. ce jour-là, le Tchélébî était dans son jardin, en
bonne sanléet on belle humeur, avec ses compagnons. Tout
à coup un incident étant survenu, on le ramena malade dans
la ville ; neuf jours après, il mourut.
Ce genre de miracle, cette manière de connaître les pen-
sées secrètes, ces manifestations des mystères cachés étaient
infinis chez Amîr 'Arif.
X Devant lui. le secret de cliaqiie pensée était comme un flam-
beau à l'intérieur diin globe de verre.
a Aucune pensée secrète ne lui restait voilée ; il commandait
au contenu des cœurs »
« Assis un jour à la porledu Collège, nous a raconté Sultan
Wéled, je vis un petit garçon passer tenant un bol de hérhé^
1. Potage fait de froment et de viande bouillie; cf. Abou-Ishâq Hallâdj
Chîrdzi, Diwdn-i at'imè, Constantinople 1303, p. 184; on l'appelle encore
halitn et kechk'ek.
304 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
à la main. 'Arif lui cria : Viens ! Quand il se l'ut approché,
'Arif lui prit des mains le bol de h&risé, le plaça devant
lui, et en mangea ; après avoir neltoyé le bol, il le rendit au
garçon avec ces mots: « Couvre le bol, et va-t-en. » A
peine avait-il l'ait quelques pas, ce petit garçon découvrit le
bol, y jeta un regard et s'aperçut qu'il était complète-
ment rempli de hérisé \ il poussa un cri et s'évanouit ;
ensuite il revint sur ses pas et devint disciple d"Àrif : pen-
dant des années il grandit à son service.
u Lorsque Amîr 'Arif eut atteint l'âge de sept mois, nous
a dit Sultan Wéled, une tumeur immense apparut tout à
coup dans sa gorge ; pendant sept jours et sept nuits il ne prit
pas le sein et ue but pas sa potion ; toute la nuit, il se plaignait;
le goût de vivi'e avait entièrement disparu de l'àme de sa
mère ; tous les compagnous étaient plongés dans l'ennui et
la tristesse; (|uant à moi, sous l'étreinte de la douleur que
me causait cette situation, nuit et jour j'étâisagilé et inquiet;
les médecins étaient impuissants à traitei- cette maladie.
Cependant, ayant pris 'Arif dans mes bras, je le portai sur
la terrasse du Collège. Je vis que mon père regardait comme
un lion ivre de fureur. Je déposai 'AriF à sespieds; sans que
je le voulusse, il s'éleva de ma poitrine un cri, un gémisse-
ment: « Sûrement mon Arif s'en va ! » — « Non, non,
répliqua mon père, ô Béliâ-ed-dîn, rassure-toi ! 'Arif n'est
pas venu dans ce monde pour s'en aller si vite; car il
viendra de lui des actions merveilleuses; il sera notre sou-
venir dans ce monde. » Il ordonna d'apporter un encrier
et un qcilam ; ayant pris le roseau en main, il tira sept lon-
gues lignes sur le cou de l'enfant, il en tira sept autres en
largeur, et à la fin il écrivit: « Une indication suffit à lin-
lelligenl ». Immédiatement la tumeur se dissipa et sedéversa
par la voie de l'œsophage ; alors Arif ouvrit les yeux et
réclama le sein de sa mère. Les amis devinrent joyeux et
souriants; sa mère sacrifia des. victimes et distribua des
aumônes aux .pauvres; Sultan Wéled fit des actions de
grâces et organisa un concertspirituel pour les compagnons.
AMIR AKIF 305
On dit que certains de ceux-ci s'imaginèrent que [le rite
accompli signifiait qu] il vivrait sept ans ; d'autres l'inter-
prétaient par soixante-dix ans; ils prenaient chaque ligne
pour dix ans. Quand Arif mourut à quarante-neuf ans, les
amis habiles reconnurent que lentrecroisementtle ces lignes
en longueur et en largeur signifiait sept fois sept Tsoit qua-
rante-neuf]. La vie de ce souverain [de la voie spirituelle]
fut ainsi gouvernée par le nombre sept.
660. Le roi des lettrés. Çalàh-ed-din Malalî (mise'ricorde de
Dieu sur lui'j nous a dit un jour ceci : Djélàl-ed-dîn Arif
(que Dieu sanctifie son mystère!) était âgé de six ans ; il
lisait le Qoràn devant moi; chaque fois qu'il entrait par la
porte du Collège, Sultan Wcled lui faisait des honneurs ; il
se tenait debout, et lui donnait place dans son mihrâb. Un
jour, poussé par l'impudence, je m'écriai : « Enfin, 'Arif
est votre fils ; il n'est point nécessaire de faire tant d'honneurs
à un petit ^ar(;on ; les grands [saints] ne l'ont point fait;
le font-ils maintenant? » Non, non. ne dis pas cela, répliqua
Sultan Wéled, et ne pense pas au contraire de la réalité ;
cesse de gourmander le monde. J'en jure par Dieu, au môme
moment où 'Arif entre par la porte, je m'imagine que c'est
mon père qui entre, que c'est sa démarche altière, ses mou-
vements compassés, son attitude gracieuse; c'est exactement
la démarche de mon père. Dans ma jeunesse, je le voyais
toujours dans cette attitude et cette apparence. Les mouve-
ments d"Arif'dans la danse rituelle sont absolument sem-
blables à ceux de notre Maître. De son temps, 'Arif était
encore à la mamelle ; et quand il grandit, je m'expliquai cela
en me disant qu'il avait acquis cette attitude à force de le
voir, comme les hommes au naturel bien équilibré plagient
les manières et les mouvements les uns des autres, et s effor-
cent de ressembler les uns aux autres ; mais de la part d"Arif
cela ne provient pas de l'intelligence et de la fermeté de la
raison [parce qu'il est encore trop jeune] ; c'est une attitude
innée, non acquise ».
Tome II, !0.
I.
B06 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« C'est là une prodigalité royale sans pot-de-vin, une pure
gratification donnée par la miséricorde [divine].
« [Dieuj a accordé ce qui était dû au vrai, sa récompense;
c'est le reflet de sa justice dans les cinq l^planètes errantes] et les
six [points cardinaux] ».
661 . Feu Akhî Moçtafà, nous disent les compagnons contem-
porains, était un des amoureux mystiques de la famille du
Maître ; il était né le même jour que le Tchélébî 'Àrif ; quand
il vint au monde, le IMaîtrc entra dans la maison do son père
Akhî Çiddîq, qui le pria de choisir un nom pour l'enfant.
«Moçtafà [l'Elu de Dieu], répondit-il, convient parfaitement
à Çiddîq [surnom d'Abou-Bekr] ». Adolescent, il fut un des
chefs du monde; après avoir fréquenté le mausolée sacré et
aimé la famille du Maître, sa situation et son rang ayant
grandis, et se voyant parvenu au rang des grands person-
nages, ses amis et ses compagnons s'accrurent en nombre;
il dédaigna les autres et se montra rebelle ; il soumit le peuple
de Qonya à sa puissance et commença à prendre une prépon-
dérance énorme ; toutes les troupes de débauchés obéissaient
à ses ordres.
Tous les grands de Qonya vinrent à plusieurs reprises se
plaindre de la situation à Sultan Wéled ; celui-ci, par la voie
de la douceur et des conseils paternels et bienveillants,
voulut lui donner bien des fois des indications, mais cet
individu ne s'y rendit pas ; au contraire, il s'y refusa et lui
aurait dit en face ; « Nous connaissons mieux que le Maître
la manière de traiter ces affaires, qui ne peuvent être réglées
que par la violence et la prépondérance ; vous n'avez pas à
vous y immiscer; votre monde mystique est entièrement diffé-
rent ». Sultan Wéled, pris dun dépit profond, répliqua :
« L'infortuné n'a plus qu'une semaine à vivre, et il ne renonce
pas encore à se montrer rétif et à se mêler de ce qui ne le
regarde pas ! » Un dos compagnons d'Akhî Moçtafà, nommé
Ilàdji Kérlm, jeune homme croyant, occupant les fonctions
d'intendant de la ville et aimant la société des grands, nous
a raconté ceci : « Pendant qu'Akhî Moçtafà était en train de
amir arif 3(»7
répondre froidement à Sultan Wéled placé en face de lui, je
vis tout à coup une flèche qu'on lui lançait à la poitrine;
plein de teireur, je m'évanouis ». — « C'est arrivé comme
il la vu », confirma Sultan AVéled.
A cette même époque un grand personnage avait un soir
invité Sultan Wéled à un concert spirituel dans lequel les
compagnons se livrèrent à des exagérations. Akliî Moçtafà,
dans sa présomption et son ennui, s'écria : « Dorénavant,
il ne faut plus appeler les Maulawîs à notre concert, car ils
ne laissent à personne la possibilité d'être tranquille ». Les
amis allèrent rapporter ces paroles au Tchélébî 'Arif, en lui
faisant part de l'impolitesse de ce personnage. 'Arif fut atfecté
au-delà de toute mesure par cette attitude. Le lundi, sortant
du concert spirituel donné au mausolée béni, il se mit en
marche, tout en dansant, accompagné des récitants et d'une
foule considérable ; le peuple courait derrière lui ; il continua
sa route jus(ju'à la maison d'Akhî Moçtafà, nid de débauchés.
La première fois qu'il y entra, il s'empara du robinet de la
fontaine ; la seconde fois, il retourna à l'envers le tapis que
l'on avait étendu sur le sofa, et v versa l'huile de la lampe;
tous ces débauchés sanguinaires restaient debout, pétrifiés;
personne n'avait la force de parler. Akhî Moçtafà sélaitcaché
et regardait de loin les actes du Tchélébî. Celui-ci, cependant,
ayant repris la danse, disait ce quatrain :
« Ceux-là, qui jouissent de cette Excellence, sont austères,
courageux et rusés.
« Prends garde ! ne frappe pas le poing sur eux, car ils ont
mangé et enlevé cent individus comme toi ».
« Les Maulawîs, poursuivit-il. n'ont dorénavant plus rien
à faire dans cette maison ». 11 sortit rapidement et retourna
au collège béni tout en dansant ; on y tint un concert spiri-
tuel jusqu'au soir. Cependant, depuis ce jour jusqu'à la fin,
il n'y eut plus de réunion ni de concert dans lu maison
d'Akhî Moçtafà; de cet ensemble, les uns furent mis à mort,
les autres se dispersèrent. Au bout de quatre jours, Yakhchi-
308 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Khan, fils de Qaraman *; entra dans la ville de Qonya et fit
mettre à mort Akhî Moçlalâ et les vauriens débauchés ; on
jeta leurs corps nus et leurs têtes à la Porte du Sultan, de
même que le Tchélébî avait mis le lapis à l'envers. Toute-
fois, le soir, 'Arif donna l'ordre à ses compagnons d'étendre
des tapis sur leurs cadavies et de les garder jusqu'au matin,
pour éviter que les chiens du bazar n'y louchent. Enfin 'Ârif
se rendit auprès de Yakhchi-Khan, et intercéda pour qu'on
enlevât leurs corps. Celui-ci, flatté de son intervention, les
fit enterrer à la porte de l'établissement du derviche ^
Ce jour-là, le Tchélébî versait des larmes de ses yeux bénis,
exprimait des regrets et disait ;
« Tués, ils ont lavé les mystiques dans leur sang ».
Il fit la prière sur le corps de chacun et montra sa pitié
en leur pardonnant.
« Ce martyr au visage pâle exprimait des remerciements d'avoir
frappé le corps et non l'âme.
« En fin de compte, le corps extérieur doit partir, mais l'âme
vivra joyeuse jusqu'à l'élernilé ».
Comme cet individu n'avait pas eu égard à l'engagement pris
envers les saints, avait renoncé à la croyance qu'il avait eue
d'abord, avait eu'confiance dans son or et dans la force de la
jeunesse, et avait été rendu présomptueux et satisfait par la
dignité qu'il avait obtenue, la jalousie divine avait poussé for-
cément vers son cou le sabre du destin et avait fait de lui un
exemple pour les gens intelligents, pour que, après avoir été
avisés de la grandeur de la jalousie des saints, ils s'informent
de la délicatesse de leur situation, et les craignent.
« Dieu s'est joint en secret avec un corps pour qu'on le maltraite
et qu'on en tire une épreuve.
1. Yakhchi-beg, fils de Mahmoud et arrière-petit-fîls de Qaraman, régna
postérieurement à 1119 (1319^. Voir le Târîkh Monedjdjim-bachi, t. III, p. 2S,
qui ne donne pas d'autres dates.
2. Ber dèr-i dsldné-ècU dêfn kerdènd.
AMIR ARIF 309
« Ils né savent pas que tourn^enter ce corps, c'est le tourmenter
lui-même ; l'eau renfermée dans celle cruche va rejoindre l'eau
du ruisseau.
« Dieu s'est attaché à son corps p(3ur devenir le refuge de tout
l'univers ».
Toutes ces bandes ile débauchés, repentis à la suite de leur
effroi, revêtirent des férèdjés et devinrent de sincères dis-
ciples.
662. Le souverain des mystiques, Tchélébî 'Arif (que Dieu
sanctifie son puissant mystère !) racontait un jour ceci : Sultan
Wéled, [mon père], désirait toujours que je me mariasse
pour avoii" une maison et une société ; mais je n'y consentais
pas ; j'aimais l'état de célibat el le loisir. Un jour, j'étais sorti
avec des compagnons pour rae promener dans les jardins;
c'élait le commencement de l'automne : les raisins étaient tout
à fait mûrs, et on faisait cuire la mélasse '. Revenant le soir,
je poussai mon cheval un peu en avant de mes amis, el j'allai
au milieu de la rue qui traverse les jardins. Quand j'eus
atteint les environs de Fakhr-en- Nisà, tout à coup deux
petits enfants, au beau visage, appartenant au monde spiri-
tuel, coururent devant moi et me suivirent, l'un à droite,
l'autre à gauche : ils mirent entre mes mains deux bouquets
de roses: quand je les regardai, ils disparurent, mais les
bouquets m'étaient restés entre les mains; je les mis sous
mon bras. Il se produisit en moi une situation étrange, une
stupéfaction ; je fis galoper mon cheval comme quelqu'un
qui est hors de lui ; arrivé au mausolée béni, je racontai à ma
mère et aux nobles compagnons ce que j'avais vu. et j'en
montiai les marques. Tous en furent bien contents. Le [len-
demain] matin, lorsque le récit de cette aventure parvint à
mon père, il m'appela et me dit: « Bonne nouvelle pour toi,
puisque, par une indication du monde mystérieux, il te
viendra deux braves enfants ; il faut que tu acceptes mes
paroles et que tu consentes au mariage. » Ayant alors pris
1. Faite avec le marc de raisins pressés.
310 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
des dispositions pour le mariage, je procédai à cette céré-
monie ; par la faveur du grand Maître et par la bénédiction
de mon illustre père, Dieu le très haut me giatilia de deux
enfants; mon père donna à l'aîné le nom d'Amîr 'Alim, et au
cadet celui d'Amîr Adil (que Dieu les aide de sa lumière
certaine, et les fasse vivre jusqu'au jour du jugement der-
nier !). En même temps, il donna à l'aîné le surnotn de Réhâ-
ed-dîn, et à Amîr 'Adil celui de Mozhatrar-ed-dîn. Pendant
des années, Girâgc\ conserva ces bouquets de roses, et elle en
distribuait les pétales, feuille par feuille, aux dames hon-
nêtes, sans que la fraîcheur et la couleur des fleurs chan-
geassent ; l'odorat du monde entier était parfumé par les
émanations de ces roses,
663. Les grands amis, tels que Tàdj-ed-dîn ben Naqîb, répé-
titeur {mo'id) à l'Atabékiyyé, le chéïkh Medjd-ed-dîn d'Aq-
Séraï, devenu grand chéïkh en Egypte, Béhà-ed-dîn Chèng
l'astrologue, et autres, nous ont fait connaître qu'à l'époque
où Ghazan-Khan venait de monter sur le trône de Perse,
Tchélébî 'Ârif eut le désir de visiter la province de l'Iràq-
'Adjémî,et de faire la connaissance des grands [mystiques] de
cette contrée. S'étant mis en route, disent-ils, avec une com-
pagnie fortunée, nous partîmes. Un jour, nous avions campé
dans une plaine sur la route d'Erzen-cr-Roûm ' ; tout à coup
une troupe de fauconniers, venus du côté de l'Asie-Mineure,
s'installa en face de nous. Le chef de cette troupe était un
jeune homme tiès croyant, sincèrement mystique : c'était le
fils d'un des émirs du sultan de Roûm ; on l'appelait Toû-
mân-beg, fils de Qilâwoûz ; il était le grand-veneur, et tous
les fauconniers du souverain étaient placés sous ses ordres.
Il était très fort pour l'éducation et les soins à donner aux
oiseaux de proie. Ayant installé un faucon blanc sur son
avant-bras, il se leva, vint rendre visite au Tchélébî, le
salua et inclina la tête ; il lui baisa la main et s'assit. Or, cet
émir au caractère de derviche n'était pas venu voir le Tché-
1. Erzeroum,
AMIR ARIF 311
lébî et ne l'a-vait pas précédemment rencontré dans sa forme
extérieure. Après qu'on eût pris le repas, on soccupa d'ex-
primer des pensées; subitement le Tchélébî prit l'oiseau de
dessus le bras de l'émir, lui enleva le chaperon de la tête, le
lança dans la hauteur de l'atmosphère ; le faucon sauvage
prit son essor, s'envola et disparut. Nous tous fûmes plongés,
à la suite de cet acte, dans la mer de la stupéfaction. Cepen-
dant le fils de Qilàwoûzse leva en poussant des cris, déchira
SCS vêtements et lit des reproches: « Que dirai-je au Khan?
Quelle réponse donnerai-je, puisque un oiseau aussi précieux
est perdu, alors que j'ai fait tant d'eftorts pour me le procurer,
tant de dépenses pour que, lui ayant fait passer la mer depuis
la province de Salkhàt, on me l'amène; précédemmentun
ambassadeur était parti vers le souverain pour apporter un tel
oiseau gracieux; tout mon espoir était qu'on 'me fît cadeau
d un fief, ainsi que de vêtements d honneur. » — « Assurément,
lui dit le Tchélébî, lu désires que ce faucon revienne. » —
« Certes, par Dieu, je le désire, et en reconnaissance, je
consacrerai aux amis tout ce qui me viendra du monde mys-
térieux. » Immédiatement le Tchélébî se leva, ôla son bon-
net de feutre de sa tête, et cria trois fois : « Par la consi-
dération et la proximité de notre Maître, ô faucon, reviens! »
Nous autres compagnons, nous regardions, lorsque cet oiseau
se montra dans la profondeur du ciel, et tout doucement
s'approcha en jouant, puis il se posa sur l'extrémité du bon-
net du souverain mystique]. Le Tchélébî prit l'oiseau et le
remit aux mains de cet émir, puis il repla<;a son bonnet sur
sa tête. Le fils de Qilâwoûz, comme hors de lui, s'inclina et
devint disciple ; il oITrit comme présents trois beaux che-
vaux, et distribua doux mille dinars aux amis; il accompagna
le Tchélébî jusqu'à la ville de Tébrîz. Ce grànd-veneur fut
si bien chassé [à son tour] par notre Maître, qu'il ne pou-
vait plus se séparer de lui une minute ; il répétait constam-
ment, comme une litanie, le ghazèl suivant, et s'euivrait
de ces vers :
312 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« mon grand-veneiir qui m'as pris dans tes filets, sans toi je
n'ai ni vie, ni sommeil, ni tranquillité ! » etc.
Lorsqu'on fut arrivé à la ville de Tébrîz, le grand-veneur,
après en avoir demandé lautorisalion, porta cet oiseau au
Khan, qui l'agréa avec beaucoup de plaisir, et [lit du dona-
teur] Fun de ses courtisans intimes et de ses conseillers '.
Le même jour, il lui fit cadeau de trente chevaux et de soi-
xante mille [dinars ?]. Ensuite il lui donna de sa propre
boisson ; l'émir, se prosternant pour l'honorer, la but, ce
qui, dans la loi [des Mongols], est un lionneur immense. Le
Khan lui concéda également plusieurs villages dans la pro-
vince des Dànichmènd ^ et lui remit un diplôme spécial. Ce
grand-veneur, unique dans le monde, consacra le tout au
Tchélébî, et jusqu'à la fin de sa vie, il lui envoya chaque
année une pension, en se mettant à son service.
Au bout de quelques jours, le fils de Qilàvvoûz, Toîimàn-
beg, raconta en présence du souverain l'histoire du faucon
et du miracle du Tchélébî; le Khan désira vivement voir
celui-ci : « Situ le peux, dit-il, prends-le et viens. » Lorsque
Toûmàn-beg fit part de la situation au Tchélébî, celui-ci ne
consentit absolument pas à voir le Khan ; malgré toutes les
insistances, ce fut impossible. « Ce qui est avantageux pour
lui, c'est que je ne le voie pas; de loin, je prierai pour le
bonheur du sultan équitable ; la prière la plus prompte à être
exaucée, c'est la prière d'un frère en faveur de son frère dans
le monde mystérieux ; occupons-nous de notre situation de der-
viches. » On rapporta cette affaire au souverain, dont le désir
devint mille fois plus fort. « Que les nobles ministres, dit-il,
prennent des mesures pour que je puisse voir une fois son
visage béni. » La reine de l'époque, Iltirmich-Khàtoûn, dit :
« Je réunirai une assemblée, et je lui organiserai un concert
spii'ituel, pour qu'on puisse apercevoir son visage béni;
j'enverrai le fils du Chéïkh-el-Islam pour qu'il l'invite;
1. Ms. 114, fo 232 vo : tlâqân, lire inâqân.
2. La dynastie des Dànichmènd avait régné à Siwàs au xii« siècle.
AMIR ARIF 313
peut-êlje consenlira-t-il gracieusement à nous honorer de
sa visite. » Elle envoya, en conséquence, le fils du Chéïkh-
el-Islam de ce pays, avec des officiers de la suite, pour l'in-
viter ;i un concert spiriluel ; le Tchélébî accepta et s'avança
suivi de ses nobles compagnons. Le fils du Chéïkh-el-Islam,
pondant la roulo, fut totalement séduit par le Ichélébi.
Lorsqu'ils arrivèrent à la tente de l'épouse du souverain,
Illirmicb-Khàlovin. le Tchélébî, après la lecture du Qoràn
glorieux cl la récilation des ghazèls, entra en danse, dit
des quatrains élrangcs, manifesta de grands troubles; il
récita le quatrain suivant:
« Je suis élevé, quoique je paraisse humble ; je suis dans mon
bon sens au même momont que vient l'ivresse.
«. Regarde-nous mieux, ô âme du monde I Ou ne peut nous voir
une pareille force. »
Le Khan, de tout son cœur et de toute son àme, devint
l'ami de ce souverain de la voie mystique, et le regarda de
loin ; il montra de la stupéfaction. En fin de compte Iltir-
mich-Kbàtoiin le gratifia de nombreux cadeaux, devint l'une
des élèves sincères; le fils du Chéïkh Tel-Islam] devint aussi
disciple; il voulut donner sa fille en mariage au Tchélébî.
mais celui-ci n'y consentit pas.
Le souverain montra une extrême bonne volonté à l'égai^d
de la famille du Maître, à raison de l'amitié qu'il avait pour
elle; son esprit s'éveilla; à chaque instant il s'informait des
traditions relatives au Maître auprès de Qotb-ed-dîn Chîràzî,
de Homàm-ed-dîn Tébrîzî, du Khàdjè Rachîd-ed-dîn ', deS
grands cheikhs de ces contrées et de Boraq le brillant cava-
lier monté sur le Horaq '; il leur demandait l'explication des
vers qu'il avait composés. Quand feu Medjd-ed-dîn Atabékî
le Maulawî, le guide des lieutenants, arriva à la cour du
monarque, il l'entretint de la grandeur du rapprochement
[de Dieu] et des révélations du Maître ; il lui en montra des
1 . L'historien des Mongols.
2. Monture de Mahomet pendant ia nuit de l'Ascension.
314 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
preuves; 11 fit tant que l'âme du Khan fut séduite par le
Maîlre; il lui expliqua, entre autres, ce ghazèl composé par
Djélâl-od-dîn Roûmî :
« Lorsque je tire, de la cruche de fami, une coupe de généro-
sité, je mets hors de cause les deux mondes et tous les mystères.
« Tu crains les Mongols parce qe tu ne connais pas Dieu ; mais
je dirigerai vers eux deux cents drapeaux de la foi », etc.
Le souverain ordonna de lui tailler un manteau [lihàtche]^
d'y écrire la pièce de vers en entier et de broder les carac-
tères au moyen de fils d'or; il revêtait ce manteau quand il
s'asseyait sur son trône, et s'en enorgueillissait : « Notre
Maître d'Asie-Mineure, disait-il, a composé ces vers pour
moi : c'est moi qui tiens haut le drapeau de la foi au
milieu des Mongols, et ce peuple est devenu musulman. »
iNotre maître Medjd-ed-dîn Atabekî, leMaulawî, avait obtenu
le royaume d'Asie-Mineure pour le sultan 'Alà-ed-dîn, fils
de Férâmarz ' ; il était devenu son Atabek, s'était emparé
de toutes les provinces de la presqu'île, et avait installé ce
prince dans Qonya, la capitale, en qualité de sultan. A titre
de remerciement, il rendit de nombreux, services à Sultan
Wéled, au Tchélébî 'Arif, et aux nobles compagnons.
665. Lorsque le Tchélébî 'Arif, lors de son second voyage,
arriva à la ville de Mérend % un groupe de personnes,
savants et émirs, resta assidûment à son service; l'un de
ceux-ci était l'émir Mohammed Sokourdji, élève de Sultan
Wéled et l'un des courtisans de Gaikhatou ; un autre était
Poulâd-beg, fils de Djîdjâ, l'un des conseillers intimes [maq)
de Ghazan. Le Tchélébî s'installa dans un jardin et les amis
s'occupèrent de la cuisine. Le Tchélébî, en se promenant,
arriva jusqu'à la limite du jardin; il y vil un coin extrême-
ment beau. Il demanda à quelqu'un : Quelle maison est-ce
et à qui appartient-elle? C'est, lui répondit-on, l'ermitage
1 'Alâ-ed-dln Kaï-Qobâd 111, vassal des Khans mongols de Perse, fut intro-.
nisé en 696 (1297) et destitué en 700 (1300-1301), Munedjdjim-bachi, 1. 11, p. 574.
2. Petite ville de T'Adherbaïdjân, sur laquelle on peut voir Barbier de
Meynard, Dictionnairt de la Perse, p. 524.
AMIR ARIF 315
du Cheikh Djcrnàl-ed-dîn Ishaq Mérendî. Celui-ci était un
maître de l'extase, un homme de mortifications, pratiquant
i ascétisme ; il avait composé des poésies, et avait écrit des
réponses à certain ghazels de notre Maître, pleines de caco-
phonies; il prétendait être le lieu de la manifestation de
notre Maître. Cependant le Tchélébî, suivi de quelques amis,
se leva et partit pour aller voir le Chéïkh Ishaq : quand il
entra dans la cabine d'isolement du Chéïkh, il le salua et
s'assit, tandis que les amis se tenaient debout à la porte.
< Ilolàl jeune homme, dit le Chéïkh, doîi es-tu? Pourquoi
ne t'es-fu pas incliné devant moi. et n'as-tu pas baisé la
terre? » — « Je suis d'Asie-Mineure, répondit le Tchélébî. »
— <' Tu as bien parlé : sache donc que je suis le mystère
du Maître d'Asie-Mineure. » Subitement le Tchélébî lui
lança cette aposirophe : « Ane sans postérité! Dis que c'est
le mystère des chiens, et tu n'es même pas celui-là. D'où
as-tu pris celte prétention mensongère? » Et il récita alors
ces vers :
« Tu dois avoir mangé de la cervelle d'âne, dans ton aveu-
glement, pour appeler un moucheron le compagnon du gypaète I
« 11 n y a qu'un âne pour croire en loi : c'est ton parmi qui
devient ton confidenl el ton égal. »
Aussitôt le Chéïkh Ishaq se leva et saisit le Tchélébî aussi
fortement qu'on peut le dire. Celui-ci l'enleva de terre, le
jeta sur le sol, et le frappa d'un certain nombre de soulDets
sur la nuque; il voulait le couvrir de blessures. Les
habitants de la ville se soulevèrent eu tumulte ; il v eut un
fort mouvement. Les amis allèrent en porter la nouvelle à
Chems-ed-dîn Mohammed Sokourdji et à Poulàd-beg ; ayant
dégainé avec leurs esclaves, ils chargèrent : tous s'enfuirent
devant eux: puis les amis partirent, après avoir retiré le
Tchélébî de ce tumulte. Le Chéïkh Ishaq poussait des cris
et manifestait des troubles : « J'ai frappé ce jeune homme,
disait-il. de telle façon qu'il ne vivra pas plus de trois jours ».
Les amis, après avoir pris leur repas, levèrent le camp et
316 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
emmenèrent leur maître à Tébrîz. Après le troisième jour,
une. situation [étrange] se montra chez le Chéïkh Ishaq; il
se livrait, sur la terrasse de l'ermitage, à des manifestations
mystiques et à des danses circulaires; tout à coup, il tomba
du bord de la terrasse et rendit l'âme. Un cri s'éleva de la
poitrine des citadins; ils restèrent stupéfaits de cette
situation : « Ce jeune homme d'Asie-Mineure, disaient-ils,
qui est-ce? Peut-être est-il un saint caché, de manière que ce
que notre Chéïkh a dit pour lui, est arrivé à celui-ci. » Lorsque
le Tchélébî revint de son voyage à Tébrîz, il passa de nou-
veau à Mérend ; les gens de la ville se portèrent à sa lencontre,
se mirent à son service, et la plupart d'entre eux devinrent
ses disciples.
666. Le plus parfait des compagnons, Çalâh-ed-dîn Adîb
(miséricorde de Dieu sur lui!) nous a informé de l'anecdote
suivante : Accompagné du Tchélébî 'Arif, dit-il, je m'étais
rendu dans la province [gouvernée par] le fils de Mentéché
Mas'oûd-beg * : c'était un des amis de la famille. Une nuit,
ayant disposé une assemblée où se trouvaient les savants et
les chéïkhs de celle province, il donna un conceit spirituel
au Tchélébî; il avait, en efîet, un directeur spirituel, un Turc
au cœur éclairé e,t simple; dans ses extases, tout ce qu'il
disait arrivait. Les têtes des Turcs avaient une croyance
solide en lui. Ce personnage entra sans saluer le Tchélébî et
Sans faire attention à lui; en toute tranquillité, il passa, alla
s'asseoir à la place d'honneur; il grommelait quelque chose
entre ses lèvres et il bredouillait ^ Après que le Tchélébî eut
commencé le concert spirituel, il tira le Chéïkh par le collet,
l'attira au. milieu de la danse et récita ces vers :
Quatrain. « Les amoureux mystiques, lorsqu'ils placent le pied
dans la voie du néant,
1. Munedjdjim-bachi, t. III, p. 33, ne cite pas ce nom parmi les fils de
Mentéché qui ont régné. On sait que la province possédée au xiv« siècle par
ces princes, et qui a gardé leur nom, forme aujourd'hui un sandjaq de la
province d'Aïdin et a pour chef-lieu Moughla.
2. Mî-hdft.
AMIR ARIF 317
Ils sont délivrés de Texistence de tout ce qui est en
dehors de l'ami.
« Ils sont anéantis, sauvés de celle vie fallacieuse et
déplacée ;
Ils sautent d'une manière amoureuse ».
Puis il le lâcha. Le cheikh lomba et se mil à écumer. Au
bout du second jour, le Chéïkh lurc abandonna ce monde et
mourut. Ln grand tumullc s'éleva parmi les émirs, et
Mas'oùd-bog eut 1res [)eur. Les habitants de celle province
devinrent disciples par troupes entières, et se mirent au
service du saint; la plupart des habitants de la ville en firent
autant. Au matin Mas'oûd begse leva, vint trouver le Tché-
lébî avec un désir entier, lui présenta ses excuses et lui fît
cadeau de cinq esclaves et servantes, de dix beaux chevaux,
de dix pièces de drap lin décarlate, de vingt pièces de laine
carrées; il lui envoya do Targeiit sans nombre, soit en
lingots, soit en florins monnayés; il devint le disciple du
Tchélébî: distingué spécialement par la faveur divine, il
donna également comme disciple son fils bien-aimé, Chodjà-
ed-dîn Orkhan.
6G7. Une tradition vraie, plus claire que le soleil, plus évi-
dente que la journée d'hier, nous a rapporté qu'un jour, le
Tchélébî (que Dieu magnifie sa mention 1) était sorti, dans la
ville de Siwàs, d un grand concert spirituel, et s'en allait à
l'ermitage des compagnons; il eut l'occasion de passer auprès
d'un grand rassemblement de monde; il aperçut, au milieu
d'eux, un individu qui avait jeté sa tèle en avant, jouait avec
des cailloux et disait des futilités et des récits en langue ar-
ménienne. Ce rassemblement de peuple, tout autour de lui,
le regardait : il avait posé devant lui du potage, du halwA et
des fruits, mangeait des uns et des autres, et les leur jetait.
Le Tchélébî vit une forme tlispersée et embrouillée, noircie
et obscurcie par la fumée du four des bains : les ongles de
SOS pieds et de ses mains étaient extrêmement longs, ses
yeux lançaient des éclairs. « Quel est cet individu.^ »
demanda-t-il. C'est, lui répondit un de ses adeptes, le Pôle
31 8 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
du monde, le mystère d'Adam, le bourgeois d'Erzeroum,
qui est l'honneur de lAsie-Mineure ' ; on dit qu'il a des
extases merveilleuses, <le sorte qu'il donne des informations
relativement aux secrets du monde inférieur, et la plupart
se produisent effectivement. Ce phénomène est bnsé sur des
révélations sa tuniques, comme le dit le Qorân : « Les démons
tout des révélations à leurs amis ^ ». C'est de même que les
révélations des anges sont le propre des prophètes, et celles
du cœur sont particulières aux saints; mais les pensées du
vulgaire ne peuvent ni le discerner, ni le comprendre, pour
pouvoir faire une distinction entre le vrai et le faux, entre
a vérité et le mensonge :
« Eii présence d'une extase, vois qu'elle est dans l'ignorance et
le doule : l'aurore menteuse ^ et l'aurore vraie sont la même.
« L'aurore menteuse, ô jeune homme, fait périr des centaines
de milliers de caravanes.
« Il n'y a point de monnaie qui ne jette dans l'erreur ; malheur
à l'âme qui ne possède point la pierre de touche elles cisailles! »
« En réalité, c'est le saint qui connaît le saint, le Pôle qui
reconnaît le Pôle, le savant qui distingue le savant, le mys-
tique qui discerne le mystique : « 11 n'y a que les gens de
mérite qui connaissent les gens de mérite. »
« Le saint peut seul faire connaître le saint; celui qu'il veut,
il peut le faire participer [à ce mérite].
Le reste des hommes, comme des insectes, sont au degré
indiqué par ce passage : « Ils sont comme des troupeaux,
et môme plus égarés encore * » ; en toute circonstance, ils
sont devenus les imitateurs des piophètes et des saints : et
comme ils n'ont pasle regard intelligent et l'esprit éclairé,
ils croient à toute chose fausse dans l'espoir (ju'elle sera
1. Erz-i Iloûm, jeu de mots avec le nom de la ville d'Erzeroum.
2. Qor., VI, 121.
3. Nom donné à l'aube.
4. Qoi:, XXV, 46.
AMIR ARIF 319
vraie ; ils se laissent séduire par des miracles extérieurs et
l<i tromperie du démon, et ils ne savent pas que les agisse-
ments de ces gens ont lieu avec les démons rebelles; ils
n'ont aucune connaissance du monde des esprits et du mys-
tère des tables, ils se trouvent fort loin de la route où l'on
suit la voie mahométane. De même, la raison qu'il y a dans
l'apparition de leur manifestation, c'est qu'elle est destinée,
à séduire les réprouves; « c'est parles contraires que l'on
démontre les êtres » ; l'apparition de la manifestation des
saints est en vue de la direction des esprits des gens pieux :
« Ils n'embrassent, en tant que science, que ce que Dieu
veut ' )).
€ Autant que lu le peux, ô savant en géométrie, ne confonds
pas la révélation avec les suggestions diaboliques!
« Le possesseur de la révélation est en soi cent mondes; l'autre
est un homme, mais il n'est qu'une personne ».
Lorsque le Tcbélébî s'aperçut qu'on appelait cet individu
le Pôle du monde, le zèle de la sainteté se mil à bouillonner
en lui ; poussant des cris, il descendit de cheval, entra au
milieu de ce rassemblement, et lança à trois reprises des
soufflets solides sur le cou de cet abruti, à telles enseignes
qu'il lui frotta le front contre le sol et lui cria : « Prends une
boutique! » Cependant les débauchés de Sîwàs et le vulp^aire
suggestionné par le diable se mirent à bouillonner de toutes
parts : des troubles intenses se produisirent, et en un instant
la ville de Sîwàs se trouva sens dessus dessous. Ayant tiré
leurs sabres et leurs couteaux, ils entourèrent le Tchélébî :
de l'autre côté les débauchés de Qonya et de Césarée, ainsi
que les troupes d"Aral)-Noyan montèrent à cheval et se
mirent en devoir de massacrer les hommes; un tumulte
s'éleva. A cette époque, c'était Arab, lits de Samghar-Novan
qui était gouverneur de la ville de Sîwàs ; c'était un disciple
sincère du Tchélébî ; il avait été le serviteur d'Akhî Moham-
1. Qoi:, II, 256.
320 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
med le fou (que Dieu ait pitié de lui !) pendant qu'il était
en vie. Il se présenta avec tous les Akhîs et les grands, et
sépara les gens les uns d'avec les autres. Akhî Mohammed
le i'ou dit alors : « Sachez qu'en réalité le Tchélébî 'Ârif est
le fils du souverain du monde, la monnaie du mystère de
notre Maître, le Pôle des AbdàLs. Or, d'après vos dires, notre
. chéïkh d'Erzeroum est aussi du nombre des abdàls d'Asie-
Mineure : il habile dans notre ville; il y a bien des années
qu'il habile continuellement dans le fumier et les détritus
du four dos bains. Maintenant, ce grand personnage, poussé
par un zèle énorme, lui a porté un coup de sa main, l'a
empoché de suivre sa route, et lui a donné l'ordre de prendre
une boutique. Ce qu'il y a de plus avantageux pour nous,
c'est que nous contemplions la scène de loin, et que nous
l'observions pour voir quel sera le résultat, et ce qui en
naîtra. » Toutelois le Tchélébî, dans son état de trouble, se
résolut à partir pourToqat. Après le septième jour, le chéïkh
d'Erzeroum quitta le monde de l'existence pour le néant.
Quand le Tchélébî revint à Sîwàs, la plupart des habitants de
cette ville, débauchés, grands, lecteursdu Qoràn, ainsi que le
mohtésib\ devinrent serviteurs etdisciples. La fumée de ce
derviche qui brûlait dans le four des bains et s'asseyait sur
le feu s'assoupit ; Akhî Mohammed le fou, après avoir cons-
titué une assemblée considérable, devint de nouveau
disciple et entra dans la filière des amoureux mystiques.
On l'aconte encore ceci : Lorsque le Tchélébî fut ari'ivé à
Qonya et eut l'honneur d'être admis à baiser la main de
Sultan Wéled, il s'inclina; son père lui dit : 'Arif, cet
abruti, avec quelle main l'as-tu frappé? Montre la moi, pour
que je l'embrasse ! » En même temps il l'embrassait sur ses
yeux bénis, l'approuvait et disait : J'en jure par Dieu, que
si même notre 'Arif n'avait pas de miracles [à son actif] ni
un rang [dans la hiérarchie mystique], cela est sulfisant [pour
montrer son mérite] qu'il ait frappé le cou de cet individu,
1. Commissaire de police chargé de la surveillance des marchés et des
mœurs.
AMIR ARIF 321
Tait délivré de ce monde de faiblesse et ait ramené vers la
[vraie^ route les gens égarés.
« Si un tyran est mis à mort, tout un monde est rendu à la vie ;
de nouveau chacun devient un serviteur de Dieu. »
668. Les nobles compagnon? nous ont transmis le récit sui-
vant. Une assemblée considérable eut lieu un jour dans la mai-
son d'un grand ; les grands personnages de Qonya, savants,
cheikhs, émirs, derviches étaient présents. Dans cette séance,
Sultan Wéled exposa tant d'idées et d'enseignements mys-
tiques qu'il ne serait pas possible de les exposer et de les
rapporter. Le Tchélébî 'Arif, ayant manifesté des troubles
immenses, dit ce quatrain :
« roi, tu donnes la ceinture, la mîlre et le chaton de l'anneau;
lu donnes au cœur, par tes regards, la lumière de la certitude.
« A chaque instant, tu donnes à ton esclave misérable le capital
des mystiques du monde entier. »
11 donna aux récitants son turban et son férédjé. Sul-
tan Wéloti l'ayant attiré à côté de lui avec une grande dou-
ceur, lui lit des faveurs infinies : il lui envoya une belle
étolîe de Chàch et un vêtement de soie; il disait continuelle-
ment : Notre Àrif est une mer de sainteté: il est entièrement
plein de la lumière de mon père.
669. Les chers grands compagnons nous ont transmis cette
historiette : Le Tchélébî était en train de procéder au con-
cert spirituel dans le monastère sacré; ce jour-là. il éprouva
des troubles au-delà de toute limite; il enroula son turban
béni à la mode arabe, il revêtit à l'envers sa pelisse de peau
de loup, sortit du mausolée vénéré en continuant le concert,
tandis que tous les assistants, ainsi que les récitants, mar-
chaient derrière lui. Sans s'arrêter jusqu'au moçallà ' des
morts, il rejeta sa pelisse de dessus ses épaules et dit :
« Faites la prière funèbre pour labsentl » On accomplit ce
1. Emplacement à découvert hors des murs d'une ville, servant de mos-
quée lors des grandes fêtes.
Tome 11. 21
322 . LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
rile, puis on reprit la marche vers le mausolée. Quand il fut
revenu de cette extase, sa mère Girâgâ (que Dieu soit satis-
fait d'elle !) l'interrogea au sujet de cetle prière. Il répondit :
« Le souverain du monde, Ghazan-Khan (miséricorde de Dieu
sur lui!) a trépassé de ce monde. » Cet événement eut lieu
dans le cours de l'année 703 (1304 '). Au bout d'un cer-
tain temps des négociants de Qonya, revenus [dans leur
ville natale], répandirent la nouvelle de la mort du souve-
rain mongol ; c'était le même jour, la même date qu'avait
dits le Tchélébî.
670. Je m'étais dirigé vers Sultaniyyé -, nous a raconté
Ahmed, assemblage de vertus, serviteur terrestre (que Dieu
rende sa (in louable !), en compagnie de ce souverain des
hommes [Tchélébî Arif], suivi de nobles compagnons, pour
que notre Maître donnât des conseils à Euldjaïlou-Khan, sou-
verain actuel, et le détourner de la secte des Chi'ïtes. Pré-
cédemment, on avait annoncé à Sultan Wéled, au milieu
des chefs spirituels du mausolée, que les Chi'ïtes avaient à
ce point séduit le Sultan Kharbendè ^ qu'il avait embrassé
leur hérésie, qu'il injuriait les Compagnons du prophète, et
même qu'il avait envoyé des gens pour (jue, à l'occasion, ils
fissent un trou dans la terre et enlevassent le corps pur du
Grand Véridique [Abou-Bekr] d'à côté de celui du plus grand
Véridique [Mahomet], de manière que 1' ^]nvoyé de Dieu
restât seul, et cela, pour que ceux qui de loin disaient:
1. Le 11 chawwâl 703 (17 mai 1304). U'Ohsson, Histoire des Mongols,
t. IV, p. 350.
2. Ville de la province de Qazwîn bâtie par Argouii et achevée parEulil-
jaïtou, qui y a son mausolée, en ruines mais encore debout. Cf. Barbier de
Meynard, Dictionnaire de la Perse, p. 315; Hau)dullah Mustaufî, A'osAaZ et-
Qoloûb, texte, p. 55 ; trad. Le Strange, p. 61 ; P. .\I. Sykes, llislory of Persia,
t. Il, p. 235.
3. Nom persan d'Euldjaïtou, transformé j ar les Persans en Khodabendè
« serviteur de Dieu » parce que Kharbendè signifie « ànier ». M. Blochet a
montré que ce nom était en réalilé le mongol ghorbanda « troisième >' : Euld-
jaitou était, en ell'et, le troisième fils d'Argoim. Cf. dOhsson, Histoire des
Mongols, t. IV, p. 480 ;E. \i\ocïiQi,Inlroduclionà l'histoire den Momjols i(j\hï)
Mémorial, t. XII), p. 50, n. 1.
AMIR ARIF 323
«Sans les doux co-cnterrés [^Abou-Bekr et 'Omar], nous
t'aurions visité », puissent avoir l'honneur de se rendre en
pèleiinage au lombeau du prophète. On empêcha les prédi-
cateurs d'Asie-Minenre de citer en chaire les noms des
Compagnons [de Mahomolj. Sultan Wéled, mu par son zèle
intérieur, manifesta un grand changement et des troubles;
tous les amis pleurèrent; des cris s'élevèrent de la poitrine
descitadins: « Appelez notre 'Arif", dit-il. Quand celui-ci
entra et s'inclina devant lui. il dit:
« Un secours viendra des amis à l'ami en mauvaise posture ».
» Prends avec toi quelques amis et va tout droit au camp
du Khan : trouve ce pauvre ânier ' pour qu'on voie un nou-
veau serviteur dans celui qui s'est détourné [de la voie
droite]; tu peux le faire, et le délivrer par là du feu de l'enfer ;
il faut que tu parles sans délai.
' Montre la force, puisque tu le peux ; tu es celui qui peut le
faire sans délai -. »
Le Tchélébi 'Àrif. s'étant chargé de celte mission, voulut
s'occuper des préparatifs du départ, mais les obstacles créés
parla prédestination entravèrent ce dessein. Sultan Wéled
partit inopinément pour l'autre monde et se transporta auprès
de la majesté du Dieu unique : il put encore dire : « Arif,
no làcho pas Kharbondè! » Vax 715 ';131o/, suivi d'amis fortu-
nés, Ârif partit pour la cour du Khan. Arrivé à Baibourt %
il séjourna quelques jours dans la demeure du guide des
lieutenants, Akhi Amîr Ahmed Baïbourtî;il s'y trouvait
encore en ramazan. Khàdjé Yàqoûl, gouverneur de la pro-
vince et de la ville d'Erzeroum et dépendances, entra inopi-
nément, baisa la main du Tchélébî et l'invita à venir à son
village ; celui-ci accepta. Nous nous y rendîmes : nous descen-
dîmes dans un palais très élevé où il y eut assemblée et
; . Voir la note 3 ci-dessus.
2. Jeu de mots sur tawdnî, en persan « tu peux » et en arabe « délai ».
3. Ville d'Asie-Mineure, entre Erzeroum et Trébizonde.
324 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
grand concert. La seconde nuit, veille de la fêle de la Rupture
du jeûne en l'année 716 (1316), au milieu de la ferveur de la
danse rituelle, 'Arif prit à ses côlés Khàdjé Yàqoût et lui
dit: «Aie l'esprit présent aux circonstances, car votre
empereur, Ealdjaïtou-Klian, vient de faire le voyage dé
l'autre monde, mais notre Souverain à nous est toujours
vivant et stable, sa domination ne connaît pas de déclin ;
c'est le moment de tourner au tour de la cour de Dieu et de
renoncer au service de la créature pour celui du Créateur, de
rechercher l'empire stable du roi éternel. » 11 ajouta ce qua-
train:
« Dans l'univers, souverain ou émîr, tous ont les pieds liés par
Tordre divin et sont souinis à la prédestination.
« Prends garde ! deviens amoureux mystique et sois délivré de
la mort, car ceux-là mourront, tandis que ceux-ci, comment
mourraient-ils? »
Khâdjè Yâqoût, troublé parla terreur que lui causait cette
indication, s'inclina et demanda des informations. « On me
Ta montré du monde de l'au-delà », répondit 'Arif. S'in-
clinant de nouveau, il rendit autant de services qu'on peut
l'exprimer, et inscrivit la date sur ses tablettes. Quand on
arriva à Akhlât * le premier jour du mois de dhou'1-qadé,
cette même nuit parvint la nouvelle que le Sultan Kharbendé
était mort; tous les hommes s'occupèrent de manifestations
tumultueuses de deuil. Lorsque, parla grâce et la faveur de
Dieu, on fut arrivé à Sultaniyyé, l'ami théologien, Haïràn
Amîrdjî, un des lieutenants du chéïkh lîerràq, et fils du cadi
de la ville de Sinope, en informa les ministres, les grands, les
savants et les chéïkhs de cette contrée; tous sortirent à la
rencontre du Tchélébî et l'amenèrent à la demeure préparée
avec des démonstrations d'honneur et de respect. On
commençaaussitôt le concert spirituel, on battitdes timbales,
et les récitants firent des choses magiques. Les grands de
Sultaniyyé étaient encore en habits de deuil ; il n'y avait pas
1. Ville sur les bords du lac de Van.
AMIR ÂRIF 325
eu de concert, et on n'avait pas battu de timbales. Quand le
bruit de ces instruments et le tapage des participants au
concert parvinrent aux oreilles des ministres, tels que
Khàdjè Rachîd-ed-din, Ktiàdjè 'Ali-Chàh et autres, ils
envoyèrent Khàdjè Sa'îd, chef de la garde-robe du souverain,
pour s'informer de la situation : « Comment avait-on pu avoir
une telle audace hors do temps et sans l'autorisation des
grands? Avant l'arrivée d'Abou Sa'îd-Khan et de Tchoban *,
il n'appartient à personne de se livrera des réjouissances au
milieu de ce deuil. » Quand Khàdjè Sa'îd entra dans le cou-
vent et aperçut le Tchélébî dans un trouble extrême, ses
yeux se mouillèrent de larmes ; il se prosterna devant lui et
s'évanouit. Cependant le Tchélébî le prit dans ses bras et lui
dit : « Va rapporter aux grands personnages que si leur
souverain est mort, le nôtre est éternellement vivant ; s'ils
sont en deuil, les serviteurs obéissants sont en joie. » Il
ajouta ces vers :
« Je possède un amour plus pur que l'eau pure ; ces jeux
amoureux sont licites pour moi.
« L'amour des autres se transforme d'état en état ; le mien,
ainsi que ma bien-aimée, ne connaissent pas de déclin. »
Cela fut une terminaison heureuse pour [la mission de]
Khàdjè-Sa îd ; il sortit enivré, et rendit autant de services
rpTon peut le dire; il en fut de même pour tous les grands
personnages. Cela eut lieu le 8 du mois de dhou'l-hidjdjé ;
il y avait quarante-huit jours que le Sultan était mort.
Lorsque Haïràn Amîrdji arriva à Qonya et accomplit le
pèlerinage au mausolée, notre Tchélébî donna un concert
spirituel à ce personnage dans le mausolée béni lui-même;
l'ayant pris à son coté, il lui dit : A la prochaine fête de la
Rupture du jeune, il faut espérer que nous assisterons
ensemble à ce concert. En même temps il lui plaçait sur la
tête son bonnet de feutre blanc. Immédiatement, il devint
1. Ce célèbre général des .Mongols de Perse avait été nommé par Abou-
Sa'îd lieutenant-général du royaume. Cf. dOhsson, op. laud., t. IV, p. 604.
326 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
stupéfait et sa stupéfaction fut mille fois plus forte quand,
son rog;nd étant tombé sur ce bonnet, il voulut le l'écla-
mer ; sans l'avoir demandé, il atteignit ce qu'il voulait.
C'était le même jour qu'à Sultaniyyé il y avait eu une éton-
nante assemblée. J'en jure par le Dieu très grand qui a dit,
dans sa parole éternelle et noble, « C'est là un serment
immense, si vous saviez '», si Ion commençait à exposer on
petit les miracles de ce grand personnage, les commentaires
n'en pourraient être contenus dans des volumes ; ce ne serait
pas possible.
« Si même chacun de mes cheveux trouvait une langue, le
commentaire de sa beauté ne pourrait être exposé.
Ces exemples, ces anecdotes sont donnés par ceux qui
recherchent l'amour mystique, pour les mystiques étudiants,
afin qu'ils trouvent de la force dans la voie de l'amour des
hommes, et que leur croyance on soit augmentée en inten-
tion et en perfection ; pour qu'ils n'oublient pas, dans leurs
prières exaucées, l'auteurde ces récits plaisants.
« Si vous êtes des frèi-es sincères et des auxiliaires, souvenez-
vous de ce passage : « Mentionnez vos morts 1 »
« Citez dans vos prières vos amis ; l'homme n'aura en sa faveur
que ses propres efforts ^.
671. On a su, parles grands ahràr^^ que la mine do grâces,
la source des gracieusetés, Akhî Ahmed le fou, était, dans la
ville de Sîvvâs, du nombre des amis sincères du Tchélébî, et
qu'il réservait à celui-ci des faveurs immense»; chaque fois
que le Tchélébî honorait la ville de Sîwàs de sa visite, il
donnait de beaux concerts spirituels et lui l'éservail des
services hors de toute limite. La troisième fois où 'xVrif se
rendit à Sîwàs, Akhî Ahmed était gêné par un écoulement
d'urine. Une nuit, il donna un concert au Tchélébî; les
1. Qor., LVl, 75.
2. Qor., LUI, 40.
3. Hommes libres, titre des derviches.
AMIR ARIF 327
grands de la ville, de toute catégorie, étaient présents. Akhî
Ahmed, au milieu de la maison, se tenait debout et observait
le concert du Tchélébî; pris par un trouble immense, celui-
ci attira Akhî Ahmed au concert et s'occupa de la danse
rituelle. Celui-ci eut une appréhension, par crainte d'une
interruption au milieu du concert. Le Tchélébî lui dit: Doré-
navant, sois tranquille : il est à espérer qu'à partir d'aujour-
d'hui tu ne sentiras plus de gène. Le fait est qu'à partir de
ce moment Akhî Ahmed n'éprouva plus cette gêne et cette
maladie; [aussi ^ continuellement il le vantait au milieu des
chéïkhs : « Mon chéïkh, disait-il, est Djélàl ed-dîn Amîr
Àrif, qui a montré à mon égard une sagesse et une puis-
sance merveilleuses, car les médecins du monde entier
étaient impuissants à traiter et à guérir cette maladie». Cent
mille bénédictions sur l'âme pure d'un tel père de qui descend
un tel souverain dans l'empire du mystère et de la primauté!
« Moi, je suis l'esclave des vagues de celle mer de lumière,
puisqu'elle produit une perle comme loi. »
672. Le prince des émirs et des grands, Chodjà'ed-dîn Inàndj-
bcg miséricorde de Dieu sur lui! qui était le gouverneur de
la ville de Làdîq ', était du nombre des disciples du Tchélébî.
Il raconta, un jour, en présence de tout le monde, ce qui suit*.
Moi et mon frère Toghan-pacha, avions préparé un banquet
monstre en l'honneur du Tchélébî; les principaux person-
nages de notre ville y assistaient. Ce jour-là, le Tchélébî
avait coiffé un bonnet blanc à la façon drs Maulawîs ; il me
passa dans l'esprit cette idée : « S'il me donnait ce bonnet,
pour que je le mette sous mon casque, ce serait un souve-
nir que je conserverais et une grande faveur ». J'étais encore
à examiner cette pensée, lorsque leTchélébi se leva immédia-
tement de sa place, vint s'asseoir à côté de moi, ôta le bon-
net de sa tête et le plaça sur la mienne, en disant : « Con-
serve ce bonnet pour le coiffer sous le casque au jour de la
1 . .A.acieane Laodicée combusla, dans la province de Qonya.
328 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
bataille. » Je m'inclinai et restai coi et hors de moi dans
cette circonstance. « Dans la voie de l'amitié, me dit-il,
quelle est la place dun manteau et d'un bonnet? Demande
une idée aux hommes de Dieu, dans la(juelle il y aurait un
mystère et une joie, afin que cette idée accompagne toujours
ce mystère et que la meule de la voûte céleste ne lui trouble
pas la tête sans moudre. »
« Place la tête sur le seuil comme un clou, car le ciel ne
moudra pas une tête de ce genre. »,
Tous les émirs, les frères et les enfants s'inclinèrent et
devinrent disciples.
« Afin que de la générosité des saints tu trouves ton existence,
cent mille miséricordes et libéralités!
« Dieu a envoyé les saints sur la terre pour en faire une misé-
ricorde à l'adresse des mondes ! »
673. Les nobles compagnons nous ont raconté que le cadi
Nedjm-ed-dîn Làdîqî était parmi les grands lieutenants de
la famille, qu'il avait conquis cette province par sa sainteté
propre, et y avait fait de grands efforts. Finalement, en vertu
de l'adage : « Les amis sincères sont dans un grand danger »,
mû par l'idée de ses richesses et la présomption de son rang,
il commença à manifester de l'ingratitude à l'égard du ïché-
lébi 'Ârîf ; il perdit ainsi les droits qu'il avait acquis pendant
tant d'années; il commença à se détourner de lui et à s'op-
poser à lui, pour des intentions personnelles.
« Lorsque la passion commence à naître de cet égoïsme, elle
se met à dire des milliers de sottises.
« 11 y a cent déserts au delà de l'avidité et de l'envie, de sorte
que le mauvais œil les atteint ».
Un jour, il invita le Tchélébî à venir à sa zâwii/a, où il
avait réuni une assemblée considérable; un groupe de ses
disciples, par une invention diabolique, s'était assis dans un
jardin, en dehors de la zâwiya ; de loin, ils contemplaient les
mystiques. Tout à coup un concert spirituel commença; le
AMIR ARIF 329
Tchélébî manifesta des troubles inlenses; ses compap^nons
dansaient comme des fous. L'autre société riail de la danse
des amis, et s>n moquait. Parmi eux se trouvait un bour-
geois, notable de la ville, qui était extrêmement opposé à
Ârif et par moments, à cause de son insouciance, disait des
choses inconvenantes, et s'opposait aux amis; à ce moment,
il riait avec excès et disait des hâbleries-'. 'Arîf. entraîné par
le concert spirituel, était très échauilV'; Tàdj-ed-dîn le pro-
fesseur, surnommé Ibn-en-Naqîb, courait derrière le Tché-
lébî; il s'aperçut des mouvements de ce misérable négateur;
il en fil connaître quelque chose au Tchélébî, et lui montra
du doigt ses actes désobligeants; alors celui-ci jeta sur lui un
regard courroucé; l'homme, à ce même moment, poussa un
soupir et tomba; l'extase le prit, et il commença à ràler.
Tous ses serviteurs poussèrent des cris, une foule se ras-
sembla autour de lui ; on alla en informer le cadi Nedjm-ed-
dîn, en lui disant : « Voici ce qui est arrivé à Un-Tel-ed-dîn ;
que faut-il faire? » H répondit : « Ne vous en préoccupez pas :
c'est l'excès du sang ». On fit venir un chirurgien, mais il
ne put le saigner ; on le mit sur un tapis grossier et on
l'emmena à sa maison. Il essaya plusieurs fois de vomir,
sans y parvenir; c'était le cas de cet individu iguorant qui
n'écouta pas le conseil de Moïse et se montra impudent.
« Ace même moment, l'extase se saisit du bourgeois; son cœur
fut troublé, on lui apporta une cuvette.
« C'était le trouble de la mort, et non une indigestion; à quoi
le servirail-il de vomir, ô profane infortuné?
« Tu n'écoules pas les conseils de Moïse, tu pratiques l'inso-
lence, tu te jettes loi- même sur un sabre d'acier.
« Ce sabre n'a pas honte de l'enlever la vie; c'est la faute, ô
mon frère, ta grande faute! »
Immédiatement il rendit l'âme. Le Tchélébî était encore
occupé au concert spirituel, lorsqu'une assemblée de gens
aux cheveux coupés c'étaient ses esclaves, vêtus de cou-
1. Fochârât; cf. Dozy, Suppl.
330 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
vertures de cheval), s'occupa de préparer les funérailles
de l'individu. Au milieu de ce monde était un bourgeois
notable, nommé Chems-ed-tiîn lîer-OsIâd, homme sincère,
au cœur éclairé. En plein concert s[)irituel, poussant des
cris, il se prosterna aux pieds du Tchélébî, et l'informa de
ce qui suit : « Lorsque le Tchélébî jeta un regard courroucé
sur cet infortuné, je vis une personne entrer par la petite
porte du jardin; elle prit un javelot dans la main droite,
frappa l'individu et disparut; au même instant cet individu
tomba, et des exclamations s'élevèrent », Le Tchélébî, sou-
riant, répondit : « C'était l'âme sacrée de mon grand-père
Béhâ-ed-dîn Wéled qui, venue du monde invisible, s'est
manifestée sous une foi-me corporelle pour agir en faveur de
ses serviteurs ». Quand on sortit du concert et qu'on se ren-
dait à la zfiwiya du Tchélébî, on rencontra le cortège funèbre
du mort; les gens du cortège s'inclinèrent tous et parlaient
entre eux en pleurant de cet ejfroi et de cette toute puissance
de Dieu. Le Tchélébî hocha la tête et dit : « Bravo ! mauvais
■ augure de la négation! » 11 répéta cette phrase jusqu'à trois
fois. « Tous les prophètes et les saints [que le salut soit sur
eux!], dit-il ensuite, sont venus dans ce monde terrestre pour
inviter [à la vraie foi] les hommes purs, et apporter la misé-
ricorde à l'humanité, non pour y faire des miracles de divers
degrés ; au contraire, avec cent mille terreurs ils fuient la
calamité de la célébrité ; cependant parfois, pour le motif du
mauvais augure de la négation des réprouvés, ils montrent
des miracles et des choses extraordinaires, afin que d'autres,
prenant exemple sur eux, ne se livrent plus [à celle négation] ;
pour que les négateurs malheureux, délivrés de ces durs
liens, désirent atteindre le monde des saints et deviennent
les sujets du souverain de la religion, trouvent, sous leur
ombre épaisse, protection et égards complets, et évitent la
compagnie des négateurs. » Puis il dit ces vers :
« Le miracle, c'est un témoin fidèle pour prouver la sincérité
de tout demandeur dans l'absence de doute.
« Si de chaque méchant ne venait une dénégation, pourquoi le
AMIR ARIF
331
miracle serail-il venu comme preuve décisoire ? [Ce n'eût pas été
nécessaire].
« Dans le cœur de tout peuple qui a le goût de la vérité [divine],
la figure et la voix d'un prophète sont [déjà] un miracle ».
Autre vers. « Cent regrets et chagrins que ce caractère emprunté
ait éloigné dun peuple les présomptueux I >
674. Les grands comp;ignons nous ont dit qu.une aulre fois
le Tchélébî (que Dieu magnifie sa mention!) avait rendu
visile à la ville de Làdîq ; pondant plusieurs jours il avait
fait des parties de plaisir avec les grands de ce canton. Tout
à coup il se produisit une disette : la pluie ne tomba absolu-
ment pas; lous_, d'un commun accord, sortirent [de la ville]
pour accomplir le rite des rogations; il ne fui pas possible
[de rien obtenir] : les plantes, totalement desséchées, furent
brûlées par lardeur du soleil. Les habitants de la ville, après
s'être entendus, vinrent trouver le Tchélébî et dépassèrent
les bornes en luidisant : « 11 faut absolument parlirde celte
ville ; toute la campagne est brûlée par suite de l'impolitesse
de vos compagnons; il y a une cherté; Dieu s'est fâché
et n'envoie pas de pluie, » Le Tchélébî se mit dans une
grande colère : « ânes sans valeur ! qu'avez-vous affaire
avec nous et nos compagnons? Votre but est que la pluie
tombe. Allez à vos affaires; quant à nous, nous demande-
rons de la pluie à notre Maître, qui est le distributeur des
eaux de la .Mer Verte, en faveur des assoifés de la Terre gri-
sâtre. ». Il ordonna aussitôt i|ue tous les compagnons et les
émirs montassent à cheval et se rendissent à une source en
dehors de la ville, qu'ils entrassent dans le jardin de l'émir
unique, Chodjà'ed-dîn Elyàs-beg. commandant de la forte-
resse de Tawàs, un des disciples sincères, et qu'ils s'y occu-
passent de plaisirs mystiques. Soudainement il se leva, et au
haut d'un monticule il découvrit sa tète bénie ; se tenant
debout et courbé à moitié dans la direction de la Qibla, avec
une humilité complète et dans une grande crainte, il s'oc-
cupa de dire des oraisons jaculatoires. Au bout dune heure
sidérale, il poussa un cri : Seigneur I fais pleuvoir sur la
332 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
tête des amis ! » xA.ussitôl de gros nuages apparurent dans
les diverses régions du ciel ; des éclairs brillèrent; le bruit du
tonnerre elTara les intelligences. Il tomba une pluie telle
qu'on ne saurait la décrire ; des torrents coulèrent ; les décli-
vités des jardins furent lemplies entièrement ; les amis, se
roulant dans le jardin à la suite de l'immensité de cette
pluie, prononcèrent des bénédictions et restèrent stupéfaits
de cette proximité [de Dieu] et de cette puissance [du saint].
« Quiconque a vu mourir dans son corps la passion et l'orgueil,
le soleil et le nuage obéissent â ses ordres.
« Les torrents, les ruisseaux coulent suivant son désir; les
étoiles s'arrangent de la façon qu'il veut.
« Partout où il le veut, il envoie des condoléances ; partout où
il le veut, il distribue des félicitations ».
Le soir, montant à cheval, il apporta, avec les amis, de
l'eau de la pluie dans la ville. Les citadins^ hommes et
femmes, en toute sincérité, se portèrent à sa rencontre et
s'inclinèrent ; ils demandèrent pardon et s'excusèrent. Quel-
ques réprouvés, de ces personnes qui, par leur bassesse et
leur vilenie, s'étaient montrées audacieuses et hypocrites,
furent en peu de temps tellement troublées et réduites au
désespoir qu'ils ne resta pas trace de leur descendance. Les
amoureux mystiques, poussés par leur passion, arrivaient
troupes par troupes à la recherche de ce plaisir : ayant mis
au cou de leur âme le collier de la faveur, ils s'inclinaient et
devenaient des disciples sincères.
Il est certain, pour les gens de la certitude et les frères en
religion, que parfois le Dieu très haut manifeste sa toute
puissance par le moyen des saints et des prophètes (salut
sur eux!) de cette manière-là, afin que la raison des mortels
sache que c'est eux les aimés de Dieu ; tout ce qu'il a créé
et produit, c'est pour eux, car : « J'ai créé les êtres pour
toi, et je t'ai créé pour moi » *, tout ce qu'il fait, c'est pour
faire connaître leur grandeur : « Sans toi, je n'aurais pas créé
les cieux. » Dieu a dit: « Sors avec mes attributs vers mon
AMIR ARIF 333
peuple : celui qui te voit, me voit ; celui qui se dirige vers toi.
se dirige vers moi, ' » etc. Gest ainsi que le poète a dit:
« Celui qui a créé la fortune et les deux mondes, la possession
des fortunes, en quoi peut-elle lui être utile ?
« Le roi n'a point le désir immodéré de le faire pour le peuple;
ce bontieur, heureux qui la connu I
« Tous les bienfaits, tous les miracles qui existent sont pour
les serviteurs de ce roi ».
Il faut reconnaîlre leurs paroles et leurs aclions comme
étant celles de Dieu même ; en réalité, les amis de ces sortes
de gens sont les amis de Dieu, leurs ennemis, les siens.
C'est ainsi que le poète a dit :
« Dieu s'est joint en secret à un corps, afin qu'on le tourmente
et quon soit éprouvé,
« Ne sachant pas que tourmenter celui-ci est le tourmenter
lui-même ; Teau de cette cruche est jointe à l'eau du ruisseau ».
675. C'est une anecdote bien connue, que l'on aime à répéter
dans le cercle dos grands, que le sultan des mystiques, le
Tchélébî 'Àrif (que Dieu parfume son âme!) était un grand
abdàl et un extatique parfait ; dans la destruction du monde
des apparences extérieures, dans la démolition des règles
des gens raisonnables il se distinguait au milieu des débau-
chés spirituels ; il faisait continuellement des efforts pour
briser les coutumes des seigneurs routiniers ', qui en pré-
sence des observateurs chercheurs de vérité sont les sei-
gneurs de la coutume ; toujours il conservait, sous le voile de
la coupe et dans le broc et le vase à boire de l'intoxication,
la beauté de sa propre pensée hors de l'atteinte de l'œil des
profanes privés de ce spectacle ; mieux encore, il la tenait
loin de la vue des hommes et l'amenait sans qu'on la vît:
il se cachait dans la chambre nuptiale de la splendeur. C'est
ainsi que le poète a dit :
1 . Ce passage arabe ne figure pas dans le Qoràn.
2. Moléressimân.
334 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Si dans la voio il y a des profanes, on peul installer
lin voile au moyen de la coupe de vin ».
11 ne voulait pas que sa beauté parfaite devînt le but des
flèches des regards des profanes imparfait<i, afin d'être délivré
et tranquille par rapport au tumulte de la foule, à la réception
des hommes pleins de suffisance, au tracas de la société des
étrangers. Ceux qui étaient ses confidents, ils le contem-
plaient en secret, autant que possfble et par la faveui- de
celui qui possède l'observation; par sa miséricorde, ils
voyaient ce <[u"il montrait.
« L'excès de jalousie a été un voile qui m'a caché mon ami;
par ce zèle exagéré, on ne te voit plus »,
La plus grande partie de sa vie se passa à se distraire par
des voyages et à lire les livres des mystères. A cette épofjue,
il ai'riva que les nobles compagnon;- ainsi que Girâgâ et la
pauvre adoratrice Khoch-liqâ, de Toqat, arrivèrent à Amasia,
ville de la gloire; en ce temps, le roi des lieutenants, l'agréé
des saints, le collecteur des diverses branches de mérite,
'Alà-ed-dîn Amâsiyawî, fils de Kéïram (miséiicoidc de Dieu
sur lui !) était en vie; il était l'agréé de cette contrée, mon-
trait une supériorité manifeste et avait envoyé des lieute-
nants dans les diverses régions; des hommes capables et
parfaits, des amis de mérite, des ascètes agissants étaient
assidus à son service et lui tenaient compagnie.
Les anges des cieux étaient jaloux de la pureté de leurs
mystères: en toute bonne volonté, ils devenaient ses disci-
ples et lui rendirent tant de services et d'honneurs qu'on ne
saurait le dire. Cependant un malaise subit fut pour leTché-
iéi)i causé par le changement de climat ; en effet, son idiosyn-
crasie s'était dérangée. Les médecins de la ville, pour lui
conserver la santé, l'avaient excité à prendre du vin coupé
d'eau à titre de thérapeutique, tandis qu'à toute force notre
Maître 'Alà-ed-dîn voulait qu'il fût toujours à jeun, et, obser-
vant les minuties extérieures, qu'il fût occupé à prêcher le
peuple. Dépité de cette situation, celui-ci commença à faire de
AMIR ARIF 335
l'opposition ; quelques élèves, conformant leur conduite à
celle de leur directeur, monlrèrent de l'iiypocrisie. Un certain
groupe d'amis bien informés et de pauvres derviches, dont
le cœur élait étlairé par la lumière de la clairvoyance, ayant
jeté les yeux sur l'espril pur de ce mystique, ne s'occupèrent
pas de sa forme extérieure. Quand cette nouvelle parvint à
l'oreille du Trhélébî. il so leva tout changé, et entra dans
sa cabine disolement. Pendant pi es (b; quinze jours il
ne prit pas de nourriture et ne goûta pas à l'eau ; Giràgà
et les amis firent entendre des plaintes et des gémissements
pour qu'il déjeunât au moins dune bouchée: ce fut im[»os-
sible : « Mc^s amis s'imaginent, dit-il, que noire nourriture
consiste dans celle boisson el dans ce rôti en brochettes, et
que notre vie en })rovient; ils «ont insouciants relativement
à la nourriture annoncée par ce texte : < Je [>asse la nuit
auprès de mon Seigneur » et ils ne savent pas que nous
sommes ivies d'un autre vin : ils basent leurs conjectures
sur eux-mêmes; car si un seul jour ils ne font pas beaucoup
d'hypocrisie' et d'aiVectation *, et ne pratiquent pas le men-
songe', ils ne tiouvent pas de portion journalière ; personne
ne les salue; il ne leur reste pas de direcieur ; s'ils ne man-
gent pas pendant cin(j jours, il est à craindie qu'ils ne
meurent ». Le seizième jour élait un vendredi ; un groupe de
grands personnages sr- réunit sur le sofa de la zûwuja. Quand
le concerl commença et (|ue notre Maître 'Alà-ed-dîn se
livra à une danse pleine d'ardeur, tout à coup le Tchélébî
sortit de sa cabine disolement ; il poussa un tel cri que tous
s'évanouirent: ayant mis sens dessus dessous le concert, il
se livra à des troubles furieux, et récita ce quatrain :
« Ceux qui sont des livres sur le ciel du bonheur, sont les rois
sur l'échiquier du blâme.
« Ceux qui connaissent le secret de ce discours, pour le peuple
paraissent égarés, tandis quils sont sur la bonne roule. »
1. Téssallos, forgé d'après le persan «d/oji*.
2. Ténammos ; cf. Dozy, Suppl.
d. Lire zarqi.
3â6 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
x\u bout d'un instant, il récita cet autre quatrain :
« Ceux qui sont victimes du doute au sujet de cette route
sont des diables au regard des gens de la pureté.
« Si tu marches droit selon la règle des amoureux mystiques,
on écrira sur ta page un verset droit ».
Ce jour-là, par la fenêtre du sofa, il se jeta d'un saut sur
la surface du ruisseau. A celte époque de l'année, l'abon-
dance des eaux était telle que le torrent avait détruit les
roues des norias et des moulins; l'eau s'était élevée à la
hauteur d'un javelot. L'ami théologien, 'Imàd-ed-dîn fils de
Qordi, et le cheikh Ilosàm-ed-dîn liègî, qui étaient des
notables de la ville, de grands hommes libres et des écri-
vains des mystères, sautèrent dans 1 eau à la suite du
Tchélébî pendant que celui-ci marchait à la surface de
l'eau sur la distance de deux portées de flèche. 'Imàd-ed-dîn
et Ilosàm-ed-dîn racontent la suite de la manière suivante :
« Quand je rejoignis le Tchélébî, je le vis assis les jambes
croisées à la surface de l'eau, et se laissant aller tranquil-
lement ; il me cria : Imâd-ed-dîn, pourquoi- es-tu venu, et
que demandes-tu à mon âme ? Bien que je fasse des efforts
pour me délivrer de l'étroitesse de l'existence, de l'opprobre
des négateurs, et sauter hors de la prison de ce monde,
cela ne réussit pas ; que faut-il faire? » 'Imàd-ed-dîn poussa
un cri, et llosàm-ed-dîn fit un rugissement: « Votre exis-
tence bénie est une miséricorde pour les mondes ! Pour
l'amour de Dieu, par l'âme sacrée du Maître, sortez de l'eau
et délivrez Giràgâ de toute préoccupation; ne privez pas les
amis de vous voir ». Lorsqu'il soitit du ruisseau, un flot de
larmes de sang coula des yeux des amis; tous «les compa-
gnons, tôle nue, accoururent ensemble et demandèrent
pardon du péché de négation et de la sottise de l'orgueil^
et s'inclinèrent. Malgré les supplications et les humilia-
tions de notre Maître 'Alà-ed-dîn, elles ne furent pas agréées. 4
Le Maître ordonna de préparer une outre de vin pur; le
fait est que pendant plusieurs jours il n'avait pas pris de
nourriture et ne s'était pas reposé en dormant. Il plaça dans
AMIR ARIF 337
sa bouche le goulot de l'outre, en avala le contenu tout d'un
trait, et commença le concert spirituel: un tapage s'éleva,
et il ordonna de réciter ce ghazèl :
« .Nous détruirons parle feu Tambilion et la folie ; nous boirons
à chaque instant des flots de sang.
« Compagnons de l'enfer, buveurs, nous sommes ivres : que
l'on fende le toit de couleur bleue !
a Versons le vin pur du sultan, endormons notre raison falla-
cieuse. » Etc.
Il manifesta de grands troubles et dit le ghazèl suivant,
qui termina le concert :
« Tant que je serai âme, je ne dérorerai que le chagrin de mon
ami ; je ne parlerai pas de supériorité, et je ne m'en préoccuperai
pas.
« Ma science, mon mérite, c'est une coupe, et celle-là aussi je
ne la prendrai que de la main d'un souverain >».
f)76. A cette dpoque-là, raconfe-t-on, le Tchélébî Moham-
med-beg. fils de Toronlàï (miséricorde de Dieu sur lui !). qui
était le commandant militaire de la ville et l'homme unique
de son époque, ayant constitué une assemblée considérable,
donna unconcert au Tchélébî. 'Alà-ed-dîn et ses compagnons
étaient venus, alors qu'ils n'avaient pas encore renoncé à
leur isolement. Par suite de la terreur inspirée par le Tché-
lébî, aucune créature n'avait la possibilité de parler. Quand
on eut terminé la lecture du Qoràn sublime, et achevé la
récitation du Methnéwî et des ghazèls^ 'Alà-ed-dîn exprima
le désir que le Tchélébî émît des pensées sur ce chapitre,
afin que les grands personnages en profitassent, « puisque,
dit-il, la fontaine des idées bouillonne dans votre famille
bénie, et que la source de la sagesse divine est votre existence
généreuse ». Il répondit : Actuellement, d'où tirerais-je ces
pensées et cet enseignement mystique? De mes stades et de
mes extases, ou des vôtres? Car, si je prononce des discours
basés sur mes propres extases, il n'y a point là d'accès pour
vous ni pour vos semblables ; jamais le faible bouvreuil ne
Tome 11, iî.
338 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
peut être le compagnon du gypaète noble, et ne peut prendre
son essor au faîte de l'atmosphère des homâ \ Si je commente
ton rang et tes exiases, ils paraîtront bien humbles et bas
en comparaison des miens; il n'est pas nécessaire que je
descende du plus haut au plus bas ; il n'y aura pas de
démarche saccadée ; nos extases sont en dehors de la norme
des possesseurs de suggestions diaboliques.
<( Tu prends les analogies sur la propre mesure, tandis que tu
en es bien éloigné! Examine soigneusement ce cas!
Il dit encore : « Bravo ! énorme déception, que tu lises
notre Methnéwî, et que tune saches pas te promener dans
le mystère de sa morale! Que tu ignores le but de ce livre!
Plût à Dieu que tu ne l'eusses pas lu, de sorte que ce livre
t'appelle, et que tu nous eusses connu, dans l'ignorance oii
tu te trouvais !
« Dis que lu es ignorant et pécheur, ne crains pas que ce
Maître te vole un enseignement!
« Comme les anges, dis : Nous n'avons aucune science, afin que
la formule : Tu nous as enseigné ^, vienne à ton secours ».
Aussitôt il se leva et commença le concert spirituel en
récitant ce quatrain :
« Il y a dans notre tête un amour qui n'est pas à notre mesure ;
il est étonnant que notre fardeau soit plus pesant que notre âne !
« Là où est la perfection et la beauté de notre bien-aimée, nous
ne lui sommes pas appropriés, tandis qu'elle est convenable pour
nous »,
Finalement, après que le Tchélébî fut parti, peu à peu la
préséance de ce puissant individu fut changée en mépris ; à
deux reprises, le feu prit à sa zdiviya, qui fut entièrement
consumée ; du groupe que formaient ses partisans, en peu de
temps il ne resta. personne ; les amis qui étaient distingués
l.Le gypaète ou Lâmmergeier.
2. Qor., 11, 30.
AMIR ARIF 339
par la science et les œuvres, se détournèrent de ce personnage
et devinrent à nouveau les disciples du Tchdlébî; ce grand
personnage et ses«sectaleurs devinrent tels que s'ils n'avaient
jamais existé, pour ainsi dire. C'est ainsi que le poète a dit :
« Tu es une gracieuse femme, mais dans les limites de ton état:
au nom de Dieu, ne mets pas le pied en dehors de cette limite !
« Si tu frappes sur une plus gracieuse que toi, elle t'entraînera
au fond de la septième terre !
« Ces signes de l'éclipsé, du jet de pierre, de l'éclair, expliquent
la gloire de l'àme raisonnable!
« Bien que le roi s'asseye avec toi sur la terre, connais-toi loi
même et assieds-toi mieux ! »
677. Le mystique divin, Siràdj-ed-dîn le lecteur du Meth-
néwî, a raconté un jour ceci dans un cercle d'amis. « Dans
sa jeunessç, 'Alâ-ed-dîn d'Amasia s'exposait aux reproches
du monde ' en servant bien le ïchélébî Hosàm-ed-dîn, et
faisait des elTorls pour pénétrer dans les minuties de ce
service; à l'occasion, il pratiquait la danse rituelle et lisait
le Methnéwî avec un soin parfait; il m'avait même associé
à sa récitation. Au bout de quelque temps, il eut envie de
faire un voyage et de se rendre à sa demeure habituelle
[c'est-à-dire à Amasia]. « Ce n'est pas le moment de
voyager, lui dit le Tchélébî Ilosàm-ed-dîn ; pourtant, reste
encore quelques années en compagnie des amis, et alors
tu sauras ce que tu dois faire ». Mais il demanda à s'en
aller. Alors le Tchélébî écrivit de sa propre main bénie son
diplôme de derviche, lui conféra la qualité de lieutenant, le
revêtit d'un férédjé et le mit en route pour Amasia. Après
son départ, le Tchélébî dit : « Hélas 1 le verjus de cet
homme a pris de la couleur, mais il n est pas encore bien
doux; il s'est enfui bien vite à l'ombre, loin du soleil; je
crains qu'il ne devienne la victime d'un mystique jaloux ».
La fin de cet être unique fut comme il l'avait dit, et comme
nous l'avons expliqué.
1. Mélâmet-i 'azhim mi-kerd.
340 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Les ayant tués, il a lavé le corps des amoureux dans leur
propre sang, et ensuite il a fait la prière à leurs obsèques ».
Telle est la coutume des lions et des lionceaux ; [nous
avons rapporté] cette maxime pour que l'on connaisse le
mystère de leur puissance.
« amour mystique ! Comme un lion, tu n'as pas honte de
verser le sang ; qui s'en va jamais reprocher au lion d'être un
buveur de sang?
« L'âme te dira toujours : Que notre sang soit licite pour toi!
Quelle que soit la personne dont tu bois le sang, tu fais d'elle
un éternel vivant >>.
La morale que nous devons tirer de cette anecdote, c'est
qu'il ne convient pas de lutter avec les hommes de Dieu, ni
de leur résister, ni d'être présomptueux à cause de sa petite
situation, ni d'en faire fi, car, dans la voie mystique, il n'y
a pas de blasphème plus malencontreux que le dédain et
l'orgueil; il faut toujours craindre les résultats des choses
et la fin de la vie, demander à Dieu à chaque instant secours
et appui, afin que, bien dirigé par les directeurs spirituels,
on s'occupe de gagner le viatique de la vie future, et que
l'on recherche constamment le. concours de Dieu; or, ce
concours, que l'on sache qu'il vient de la faveur et du don
gracieux des directeurs spirituels.
« Que personne ne fasse d'effort sans ton concours dans ce
monde ! Dieu connaît mieux la voie droite.
« Les efforts de Pharaon en étaient privés; aussi ce qu'il
cousait n'était que déchirures ».
En effet, sans les faveurs des hommes [de Dieu], personne
n'est assuré contre les dangers des fautes ; sans leur sauve-
garde et leur foi, aucun ascète ne peut croire au salut. Notre
directeur spirituel (que Dieu élève son rang!) disait : La
faveur, sans l'obéissance, est utile, mais non l'obéissance
sans la faveur ; elle ne saurait vous aider ; si par la faveur
extrême des chéïkhs, les deux existent, ce sera faveur
AMIR ARIF 341
multipliée par faveur, « lumière sur lumière* »: comme
la dit le Maître (que Dieu sanctifie son puissant mystère !) :
« Sans les faveurs de Dieu et de ses amis particuliers, si même
il est un ange, sa feuille sera noire.
« émir, abandonne la ruse et tiens-toi bien, jusqu'à ce que
lu meures bien en face de la faveur!
« Que dis-je ! Sa mort même n'est pas dépourvue de cette
faveur ; sans elle, allons! ne reste en aucune place c.
678. Les anciens amis (heureux soient-ils dans le paradis de
délices !) nous ont rapporté qu'un jour le Tchélébî se prome-
nait, en Iràq-'Adjémi, sur les bords du tîeuve Korr * ; tout
à coup, pris d'un trouble, il se jeta dans celte eau courante;
on eût dit une colonne qui marchait sur la surface de l'eau •
l'on dit que la grandeur de ce fleuve était si énorme que de
grands chameaux et des éléphants corpulents y semblaient
des moucherons et des fourmis; mais la faveur de Dieu avait
fait de cette eau un trône qui le portail, de même qu'elle
avait fait de l'atmosphère le trône sur lequel se tenait
Salomon, à raison de son bonheur; qu'elle avait fait de l'eau
de la mer le navire qui portait le Messie (salut sur lui!),
qu'elle avait fait de la septième atmosphère le Boràq qui
servait de monture à l'Elu (bénédiction et salut !). Les
miracles des prophètes et des saints (sur eux le salut!) ont
été hors de toute limite; nous croyons en eux, ainsi qu'à ce
qu'ils ont fait : « Celui qui aime un peuple, en fait partie ».
« Si tu ne sais pas où gît l'ivresse du cœur, demandes-en la
description à l'œil enivré.
« Quand lu es éloigné de l'essence de Dieu, tu en sauras la
description d'après le prophèle aux miracles.
« Venant d'un directeur de conscience pur, les miracles secrets
frappent le cœur.
« Des miracles, sortis d'une âme parfaite, frappent la conscience
de l'âme de l'étudiant, comme le ferait la vie.
1. Qor., XXIV. 33.
2. Anciea Cvrus.
342 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Leur cœur est la monnaie de cent résurrections : la moindre
est celle qui devient voisine de l'homme ivre.
« Donc, l'homme fortuné qui s'en va camper à côté d'un élu,
devient le compagnon de Dieu. »
Or le Tchélébî était allé ainsi à la distance d'une para-
sange, tandis que les amis couraient sur le bord de la rivière
en poussant des cris et en se frappant la poitrine; ils se
mettaient de la poussière sur la tête en dehors de l'eau; par
l'amour qu'ils avaient pour le Maîlre, ils brûlaient du feu de
la passion et se plaignaient, en invoquant rintercession du
grand Maître, pour qu'il en sortît. Cet être généreux, fils de
généreux, leur concéda cette faveur par suite de sa libéralité
universelle ; il posa le pied sur la surface de l'eau et en sortit.
Ayant réservé ses caresses aux amis, il leur donna une vie nou-
velle ; et en manière de plaisanterie il leur dit : « Gomment
se fait-il qu'une aussi grande rivière ne noie pas les hommes
si petits [en comparaison] ? Mais le Nil lui-même, que peut-
il faire, sinon obéir à Moïse? Le feu préparé par Nemrod ne
peut être qu'un buisson de roses pour [Abraham] l'ami illus-
tre [de Dieu] ! Le vent froid ne peut être que soumis au pro-
phète Iloûd ; l'air ne peut qu'obéir à Salomon, briseur
d'atmosphère. C'est ainsi que mon grand-père a dit :
« La terre, le vent, l'eau, le feu sont ses serviteurs; avec toi et
moi, ils sont morts; avec Dieu, ils sont vivants ».
Ces miracles, ces stades, qui marquent le degré atteint par
les nobles Pôles, les grandes individualités qui sont les
abdâls àe. Dieu et les piliers {aut(kl)de la terre, une perfection
de ce genre n'est pas accessible à tout homme parfait : « Dieu
choisit pour lui qui il veut ». C'est une des particularités de
notre Maître, qu'il soit l'héritier des mystères de l'Envoyé de
Dieu; sa supériorité lui est arrivée /;/'o/?no motn [içàiet, non
par délégation). Que Dieu sanctifie son puissant mystère, et
déverse sa piété sur ses sectateurs! Ainsi soit-il, ô Seigneur
des mondes!
679, L'émir unique, le Tchélébî l*oûlâd-beg, fils de Noûr-ed-
AMIR ARIF 343
dîn Djîdjâ (miséricorde de Dieu sur lui !) qui était un des fils
de grands personnages de l'Asie-Mineure, courtisan de Gha-
zan-Khan et affidé à la fanaille [de Djélàl-ed-dîn Roùmî ,, nous
a raconté ceci : Une nuit, j'avais eu une conversation, au ser-
vice du Tchëlébî ['Arîf, dans la forteresse de Qara-Hiçàr-i
Daulè ', avec les enfants du çàhibFakhr-cd-dîn, et nous étions
occupés à dégusler le vin vieux; cependant, ayant pris une
coupe pleine à la main, il dit : « L'imagination des têtes du
vulgaire, qui est comme un troupeau de moutons, appelle
'Arif ivrogne, et médit de lui à ce propos; Dieu nous garde
de boire du vin et d'être de la même couleur que les
hommes! ^) Tous, stupéfaits, se turent. Cependant l'idée
suivante passa par l'esprit des enfants du ministre : « Nous
sommes plongés dans cette occupation, et un souverain
comme lui l'est également; donc, quelle est la différence
entre lui et nous? » Toutefois 'Arif, m'ayant adressé un
signe de la main, me dit : « Avance-toi, regarde au moins
si ceci est du vin ou autre chose. » Je me levai et m'appro-
chai avec de grandes marques de politesse; je vis que dans
la coupe amicale il y avait quelque chose de liquide, comme
du miel passé au feu, mais réduit au tiers et épais. « Goûles-
en, me dit-il. » J'y plongeai un doigt; je vis que c'était un
vin aigre ^ pur, comme l'a dit le poète :
« Le chéïkh illustre venait dans les cabarets ; à son arrivée
tous les vins se changeaient en miel ».
Immédiatement l'extase m'envahit et je me prosternai;
je restai quelque temps abasourdi. « Tel est, me dit-il, l'espèce
de vin que nous buvons. »
« Ce vin que ta bois est illicite; nous autres ne buvons que la
boisson permise ».
Au même instant, les enfants du Çâhib [ministre] et tous
1. Cest la ville de Qara-Hiçàr-i Çàhib, appelée communément Afyoûn
Qara-Hiçâr.
2, Rommàd: ms. 114 Khammâç {sic).
344 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
les assistants se découvrirent la tête, et devinrent serviteurs
et disciples ; ils demandèrent pardon d'avoir eu cette idée
fallacieuse.
680. Le même a encore raconté ceci : « Une autre nuit, ils
étaient occupés aune partie de plaisir; l'échanson ayant rem-
pli la coupe, la remit aux mains bénies du Tchélébî. «Nous
sommes très dégoûtés, dit celui-ci, de cette misérable eau»
tandis que vous vous imaginez que nous sommes ivres de
vin, ou que notre ivresse dépend du jus de la treille ; au con-
traire, ce sont les vins qui sont enivrés du rayon de notre âme,
et donnent l'ivresse aux hommes ». Puis il ajouta :
« Le vin est ivre de nous, non nous de lui : le moule nous doit
son existence, mais la nôtre ne dépend pas de lui * ».
Alors il versa la coupe, de vin sur sa tête bénie ; nous tous,
debout, attendions de voir ce qui allait arriver. On eût dit
que dans cette coupe il n'y avait pas une goutte d'eau, car la
totalité avait été absorbée par sa tête à tel point qu'on n'en
voyait plus de trace. Aucune bulle navait dégoutté ni sur le
sol ni sur ses vêtements. Cela est un étrange miracle.
681. C'est encore le même personnage qui a. raconté ceci.
Un jour, au service du Tchélébî, nous nous livrions au plaisir,
avec les enfants du Çâhib, dans la forteresse construite sur
le sommet [de la montagne] de Qara-Hiçâr-i Daulè, dans le
palais du Sultan 'Alâ-ed-dîn Kaï-Qobâd (miséricorde de Dieu
sur lui !) ; le tiers de la nuit était extrêmement trouble et
obscur; tout à coup le Tchélébî se leva et sortit ; il ordonna
que personne ne le suivît et ne permit pas qu'on prît
de flambeau, ni que personne sortît pour l'aider. Nous atten-
dîmes une heure sidérale; il ne revint pas; nous étions
déprimés à force d'attendre; hors de moi, un flambeau à la
main, je m'élançai dehors pour le chercher. Je parcourus
tous les kiosques et les corps de garde ; je ne pus pas com-
1. Le moule, c'est le corps enfermant l'âme, supérieure et préexistante
à lui.
AMIR ARIF 345
prendre ce qui s'était passé; j'annonçai aux émirs que le
Tchélébî était invisibie; poussant des cris, ceux-ci coururent
hors du palais, se demandant s'il n'était pas tombé par les
créneaux des tours, ou s'il se reposait dans quelque endroit.
Au nombre de près de vingt ou trente personnes, ayant en
main des flambeaux et des torchères, nous cherchions, lors-
que tout à coup la voix du Tchélébî parvint à mon oreille; il
disait : « Holà ! Poûlàd, que cherches-tu? » D'un commun
accord, nous écoutâmes cette voix : je constatai que la voix
du Tchélébî montait de la terrasse de la forteresse d'en bas ;
nous ouvrîmes la porte de la citadelle, nous courûmes en bas
et je vis que le Tchélébî était assis tranquillement sur la
terrasse du palais; il souriait : « C'est à dire que vous avez
eu peur que je ne tombe et me tue? » Tous s'inclinèrent.
« Cette puissance, cette force, m'écriai-je. ne sont au pouvoir
d'aucun être humain. Bravo! fils d'un tel père, qui accom-
plis de telles choses! » H dit alors : « La plupart des cir-
constances où se trouvent les hommes sont en général impos-
sibles ; le miracle consiste en ceci que l'impuissance de ce
peuple apparaisse en présence de leur force [celle des pro-
phètes]. Qu'il reconnaisse la grandeur de l'homme fort et
avoue son impuissance, pour être l'objet de la faveur et de
la miséricorde [divines]. Ces extases, ces miracles sont un
jeu pour les mystiques, c'est de leur part une gracieuseté,
car le moindre oiseau vole de celte montagne à cette autre
montagne ; un fragment de planche s'en va au fil de l'eau ;
la force des hommes purs consiste en ceci qu'ils font parvenir
jusqu'à Dieu leur disciple sans que celui-ci en ait connais-
sance, et font marcher son affaire, afin que ses désirs spiri-
tuels et temporels soient réalisés, et qu'ils deviennent pour
lui, au jour de la rétribution, un intercesseur compatissant ».
C'est ainsi que le poète a dit :
« Ainsi a été, nuil et jour, reflfort des directeurs spirituels, en
vue de délivrer les créatures du châtiment et de la corruption.
« Ils accomplissent entièrement l'œuvre des hommes, car ils
ne connaissent que Dieu, le généreux, le bienfaiteur. »
346 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
682. Le guide des lieutenants, Akhî Amîr Ahmed de Baï-
bourt, personnage important et célèbre, nous a rapporté
l'anecdote suivante. « Un jour, dit-il, je m'étais entretenu dans
un jardin avec des amis ; d'autres amis en voyage étaient venus
nous rejoindre; tout à coup j'aperçus le Tchélébî 'Ârif qui
arrivait seul à cheval ; il nous salua, descendit de sa mon-
ture et s'assit, le visage contracté, sans s'occuper de personne.
11 marmottait par instant quelque chose entre ses lèvres,
mais je ne comprenais pas ce qu'il disait. Je m'avançai,
m'inclinai, et pour le distraire m'informai des causes de son
ennui. « J'ai vu de la part de Pacha-Khàtoîin, épouse de
Gaïkhatou, que j'aimais, une démarche qui m'a fâché ; je
suis sorti en colèie, et suis parti ». Pacha-Khâtoûn, qui habi-
tait Erzeroum, était une des amies de la famille du grand
Maître, elle aimait beaucoup le Tchélébî ; baiser la terre en
sa présence était pour elle la direction de son âme. Pendant
quelque temps ils se tinrent compagnie l'un l'autre, mais
elle ne lui permettait pas de partir pour Qons^a ; des lettres
d'invitation arrivaient de Sultan Wéled, mais elle ne lui
accordait pas la possibilité du retour. Cependant le Tchélébî
ne rompit pas le jeûne pendant trois jours et trois nuits ; au
malin [du quatrième jour], il demanda un hérisè \ lorsqu'il
porta la main à ce mets, il s'écria : « Hélas! la gracieuse
Pacha-Khâtoûn est morte! » Il s'abstint de manger et pleura
amèrement. Nous étions restés stupéfaits, lorsqu'au môme
moment un messager entra pour annoncer l'arrivée du lieu-
tenant de la princesse. Celui-ci descendit de cheval, s'inclina
et remit une lettre entre les mains du Tchélébî, en disant :
« Pacha-Khâtoûn se plaint et exprime ses excuses ». Le
Tchélébî reprit : « Hélas! gracieuse amie, hélas! dame de
l'univers ! ». Puis il récita ces vers :
« Hélas! trois fois hélas! puisque une lune si belle s'est cachée
derrière un nuage.
<< Un empire qui ne dure pas éternellement, toi dont le cœur
est endormi, sache que ce n'est qu'un songe.
«Conquiers les royaumes de l'Orient et de l'Occident; du
AMIR ARIF 347
moment que ton pouvoir ne durera pas, considère-le comme un
éclair ».
« Je m'inclinai, poursuivit lAkhi, et je m'informai de ce
mystère. Le Tchélébî me répondit : Notre Pacha-Khàloùn.
qui a envoyé la lettre, a trépassé ; j'ai vu son brancard funè-
bre porté par des êtres de l'au-delà. Les assistants, stupéfaits
et plongés dans les regrets, inscrivirent la date du décès.
Le Tchélébî, montant aussitôt à cheval, partit en compagnie
du lieutenant de la princesse, et je le suivis, tout endeuillé.
Lorsqu'il arriva à Erzeroum. c'était le septième jour après le
décès ; les émirs et les gens de la suite de la princesse vin-
rent le recevoir, poussèrent des gémissements et se proster-
nèrent devant lui, pendant que des pleureurs à gages réci-
taient des hymnes funèbres. Le Tchélébî, entrant dans la
chambre de la défunte, manifesta de grands troubles; le
corps de la dame était étendu sur son lit, comme si elle dor-
mait; il le prit dans ses bras et lui pardonna la faute qu'elle
avait commise; puis il récita ce quatrain :
« En présence du sabre du destin, aucun bouclier ne vaut rien;
celte pompe, cet argent, cet or ne sont rien.
« Nous n'avons pas considérô le bien et le mal ; le bien, c'est
le bien, le reste n'est rien ».
Et il ajouta :
« Le destin est une douleur sans remède ; le roi et le ministre
sont soumis à ses ordres.
« Ce roi qui dévore le royaume du Kirman, aujourd'hui ce sont
les vers 'kinndn' qui le dévorent ».
Dans le banquet des quarante jours, il dit encore ce qua-
train :
« Ne cherche pas la joie, car le produit de la fortune, c'est le
chagrin ; chaque atome est composé de la poussière d'un Kaï-
Qobàd et d'un Djèmchid.
« Les moyens de parvenir à son but, le résultat d'une longue
vie. ce sont des songes, des fantômes, une tromperie, un souffle ! »
348 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Ce même jour, il partit pour Qonya.
683. Un jour, Giràgâ (que Dieu soit satisfait d'elle!) rendait
au Tchélébî, dans la ville de Toqat, des honneurs hors de toute
mesure, et s'inclinait. De grandes dames, telles que la sul-
tane Koûmâdj-Khàtoûn, Khâwend-Zâdè, fiUc du Perwânè
Moln-ed-dîn, la fille du Chérâb-Sàlâr, Mostaufâ et d'autres,
s'y opposèrent et la couvrirent d'injures : « Il ne convient
pas à une mère, disaient-elles, de s'incliner devant son fils,
et l'honorer à un tel degré; car, si le fils heureux glorifie sa
mère, s'incline devant elle et lui baise la main, il est à sa
place, c'est permis. » — « Dieu sait, répliqua Girâgâ, car
c'est lui qui connaît le mieux les bien dirigés ', que quand
je vois 'Arif, je m'imagine que c'est notre Maître lui-même ;
l'ardeur de cette situation brille sur mon âme, et il ne me
reste pas la force de supporter cette ardeur; voilà pourquoi
je m'incline devant lui, et je ne le considère plus comme
un fils, mais comme mon directeur spirituel ; le grand
Maître m'a confiée à lui. » Cependant toutes les dames, le
vendredi, s'étant réunies pour le concert, le Tchélébî. rempli
d'une ardeur mystique, composa ce quatrain :
a Nous sommes l'âme subtile, la vue ne peut nous apercevoir ;
nous paraissons dans un lieu et pourtant nous n'occupons aucune
place.
« Si nous enlevons le voile qui couvre notre face, nous ravis-
sons l'esprit, le cœur et la raison. »
Tout en dansant et en procédant au rite du tournoiement,
il récita le quatrain suivant:
« L'essence de l'amour est dans le monde des esprits ; la nour-
rice de l'amour est un vent subtil dans l'éternité.
' « Semblable au soleil, il devient tout entier vie, celui sur la
tête de qui est tombée l'ombre de l'amour. »
. Toutes, couvertes de confusion, s'inclinèrent, demandè-
1. Qor., VI, m ; XVI, 126; XXVIII, 56; LXVIII, 7.
AMIR ARIF . 349
rent pardon et lui rendirent toutes sortes de services; puis
elles envoyèrent des cadeaux.
684. Le roi des lieutenants, le cheikh Amirè-beg d'Abi-
Garm ', a transmis cette anecdote : Dans ma jeunesse, dit-il,
moi. Akhî Mozhaiïar-cd-dîn et mon frère Medjd-ed-dîn nous
étions liés d'amitié avec un derviche. Il voulait nous ensei-
gner l'alchimie, et d'un commun accord nous avions juré
de ne communiquer à personne les secrels de cet art ; nuit
et jour nous faisions des efforts pénétrants au service de ce
derviche; nous passâmes un certain temps à cet œuvre,
sans y réussir. Des ingrédients nécessaires, on se procurait
aisément les uns, tandis que les autres étaient rares et on ne
pouvait les obtenir. Par hasard, un jour, ce maître nous
demanda du safran de Mars '; tous les quatre, nous vînmes
à Qonya pour nous le procurer, et nous descendîmes dans
une cabine d'isolement. Au matin, quand nous allâmes
visiter le mausolée béni, le Tchélébî, sortant tout à coup de
sa maison, prit solidement au collet Akhî Mozhaflar-ed-dîn,
et lui dit : àne 1 si tu veux de l'alchimie, livre-toi à l'agri-
culture ; si tu désires la science de la Sîmii/â ^, adopte
l'amour de notre Maître. » Akhî Mozhaflar-ed-dîn s'éva-
nouit, et nous tous restâmes stupéfaits. Le Tchélébî rentra
dans sa maison. Lorsque nous revînmes de noire pèlerinage
nous lejetàmes de notre cœur lamitié de cet autre derviche,
et le chassâmes d'auprès de nous ; Akhî MozhalTar-ed-dîn
s'occupa avec zèle d'agriculture; il produisit tant de moyens
qu'on ne peut le dire, et eu peu de temps il devint riche.
685. Le même a encore raconté ceci : Moi et Fakhr-ed-dîn
d'Abi-Garm, après Sultan Wéled que Dieu magnifie son
salaire !), avions quelque peu de répulsion à légard du
Tchélébî. Une nuit, je vis en songe qu'on avait installé
1. C'est-à-dire dllghin.
2. Za'fardn el-hadîd^ la rouille de fer. Cf. Ibn-Baïlâr, trad. Leclerc, t. Il,
p. 210. Notre ms. a djodda et le ms. 114 djadid.
3. Sorte dopération magique destinée à produire rapparitlon -de fantômes.
Cf. Matla el-'Oloûm, p. 316.
350 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
une très grande tente à la lisière du désert, et que le Tché-
lébi y était assis ; cette plaine était remplie d'oiseaux très
jolis. Je vis tout à coup un vent étrange souiller, et ces
oiseaux disparurent tout d'un coup. De nouveau d'autres
oiseaux, plus grands et plus jolis que les premiers, remplirent
la campagne et se mirent à gazouiller des mélodies agréables.
Je demandai à quelqu'un : Ces premiers oiseaux, qui
étaient-ils? Ce groupe, répondit-il, ce sont les compagnons
de Sultan Wéled, et les autres sont les disciples d"Arif. Je
me réveillai là-dessus et racontai mon rêve à Fakhr-ed-dîn.
Tous deux, nous étant préparés, allâmes avec un plaisir par-
fait à Aq-chéhir, à la recherche du Tchélébî. Quand nous
entrâmes par la porte de la zâwiya, celui-ci dit : Ces ânes
voient aussi des rêves, et ils n'y croient pas encore. Pous-
sant des cris et pleurant, nous crûmes et nous inclinâmes ;
renouvelant notre engagement, nous devînmes de nouveau
ses disciples.
686. Le serviteur étudiant, auteur du présent livre de bio-
graphies, Ahmed Aflâkî (que Dieu lui accorde un bon traite-
ment !) raconte ceci : Lorsque, accompagné du Tchélébî (que
Dieu sanctifie sa grâce !), nous arrivâmes à la ville de Tébrîz,
et que les grands de la ville se mirent à son service comme
il convenait, ils nous donnèrent des séances de concert :
Akhî Ahmed-Châh, marchand de soie, un des notables de la
localité, tint une assemblée considérable et emmena les com-
pagnons à sa maison; ce jour-là, tous les grands de Tébrîz,
savants et derviches, furent présents. Le Tchélébî manifesta
des troubles intenses ; attirant Akhî Ahmed-Châh dans la
danse, il lui plaça sur la tête son propre bonnet, et prononça
ce vers :
« On ne refuse pas les âmes; est-ce le lieu du bonnet et de la
tête? Cherche le mystère chez les chefs, incline-loi, et prends
le regard. »
Ahmed-Châh, s'inclinant, distribua ses vêtements aux réci-
tants; il manifesta un plaisir hors de toute limite. Un groupe
AMIR ARIF 351
de ses amis l'interrogèrent, par voie de supplication, au sujet
de sa situation; il leur répondit : « Au milieu du sermon et
du concert, je me tenais debout vis-à-vis du Tchélébî ; il me
passa dans le cœur l'idée qu'il me donnait ce bonnet; car,
s'il ne me l'avait pas donné, je le lui aurais demandé après
le concert, et j'aurais donné aux amis une gratification en
guise de re-merciement ; il me prit par la main, me dit à
l'oreille des secrets étonnants, et plaça le bonnet sur ma
tête; je fus hors de moi à la suite de l'etTel de cette puissance
[de divination] ; sa faveur ayant été pour moi un secours
vital, je rassemblai mes esprits, manifestai une bonne volonté
avec une sincérité parfaite, et devins son disciple. » |^En effet],
il lui rendit des services incomparables et envoya des pré-
sents curieux.
687. On rapporte encore que le Tchélébi savait à tel point
s'emparer des âmes des tyrans que si les gens de mérite de
l'univers, les mystiques entre les fils d'Adam, les hommes rai-
sonnables de l'époque, les héros de ce temps étaient venus
se meltie à son service, ils auraient eu la tète troublée par
la terreur de son regard pur ; personne n'aurait eu la possi-
bilité de parler et de s'exprimer en sa présence lumineuse ;
par la crainte révérenlielle de son àme sacrée, une telle grâce,
une telle ardeur descendaient dans lame des assistants que
tous en étaient enivrés et en éprouvaient du plaisir, mais,
grand Dieu ! par le moyen de la communication, il dissipait
toute (erreur et commençait dos discours coutumiers et des
paroles régulières, jusqu'à ce qu'arrivât le tour des hommes
de parler et qu'il eût une information intense sur leurs pen-
sées secrètes; après les avoir connues, il congédiait tout le
monde par un signe, pour que ce miracle restât caché ; il se
gardait soigneusement de dévoiler ce dont il avait eu con-
naissance et de révéler ces secrets.
« Celui qui a été informé des mystères de TÊlre unique, que
sont pour lui les secrets des créatures?
« Il pénètre au fond des cœurs comme l'imaginatioD, le mystère
de l'extase est dévoilé en sa présence. »
352 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
688. Le compilateur du présent livre (bonheur à lui et bel
avenir!) rapporte encore ceci: Le jour d''Arafa * de la Fête
des sacrifices, dans le courant de l'année 717 (1317), nous
étions dans la ville de Suitâniyyé, à l'intérieur de la zâwiya
du chéïkh Sohrâb le Maulawî, au service du ïchélébî (que
Dieu rafraîchisse son esprit !); avec de nobles compagnons et
de très hauts personnages; chacun s'occupait de lire un livre
ou de travailler; le Tchélébî se livrait tranquillement à la
sieste. Tout à coup, relevant la tête, il poussa un tel cri que,
transis d'effroi, nous restâmes figés sur place; puis il se
rendormit. Les assistants en demeurèrent stupéfaits. Quand
il se réveilla, moi-même, humble serviteur, je l'interrogeai
sur ce qui s'était passé. « INous étions allés, me dit-il, en
pèlerinage au mausolée béni, lorsque ]Nâçir-ed-dîn Qattânî
le Maulawî, et Chodjâ'-ed-dîn Hannûqî, amis notables, se
prirent l'un l'autre au collet et se livrèrent un combat sans
résultat ; je leur criai de cesser de lutter ; dans cet endroit-là,
il y avait doux hommes et une femme honnête qui m'ont
aperçu ». Immédiatement je notai la date de cet incident.
Lorsque j'arrivai heureusement en Asie-Mineure, le hasard
fit que je rencontrai le cher ami Nàçir-ed-dîn Qattânî dans la
ville de Lâdîq. Le Tchélébî, au milieu des compagnons,
l'interrogea : « Gomment cela s'est-il passé, votre dispute
avec Chodjâ'-ed-dîn? » Le cher ami s'inclina et donna les
explications suivantes: « Le jour d"Arafa, je me tenais
debout au chevet du tombeau béni ; tout à coup survint
Ghodjâ'-ed-dîn, qui se livra à un mouvement désordonné;
je m'y opposai et lui dis: Cette action n'est pas permise.
Alors il me mit la main au collet, et nous nous saisîmes
fortement. Tout à coup, du côté des pieds de Béhâ-ed-dîn
Wéled [dans son tombeau], le cri du Tchélébî parvint à nos
oreilles, notre intelligence s'envola, et par suite de cette ter-
reur, nous nous embrassâmes et nous inclinâmes ; je ne sais
pas ce qui s'est passé en dehors de cela. » Alors, se tournant
1. La veille de la fête.
AMIR ARIF 353
vers Aflâkî, le Tchélébî prononça ces mots : « Raconte cette
histoire aux compagnons, afin qu'ils aient connaissance d'une
parcelle de notre pauvreté. » Lorsque j'eus mis par écrit le
récit des miracles tels qu'ils s'étaient passés, et que la date
de ce moment fut montrée, les amis tous ensemble poussè-
rent des cris et se livrèrent à des démonstrations de joie ;
venant du monde de l'au-delà, un sentiment de bien-être
infini apparut dans leurs cœurs. Knsuite il dit: Par l'âme
sanctifiée de notre Maître, je jure que je n'aime absolument
pas cette manière de se mettre en avant ; la manifestation
de miracles ne me plaît pas; mais les petites choses qui arri-
vent par moments, c'est pour exciter les amis vers la con-
naissance du monde mystérieux ; notre chéïkh Aflâkî [au
contraire^ aime constamment nos miracles et les écrit dans
certains endroits ; ces sortes de miracles, les chéïkhs de la
découverte [des mystères j les appellent assimilation et
dépoidllemenl ', et il y en a plusieurs espèces.
« L'extase du mystique, c'est cela, même sans sommeil; Dieu
a dit : x Ils sont endormis ^ » ; ne t'en préoccupe pas.
« Nuit et jour, il dort par rapport aux situations du monde;
il est, comme une plume, ballolé dans les mains du Seigneur.
« Celui qui, étant éveillé, voit un songe, est un mystique;
mets sur tes yeux la poussière qu'il soulève [car c'est un saint].
« Il a des rêves tout éveilb'. et en m^me temps il ouvre des
portes dans le ciel ».
Lors(iu*il arriva heureusement à Qonya, le chéïkh Mah-
moud, fils de Nedjdjàr, mon maître Nizhâm-ed-dîn Erzin-
djànî (que Dieu ait pitié d'eux !^, et Kérîmé-Khâtoùn, fille du
Chéïkh Mohammed Khàdem (que Dieu soit satisfait d'elle I)
ont porté témoignage en ces termes : « Le jour d*'Arafa, nous
avons vu le Tchélébî au bas '^du mausolée] de Béhâ-ed-dîn
AVéled, nous avons entendu son cri immense ».
689. La Khadîdja de l'époque, la dame de l'univers. Chéref-
1. Téméththol vé insilàkh.
•2. Qor.. xviir, n.
Tome II. 23
354 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Kliâtoûn, fille de Sultan Wéletl cl mère d'Ahmed-pacha
(que Dieu soit satisfait d'elle!), par un efTet de la compas-
sion et de la faveur parfaites qu'elle réservait à ce serviteur
sincère [auteur du présent livre], voulait qu'on fit connaître
à l'esprit de ce pauvre derviche, quelque chose de la gran-
deur du Tchélébî, que par ce moyen il pût contribuera l'édi-
fication et enseigner les coutumes des directeurs spirituels,
afin que la lumière de la croyance devînt plus grande, et
qu'il dépassât les autres dans la sincérité loyale. Elle raconta,
un jour ceci, à Aq-Chéhir de Qonya : Ma mère Girâgâ, ma
sœur Motahharé-Khâtoûn, ainsi que les grandes dames de la
ville, étions assises en présence de mon père (que Dieu
magnifie sa mention !) ; celui-ci s'était échauffé dans l'exposi-
tion des vérités brillantes et des idées brûlantes ; tout-à-coup
le Tchélébî 'Arif entra par la porte et s'assit un instant
devant mon père; puis il se leva et sortit. « Louange à
Dieu, dit mon père, le très haut, le tout puissant, le victo-
rieux! J'ai pu entier au service de tant d'hommes puissants
auprès de Dieu et le connaissant ; j'ai puisé auprès d'eux des
connaissances illimitées et des idées sans analogues ; j'ai été
témoin de tant de miracles et de merveilles de leur part
qu'on ne saurait en rédiger le récit ; c'étaient des hommes
tels que notre Maître Chems-ed-dîn Tébrîzî, mon maître le
Séyyid Borhân-ed-dîn Mohaqqiq, le chéïkh Çalàh-ed-dîn,
le lieutenant de Dieu Hosâm-ed-dîn, et tant d'autres chéïkhs;
je me suis plongé dans la mer des mystères de chacun
d'eux, je m'y suis procuré les perles des vérités et les plus
helles minuties ; que de faveurs ils m'ont accordées ! C'est
ainsi que le poète a dit :
« Du moment que j'ai vu de tels rois, comment reslerais-je privé
de tout don? Du moment que j'ai entendu leur secret, comment
resterais-je privé de tout don?».
« Louange à Dieu! autant que possible, j'ai pris de cha-
cun une odeur, car j'ai connu leur haut essor et leurs stades,
mais à l'égard de l'extase de ce mystique, je suis stupéfait,
AMIR ARIF 355
car je me dis: Quelle espèce d'oiseau est-ce là, avec son
essor immense? Le fait est que quand je le vois, ma situa-
tion devient tout autre ; je jure par lame pure de mon père,
ce qui est un serment formidable et pour moi le grand nom
[par excellence], je ne m'imagine pas qu'un homme tel que
lui ait jamais posé le pied dans le monde.
« Depuis qne le Créateur a créé l'univers, un cavalier tel que
'Àrif ne s'est jamais montré ».
« La lumière de ces sept saints que mon père a nommés,
je la vois sur son visage ». De même, ma mère, pour s'amuser,
a (lit : Lorsque l'extase est sous celle forme, pourquoi conti-
nuellement lui brises-lu le tympan, et au milieu des compa-
gnons, prononces-tu des paroles, qui signifient la négation
de son extase? « Tout cela, répondit-il, est exactement au
degré de la rue, plante que je jette dans le feu du four de
leurs yeux pour détourner la blessure que cause le mauvais
œil ; la beauté d'Arif, je la cache sous le voile de la jalousie
au moyen do ces expressions dures, je la liens voilée sous le
'borqo ' des apparences extérieures, loin de l'œil des jaloux
au regard louche ; c'est ainsi qu'on a dit :
« A l'ennemi et à l'ami je dis que tu es méchante, atin que per-
sonne ne t'aime, sauf moi ».
« Sinon, ce que je dis et ce que je manifeste est réel ».
Puis il conliûua en ces termes : Mon père, malgré toute
son absorption et son absence de désirs, aimait beaucoup
'Arif ; il avait fait de lui l'objet de son regard favorable;
à telles enseignes qu'un jour ayant placé sa langue bénie
dans la bouche d'Arif, celui-ci la suça avec un amour
parfait et môme l'avalait. Je m'inclinai et voulus reprendre
'Arif de la main du Maitre, mais il me dit : Béhà-ed-dîn,
en fin de compte 'Arif est mon fils; il n'est pas le tien. » Je
m'inclinai de nouveau et je dis : Qu'y a-l-il lieu de parler de
1. Voile de3 femmes.
356 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
fils? Il est le serviteur véridique du Maître. » Béhâ ed-dîn,
reprit-il, le fils chéri et véridique est celui qui est serviteur
et disciple, non pas le descendant d'un chéïkh. Il est à espé-
rer que, dans la perfection de la sainteté, il demandera la
cause de votre excuse ; car notre 'Arif est fils de l'extase,
et une mer de regards ; il aura au comble la science de la
vérité, il est le souverain des abdâl^ il marchera toujours
de perfection en perfection. » Puis il récita ce vers :
« Ce chemin-là n'est parcouru que par des personnes qui, lors-
qu'elles y posent le pied, renoncent à leur tête.
« Dans la voie de la spéculation, la parole ne saurait être
contenue; celui qui recherche cette spéculation ne prononce
aucune parole ».
Le vendredi, dans le courant de l'année 681 de l'hégire
(1282), dans le mausolée béni,* au milieu d'un tel concours
d'âmes, il fit asseoir l'heureux souverain, le Tchélébi 'Arif,
sur son propre trône, puis il s'assit à distance : une clameur
s'éleva de la poitrine des mortels ; jusqu'à la moitié de la
nuit il se fit un tel concert spirituel qu'on ne saurait le
décrire.
690. Le cher ami, le chéïkh Kérîm-ed-dîn de la citadelle (mi-
séricorde de Dieu sur lui!), qui était un des familiers de l'émir
Nedjm-ed-dîn Dizdâr, nous a raconté ceci : Une année,
l'émir Ncdjm-ed-dîn avait fait planter un beau jardin, et il
l'avait arrangé à nouveau. Tout-à-coup le Tchélébî 'Ârif nous
fit l'honneur de visiter ce jardin ; l'émir Nedjm-ed-dîn et les
autres émirs coururent en bas de la forteresse de Kavvâla ;
ayant reçu le Tchélébî, ils s'inclinèrent ; après une conver-
sation générale, il dit : Kérîm-ed-dîn, apporte-nous, en
guise de bénédiction, quelques concombres de ce nouveau
verger. notre souverain, répliquai-je, je veux bien vous
servir au prix de mes yeux, mais on no les a plantés qu'hier :
peut-ôtrc, au bout d'un mois, des concombres apparaîtront
comme primeurs. Ne parle pas trop, dit-il, va et apporte-les.
Je sortis tranquillement et j'entrai dans le verger; je vis que
AMIR ARIF 357
sur un seul plant se trouvaient quatre concombres délicats et
plaisants; immé<liatemenf, je m'inclinai, coupai les quatre
légumes et les apportai au Tchélébî. Les grands assistants
furent stupéfaits d'étonnement. « Ces petits concombres, dit
le Tchélébî, ne sont pas tant de choses; apporte-moi de ces
concombres jaunis remplis de graines, car j'ai affaire avec
ces graines ». De nouveau je sortis, et je cherchai dans les
planches du jardin ; je trouvai deux concombres énormes
remplis de graines et les apportai au Tchélébî; celui-ci sou-
rit et dit : Ces concombres ont poussé grâce à la bénédic-
tion de notre Kérîm-ed-dîn; sinon, comment en aurait-
on trouvé? En eflet. Dieu le très haut peut produire,
du monde de l'au-delà et du néant, des centaines de milliers
de grenades et de concombres pour ses serviteurs excellents;
mais la coutume divine est qu'ils les demandent, montrent
une attention complète, et présentent avec supplications
leur requête à sa cour qui ignore le refus, afin que l'objet
recherché et demandé soit réalisé. « C'est ainsi que le poète
a dit :
« Ce fut la supplication et la douleur de Marie, qu'un tel enfant
Jésus] commençât à parler [dans son berceau] ».
Il a dit encore :
Demande, ù mon cœur, ce que lu veux; le don est en argent
monnayé, et le roi est présent. Si celte beauté n'en donne pas
l'ordre, va jusqu'à l'année prochaine ».
Il ordonna de distribuer ces concombres à tous les amis
et aux habitants de la forteresse ; ce jour-là. tous les fils
d'émir devinrent serviteurs et disciples, sauf que Xedjm-ed-
dîn Dizdàr était resté sur cette pensée : « Avant ce moment,
comment ces concombres ont-ils poussé? Quelle est cette
force et cetle puissance que Dieu a données au Tchélébî
'Arif? » Alors le Tchélébî dit : émir Nedjm-ed-dîn, n'as-tu
pas lu l'histoire de Marie, où il est dit : « Secoue vers toi la
branche de palmier, pour que tombent sur toi les dates
358 • LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
fraîches encueilletle ' »? Ce môme Dieu, qui a pu amener à
l'existence, pour Marie, pure de tout contact, des dattes
fraîches sur un arbre desséché, il n'y a rien d'étonnant ni
d'étrange à ce qu'il fasse naître quelques concombres pour la
difficulté de l'âme. Aussitôt ils s'inclinèrent et demandèrent
pardon. Après le départ du Tchélébî, ils virent que le verger
n'avait pas encore produit de fleurs; ce n'est qu'au JdouI d'un
mois que les primeurs du jardin se montrèrent.
« Tout ce que veulent les saints se produit; tous les élres sont
soumis à leurs ordres ».
691. Feu l'émir Nedjm-ed-dîn, gouverneur de la forteresse
de Kawâla, nous a encore raconté ceci : Un jour, le Tchélébî
s'était rendu au couvent de Platon le sage; on nous informa
qu'il était descendu de la forteresse avec quarante à cin-
quante personnes, et que pendant trois jours et trois nuits il
s'occupait de plaisirs en compagnie des moines. Il me passa
dans l'esprit cette réflexion^ que s'occuper de cette manière
pendant les jours révérés qui sont la dizaine de dhou'l-
hidjdjé% [c'est bien étrange], particulièrement dans la société
de ces moines. Immédiatement le Tchélébî me lança un cri
et récita ce quatrain :
« Dans la voie de Dieu, ne fais pas usa^e d'associé; n'ouvre pas
les deux yeux pour blâmer les gens.
« Dieu connaît le secret de chaque serviteur; regarde en toi-
même, et ne commence pas à bavarder ».
De sa main bénie, il lança la coupe sur le dallage de
marbre avec une telle colère violente que nous fûmes tous
hors de nous par la terreur que cet acte nous inspira.
Cependant la coupe, restée pleine de vin, se mit à tourner
aux regards du Tchélébî, sans verser une goutte ni être
brisée. « Si elle s'était brisée, dit-il, et si le vin s'était
répandu, nous serions retournés en arrière et nous aurions
1. Qov., XIX, 25.
2. Les dix jours qui précèdenl la VHq des Sacrifiées.
AMIR ARIF 359
respecté les jours vénérés pour faire plaisir à notre Nedjm-
ed-dîn; mais en vérité il faut savoir que. le Dieu très haut a
rendu vénérables ces jours-là pour lexislence bénie de ses
chers amis; car, sans cette existence, quel éclat auraient le
monde d'ici-bas et celui de la vie future? Quelle lumière,
quelle valeur auraient la mosquée et la Ka'ba? » C'est ainsi
que le poète a dit :
« Qui, à chaque instant, augmente la gloire de la Ka'ba? Cela
lui est venu des sincérilés d'Abraham ».
Comme dans le qualrain suivant :
« Le derviche est en dehors du corps et de l'âme ; le derviche
est au-dessus de la terre et du ciel.
« Le but de Dieu, en créant le monde, n'était pas sa création;
le but de Dieu, c'était le derviche ».
Demandant sincèrement pardon, nous devînmes ses ser-
viteurs.
692. Dans le couvent attenant au tombeau sacré, où demeu-
rait le Tchélébi, il y avait un agréable bassin bâti de marbre
blanc suivant les principes; il avait été envoyé de Kutahia à
Sultan Wéled. .Aux jours de l'interrègne qui se produisit à
Qonya, lorsque le Tchélébi était parti en voyage pour la hante
Asie, l'undes lieutenants des fils de Qaramàn, nommé Djélàl
Koiitchek. avait fait enlever ce bassin du couvent, par ruse,
violence et audace impie, l'avait transporté à Larenda et
l'avait installé à la porte de son palais; il ne s'en était pas
soucié autrement. De retour à Qonya, le Tchélébi s'aperçut
que le bassin n'était plus en place; les yeux remplis de
larmes, il en fut douloureusement affecté. Il envoya le récit
de cet incident aux fils de Qaramân. A la lecture de sa lettre,
l'émir Bedr-ed-din Ibràhîm-beg que Dieu illustre ses vic-
toires!) s'occupa de rechercher le bassin, fit punir cet indi-
vidu et le destitua de son poste; il le disgracia, et cette
infortune coûta la vie au coupable. Il lit mettre le bassin sur
une voiture, l'envoya au mausolée béni, présenta des excuses,
et envoya de nombreux cadeaux.
360 LES SAINTS DÉS DERVICHES TOURNEURS
Le lundi, quand on vint lui annoncer que le bassin
arrivait, le Tchélébî se porta à sa rencontre, suivi de tous les
récitants du mausolée; il le revclit de son propre fdrédjé et le
réinstalla avec une joie parfaite. « Une indication merveil-
leuse, dit le Tchélébî, m'est venue à ce propos du monde de
l'au-delà; il y a là pour vous aussi une bonne nouvelle éton-
nante. En effet un bassin, qui n'est qu'une pierre sans apti-
tude, un fragment de minéral, qui n'a pu rendre à notre
famille de service, ni lui tenir compagnie, ni profiter de la
gnose, qui n'éprouve aucun plaisir à notre vue, à nos mys-
tèi'es et à nos paroles, sauf qu'il a séjourné quelque temps
dans ce lieu et s'est trouvé sous les regards des hommes de
Dieu, l'Etre suprême n'a pas trouvé licite qu'il séjournât au
milieu de gens au cœur de pierre, éloigné de ce séjour;
comme cela a eu lieu effectivement, il a trouvé an moyen
élégant de le ramener ici et de le rétablir à sa place primi-
tive. Maintenant, nos amis qui, depuis des années, de leur
âme et de leurcoHir, dans leur parfaite confiance, leur raison
entière, leur certitude que n'efïleure pas le doute, rendent
des services à notre famille bénie et pratiquent la société des
saints, et nous aident de leur âme, de leur corps, de leur cœur
et de leur fortune en vertu de ce passage du Qorân : « Faites
des efforts dans la^^oie de Dieu au moyen de vos biens et de
vos personnes ' »_, comment Dieu pourrait-il admettre de les
abandonner dans cette tristesse de l'exil, au milieu des
libertins sans religion et des infidèles sans certitude? Comment
les priverait-il de sa vue? Dieu nous garde qu'il leur refuse
ses grâces immenses, ses bienfaits universels, lui qui est un
Seigneur généreux et doux pour ses serviteurs? » Et il
ajouta :
( Vers arabe.) « Dieu nous garde qu'un être pareil à toi jette dans
le désespoir celui qui espère en loi ! Ton pardon est immense et
tes dons sont amples.
[Vers persan.) « toi qui donnes le pain quotidien à ton empire
1. Qor., IX, 41.
AMIR ARIF 361
et aux anges, ù pôle sur lequel tourne le ciel, Dieu nous garde que
cette bonté et cette hospitalité découragent tes hùtesl )
Les amis firent des démonstrations de joie et de recon-
naissance, et donnèrent des cadeaux; ce jour-là, il y eut
grand concert dans le mausolée, et le Tchélébî dit ce
quatrain :
i< Toutes les portes sont fermées, sauf la tienne, de sorte que
l'étranger ne puisse se diriger que vers toi.
« porte de générosité, de gloire et d'illumination, le soleil, la
lune et les étoiles sont tes serviteurs ».
693. D'après le roi des lieutenants, AkhîMoûsà d'Aq-Chéhir
(miséricorde de Dieu sur lui!), on raconle ceci : Le Khàdjè
Qamar-ed-dîn le lieutenant, qui était le serviteur du fils
d'Achraf et dans la ville d'Aq-Cliéhir un gouverneur plein
d'arbitraire, était un négateur forcené. Il forma un jour le
projet de donner au Tchélébî la permission de quitter
Aq-Chéhir, afin de lui faiie faire un voyage, car les émirs et
les débauchés se rassemblaient à son service : et cela dans
la crainte qu'il ne se produisit un mouvement honteux et
des paroles déplacées; mais il n'avait jamais exprimé cette
pensée. Par hasard, il rencontra ce même jour, à la prome-
nade, le descendant des lions qui lui dit ; Holà! Qamar-ed-
dîn, les amis savent qu'on nous chasse de la ville; car, si l'on
nous chasse, il est à espérer que nous reviendrons; mais les
personnes que nous, nous chasserons, deviendront tellement
anéanties qu'elles ne reviendront jamais à l'existence ».
Immédiatement ce personnage descendit de cheval, s'inclina
et devint disciple; ayant fait amener un bon cheval [h titre
de cadeau], il rendit des services hors de toute mesure.
694. Il y avait à Toqat un çoûfî considéré qui parfois se
livrait aux dénégations, critiquait les prosternations des amis
et, par imitation, manifestait de l'opposition. Il rencontra un
jour le Tchélébî; on eût dit que celui-ci se trouvait en face
d'un adversaire. Il lui dit : derviche, il ne convient pas que
tu te prosternes devant nous, car, de ta part, ce serait pure
362 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
infidélité; en eiïet, tu nous considères comme un homme
pareil à toi, tu n'a pas dépassé la qualité d'être humain, tu
n'as pas obtenu celle de l'ange : ce regard de Satan est pour
toi une tromperie.
;< Tant que tu considères les amis comme des hommes, sache
que ce point de vue est l'héritage du Diable.
« Tu ignores les lumières que renferme le cœur intelligent
du directeur spirituel, parce que tu es un âne. D'un autre
côté, ne pas se prosterner devant nos amis est une infidélité
absolue, car c'est l'œuvre des aveugles de s'appuyer sur la
lumière de Dieu et d'imiter la conduite de Satan : c'est un
grand péché. Nos amis, de toute éternité, sont les serviteurs
de l'ordre qui a été donné : « Prosternez-vous devant Adam :
ils le tirent, et ne furent pas orgueilleux ' ». Cet acte, de leur
part, vaut cent mille dons; de la part des démons, c'est une
infidélité et un refus. Une personne qui se rattache au refus
des négateurs, ne peut produire, dans l'ivresse de cet orgueil,
que l'application de ce passage : « Il refusa et s'enor-
gueillit ^ »; sur son diplôme, on ne peut écrire que cet autre
passage : « Et il fut un des infidèles ^ ». Aussitôt le derviciie
au cœur blessé déchira ses vêtements, devint serviteur et
disciple, offrit sa mule en cadeau, présenta des excuses et fut
sauvé.
69o. On rapporte que le Tchélébi 'Arif, continuellement,
depuis son bas âge jusqu'à l'approche de la vieillesse, ouvrait
de la bière de notre maître^ et donnait des signes provenant
du monde, dépourvu de signes, de ce souverain : toujours, le
faucon de son âme, prenant son essor, volait au pinacle de
cette grandeur. Mais Sultan Wéled, par jalousie, fut attristé
et dépité de ces rapports, de cette croissance, de cette gloriole ;
1. Allusion àQo)'., II, 32; XVII, 63; XX, 115.
2. Qor.,U, 32.
3. Ibidem.
4. Foqqa èz hazrhl-i Mauldnâ (/ocliâd; le sens île cette expression m'est
inconnu. ,
AMIR ARIF 363
il se disait : << Ârif est mon fils : il faut qu'il lise mes paroles,
et les dise d'après moi ; il faut qu'il se rattache à moi,
et expose les preuves données par mes vers. Que signifie qu'il
parle loujours d'après les idées de noire Maître, et qu'il soit
occupé de ses paroles? » Les amis s'inclinèrent et ne dirent
rien. Tout à coup, le Tchéiébî entra par la porte, s'inclina et
se tint debout pour s'entendre verbalement avec Sultan
Wélcd. Celui-ci lui dit : « Arif! où as-tu vu mon père,
notre Maître? Comment as-tu pu atteindre sa conversation,
puisque toujours tu le vantes de lui et parles d'après lui?
Je veux que dorénavant tu parles d'après moi. » — « Je n'ai
point, répondit son fils, un tel œil qu'il mérite de voir notre
Maître ; d'où me viendrait-il? Comment pourrais-je voir son
immensité inexplicable? Toutefois, notre Maître m'a regardé
d'un œil favorable, et m'a donné une vue qui me permet de
le contempler. » Sultan Wéled montra alors un extrême
contentement, embrassa les yeux bénis de son fils, le couvrit
de bénédictions, le prit sur son sein et revêtit ses épaules
d'un beau manteau d'honneur.
On raconte aussi que la grande Kirâï (que Dieu soit
satisfait d'elle! aimait beaucoup le Tchéiébî 'Àrif; elle le
faisait asseoir constamment sur ses genoux, et lui donnait à
manger des mets sains; elle lui disait : Bravo! grande âme
douce qu'a cet enfant! Elle l'embrassait à coups redoublés et
le faisait dormir dans ses bras.
Mèlèké-Kbàfoùn. fille de notre Maître (que Dieu sanctifie
leur mystère à tous deux!) pressait le Tchéiébî dans son
giron, plaçait son visage contre le sien et disait : « C'est le
parfum de notre Maître qui vient d 'Arif : car, si Dieu (qu'il
soit exalté!) enlève de sa face le voile de la jalousie, il con-
duira dune extrémité du monde à l'autre les lumières de son
âme, et en illuminera l'univers ». Il faut, en effet, une âme
extrêmement claire et un œil illuminé pour comprendre la
lumière d 'Arîf, et en avoir la perception.
696. Lorsque Fakhr-ed-dîn Làlà * (que Dieu ait pitié de lui !),
1. On appelle Idlâ un domestique qui joue le rôle de bonne d'enfants.
364 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
après avoir pris sur son épaule le Tchélébî, l'emportait fré-
quemment chez Ilosâm-ed-dîn, celui-ci se levait à sa ren-
contre, prenait l'enfant des mains du Lalà, le plaçait sur sa
nuque, l'emmenait dans l'intérieur de la maison, l'embrassait
sur la tête et les joues, et lui baisait la main. Le Tchélébi
Arîf en faisait autant pour Ilosâm-ed-dîn, qui lui donnait
des sorbets, des sucreries et des mets. Toutes les fois qu'il
sortait, il prenait la peine de le revêtir de vêtements précieux
de toute espèce et de turbans égyptiens; il disait : « Plût à
Dieu que Sultan Wéled m'eijt confié 'Arif ; j'aurais été bonne
d'enfants de tout mon cœur et de toute mon âme; je me
serais acquitté de même des soins de son éducation, conve-
nablement ; mais il s'en est abstenu par crainte des attaques
des envieux; je remplis cet office à la façon d'un étranger,
et je m'efforce de veillei- à son état; j'espère qu'il sera l'objet
de l'attention des êtres spirituels et que les lumières de son
âme entoureront l'univers. Du moment qu'il possède les
lumières de sept saints, finalement il deviendra le guide des
Pôles )).
697. Il y eut un jour une grande controverse, nous ont dit les
nobles compagnons, entre le Tchélébî et 'Alà-ed-dîn de Qîr-
Ghéhir; ce dernier, surnommé Khichâwendî, disait : « Je suis
aussi de la race du grand Maître ; pourquoi me considérez-vous
comme étranger, ne faites-vous pas attention à moi, et ne
m'accordez-vous aucune espèce de pouvoir? Il n'est pas
raisonnable de manquer d'égards à un fils pour le péché de
son père ». Le Tchélébî répondit : « Tu n'as aucun rapport
avec notre Maître ; pour notre famille, tu es un membre mort;
on a coupé ta branche de cet arbre fortuné, on s'en est lavé
les mains; c'est pour vous qu'a été révélé le verset :« Il
n'est pas de ta famille ; c'est une œuvre malhonnête * ».
« Dieu ma donné du vin, et à loi du vinaigre; du moment que
c'est le destin, pourquoi nous disputer? »
1. Qor., XI, 48.
AMIR ARIP 365
« Qui es-lu donc, reprit 'Alà-ed-dîn, pour m'enseigner la
gnose et chercher une préférence à mon détriment? « —
M Je suis, répondit le Tchélébî, le cimeterre de notre Maître ».
— « N'es-tu pas un lion de mauvais augure? » — « Non pas,
je suis un troisième lion ' ». Réduit au silence, il s'enfuit
au dehors.
698. On rapporte encore, d'après les mômes, que le Tchélébî
avait un lieutenant dans la ville de Nigdé, nommé Nàçi^-
ed-dîn Çabbàgh ; c'était un homme plein de co'ur, entrepre-
nant ^ honnête, qui avait pris dans ses filets tous les fils de
grands personnages de celte ville. Toutefois les savants, les
séyyids et les grands de cette localité s'élant hypocritement
mis d'accord, tentaient de supprimer sa situation et d'éloi-
gner les hommes qui l'entouraient; ils faisaient de grands
efforts pour déraciner cette société; mais comme la faveur
de Dieu et la pensée de leur directeur spirituel étaient les
auxiliaires de ces derviches, ils n'y réussirent pas. Un jour,
les séyyids s'étant tous réunis dans le couvent dépêchèrent
quelqu'un pour amener JSàçih-ed-dîn, pour disputer avec lui
sur la prohibition du concert, le convaincre, disperser sa
société et s'en débarrasser. Le cheikh Nàçih-ed-dîn, héros
de la voie de la vérité, rassembla ses adeptes, et se mit en
route pour se rendre auprès do celle assemblée d'ennemis.
Il avait un petit chien nommé Qitnnr, héritier du chien des
Compagnons delà caverne, qui participait à la connaissance
de la mystique, et l'accompagnait au milieu de la foule.
Quand ils arrivèrent à la porte du couvent des séyyids, ils
virent que les grands personnages avaient rempli complète-
ment le grand sofa et la cour de l'édifice, et (^u'on avait jeté
au milieu le tapis de prière du cheikh du couvent. Par la
toute-puissance du Créateur, ce petit chien courut en avant
au milieu de ces gens, monta sur le sofa et urina sur le tapis
de prière ; on ne put pas l'en empêcher, malgré les cris et les
1. Si, siyoum ckîr-'em. Jeux de mots, entre choiim et si'jouin.
2. Çahib-qadam.
366 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
appels. Il descendit tranquillement et partit. Le chéïkh
Nàçih-ed-dîn, pris d'un grand trouble, s'écria : « grands
de la religion, c'est nous qui avons enseigné cet acte à ce
chien ; c'est un dressage ». Tous furent couverts de confu-
sion. Alors le chéïkh du couvent, le séyyid Nàçir-ed-dîn,
otîrit ses excuses en pleurant, crut à la réalité de la mani-
festation de notre Maîlre, et admit le concert et la réunion
des amis ; jusqu'à la fin de sa vie, il les aida et les appuya ;
tous devinrent amis et disciples, amateurs de concert et
d'auditions, et en profitèrent.
699: Séyyidî Ahmed Koûtchek Rifâ'î, crème des ahdâl et
des gens libres, était venu rendre visite au Tchélébî dans la
ville d'Amasia; après qu'ils eurent échangé des paroles
plaisantes et pleines de mysticisme, une troupe d'adeptes de
cet Ahmed entra, manifesta des troubles et des actes de
folie. Séyyidî Aiimed, pour les excuser, dit : « souverain
des mystiques, la plupart de ces fous dansent au son de la
courge ». — « C'est très bien, répliqua le Tchélébî, et les
actes des derviches sont chose aimée ; toutefois, il y a là une
situation bien étonnante; vos amis dansent au son d'une
courge vide, tandis que les nôtres frappent une courge pleine
de mélodie ; il y a une énorme différence entre l'une et
l'autre ». Séyyidî Ahmed fit alors présent d'un beau cheval
et d'un vêtement d'Egypte, et fit montre de bonne volonté;
le Tchélébî également revêtit son interlocuteur des vêtements
qu'il portait; ils devinrent amis et frères, il y eut entre eux
des démonstrations étonnantes d'amitié mystique.
700. A Erzeroum, la fille de Gurdjî-Khâtoûn, reine du monde,
'Aïn-el-hayàt (que Dieu illumine sa preuve!) qui était une
amie des derviches, avait invité un jour le Tchélébî à venir
dans son palais; celui-ci était suivi de Çalâh-ed-dîn Adîb et
des grands amis. Cette dame commença à s'informer, auprès
du Tchélébî, de la santé de Sultan Wéled et de la réunion
des compagnons du mausolée et des amis du Collège; elle
posait les questions une à une, et Çalàh-cd-dîn faisait fonc-
tions d'interprète et expliquait la situation, c Ce que nous
AMIR ARIF 367
apprend le Maulawî, dit 'Ain-el-hayàt, est exact, et môme
cent fois aulant; mais ce jeune homme n'a pas une langue
[assez exercée] pour parler ; je veuxentcndre ces paroles de la
bouche du Maître ». — « Les mystiques, répondit aussitôt le
ïchélébî, parlent dans la cabine d'isolement ; il est à espérer
que cela pourra avoir lieu ». 'Aïn-el-hayàt sentit, à celle
idée, un bouillonnement dans son cœur; le feu de l'amour
mysti(jue s'enflamma; de tout cœur, elle fut ravie par la
passion que causait le Tchélébî; pendant des années elle
nourrit cette ambition. Elle disait :
« L'amour est agréable dans la tète du fou, à la coDdition que
cet amour soit pour toi ».
Elle rendit tant de services qu'on ne pourrait les énumérer.
701. Les nobles compagnons ont encore raconté ceci : Le
Tchélébî Ârif (que Dieu magnifie sa mention!) élait tombé
excessivement malade dans la ville d'Alàyà; sa maladie se
prolongeait, et les amis avaient désespéré de sa vie ; nuit et
jour, ils demandaient au Seigneur, en gémissant, le rétablis-
sement de sa santé. Un jour, tout à coup, un cavalier turc
passait au galop en face du Tchélébî; celui-ci s'écria :
maladie! c'est assez, voici le moment de partir en voyage ;
va-t-en et enveloppe ce cavalier. Immédiatement le cavalier
tomba de cheval ; on le mit dans un lapis grossier et on le
porta à sa maison. Au bout du troisième jour, ce musulman
trépassa, et la santé revint au Tchélébî, qui partit dans la
direction d'Adalia, louant Dieu et se confiant en lui.
702. Le Tchélébî, dit-on, était tombé excessivent malade
dans le mausolée sacré; il resta alité pendant plusieurs mois. ^
Les médecins étaient impuissants à traiter ce cas, et tous les
amis en étaient profondément affligés. Sultan Wéled, qui
venait constamment le voir, en paraissait très agité et trou-
blé ; il n'avait plus de Iranquilité. Le roi des compagnons,
Tchélébî Djémàl-ed-dîn, fils du Sipehsàlàr, vint un jour voir
le malade avec sa suite. « Je meurs de cette maladie, lui dit
le Tchélébî ; j'en suis 1res alTecté ; je voudrais que l'un des
368 LES SAINTS DES DERVICHÎîS TOURNEURS
amis la prît en charge pour que je puisse me reposer quel-
ques jours. » Tcliélébi Djémàl-ed-dîn, sincèrement et en
toute certitude, accepta celle proposilion, « afin, dit-il,
que le Tchélébî puisse se lever. » Aussitôt le tempérament
de cet ami changea ; il lesta couché un mois entier ; quant
au 'J'chélébî, il quitta ses vêlements de nuit et put se mettre
en marche. Cependant tous les compagnons venaient à plu-
sieurs reprises rendre visite au nouveau malade ; les grands
de la ville compatissaient à son mal ; mais le Tchélébî ne se
souvint pus de lui et n'alla pas le voir. Alors Djémâl-ed-dîn
lui envoya comme messager Tchélébî Chcms-ed-dîn et dit
la plaisanlei'ie suivante: « Tu m'as rendu malade, tu m'as
constitué le porteur de Taccident airivé à ta perfection; tu
ne t'en soucies pas, et tu ne viens pas non plus me voir. Au
nom de Dieu, fais une bonne action ; lève-toi et viens t'as-
seoir au chevet de ce pauvre serviteur, pour que la cause de
cette maladie cesse et que ma santé absente revienne. » 11
dit aussi ce vers :
« Tu es la santé ; quand lu viendras et que lu te montreras^
l'armée des douleurs s'enfuira; elle tournera le dos. »
Effectivement, le Tchélébî vint voir le malade et resta
assis une heure à son chevet; il dit ces mots: « Pour vous
aussi, c'est fini. » Le fait est que, ayant recouvré la santé,
Djémâl-ed-dîn, le troisième jour, se rendit au bain et eut
l'honneur de rendre visite au Tchélébî.
703. Un des grands de l'époque méconnaissait le Tchélébî,
faisait des objections, et se détournait de lui, mu par ses in-
tentions mauvaises. « Ces manœuvies de débauchés, cette
liberté insouciante ne sont point bonnes ; mettre le pied
sur ce tapis pour autre chose que l'idée d'être à l'aise n'est
point béni, » Par hasard, dans une réunion, il se trouva en
face du Tchélébî ; celui-ci, au cours de la conversation, dit :
« Un derviche allongeait ses pieds au milieu du carrefour
du marché et s'y couchait en loule Iranquililé. Un mystique
vint à passer et lui coupa la route en disant : Quelle sorte
AMIR ARIF 369
de derviche es-tu pour étendre tes pieds et dormir d'un sono-
meil insouciant? C'est, répondit-il, parce que j'ai raccourci
mes mains pour ne pas loucher à des choses qui ne me
regardent pas. et que je me suis débarrassé de Ja présomption
de ce monde trompeur ; j'ai renoncé aux passions. Il ajouta:
« Puisque j'ai raccourci ma main et mon cœur loin des affaires
du monde, j'allonge mes pieds selon mon désir, ô homme heu-
reux I »
Celui qui l'avait criliqué demanda pardon et devint un
disciple entièrement sincère.
704. Les transmetteurs de traditions nous ont fait connaître
qu'il y avait à Qonya une dame très belle, qui par sa beauté
et sa perfection était le miracle de l'époque : on l'appelait la
fille d'Avériyà; elle était fort à l'aise. Tout duo coup elle
fut ravie par l'esprit d'Arif; nuit et jour elle devint agitée ;
abandonnant sa famille, elle resta assidûment auprès de lui.
Quand elle prenait sa harpe en mains, la guerre éclatait
entre les contraires ; le cœur entlammé des hommes brûlés
par la voie mystique devenait sec. Tout ce qu'elle possédait,
meubles, argent monnayé, biens-fonds, villages, elle sacri-
fia tout pour celte passion ; elle brûlait du désir de s'unir
avec lui. Pendant longtemps elle fut dévorée par les regrets
[de n'avoir pas atteint son but . Un jour, une démarche
inconsidérée de sa part, une manière honteuse que l'on vit
chez elle fâchèrent le Tchélébî. Cette nnit-là, il déchira du
coin de son turban béni la grandeur d'une œillère et la lui
donna. « Que dis-tu? s'écria la dame ; que dois je faire? "
— « 11 faut mourir », dit le derviche. Elle éclata en plaintes
et se montra misérable ; mais rien n'y fit. La seconde nuit,
ses esclaves, ayant trouvé une occasion favorable, l'assassi-
nèrent ; ce morceau d'étoffe de Chàch, ils l'avaient attaché
sur son visage en guise de voilette, et on l'enterra ainsi.
Ce jour-là, dans sa tristesse, le Tchélébî victorieux dit ce
quatrain :
Tome 11, i4.
370 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Toute tunique que la main de la patience a rendu légère, la
poigne du chagrin de son deuil Ta déchirée.
« Hier son visage déshonorait le feu [par sa splendeur] ; aujour-
d'hui c'est le vent du destin qui en a fait de la terre. »
Pendant près de quarante jours il porta le deuil, eut pitié
d'elle et dit :
« Ne reste pas insouciant, car ce temps est précieux; tout
souffle que tu expires est une vie chère.
« Une vie qui est venue et qui partira, ne la laisse pas perdre,
car c'est un hôte qui t'est cher. »
Il ajouta ce quatrain :
« Déchire ce monde, car il est une lice bien étroite; c'est le
modèle du présent et de l'impossible.
« il n'est pas possible qu'on y soit éveille ; comprends que le
monde est un songe imaginaire. »
705. La sainte de Dieu sur la lerre,Kérîmd-Khûtoûn, fille du
cheikh Mohammed lo servileui' (que Dieu ait pitié d'eux!),
nous a raconté qu'un individu, nommé Akhî Poûlâd, était
venu du district des Oùdj visiter le mausolée ; il voulait,
après avoir reçu le flambeau et le diplôme de licence, s'éta-
blir dans la province du fils d'Aïdin ' et y instituer le rite du
concert. Un jour, lise montra impudent au service de 'Ârif
et proféra des paroles impolies. LeTchélébî, fâché contre lui,
ne dit rien. Cependant cet individu enlra le matin dans le
mausolée béni. « J'étais assise en observation, dit Kérîmé,
dans le parterre du Tchélébî Hosâm-ed-dîn ; je vis ce dervi-
che faire la tournée rituelle autour du tombeau, mais il
n'avait plus de tête. Cependant il sortit et se dirigea du côté
de la ville. A ce moment le préfet de police le rencontra à
la porte du marciié aux chevaux ; on le mit à mort inconti-
nent. Je vis ensuite le Tchélébî entrer dans le mausolée;
il me dit : « Cet individu que tu as vu ce matin sans têle, vient
en effet de la perdre à l'instant ». Il était encore occupé à
me parler lorsque la nouvelle arriva que les gens de la
1. Province d'Aïdîn-Guzèi-Hicâr.
AMIR ARIF 371
dynastie de Qaramàn avaient mis à mort Akhî Poûlàd.
« mon fils, sois poli en présence des hommes ; ne pose pas
ton pied avec audace ; sinon la tête s'en ira.
Il fit un signe, et on Tenlerra.
706. L'humble serviteur [auteur de ces pages, Aflâkî] se
tenait debout, avec un groupe de compagnons, au service du
Tchélébi, à la porte du mausolée sacré; tout à coup survint un
derviche, aux apparences de çoûfi, qui venait visiter le noble
édifice. « D'où es-tu et d'où viens-tu? » lui demanda le
Tchélébi. « Je viens de Syrie, répondit-il ; je suis arrivé en
Asie-Mineure poussé par l'amour de notre Maître, afin de me
prosterner la face contre terre devant son tombeau. Pendant
bien des années j'ai habité Jérusalem, je me suis mis au ser-
vice de lami du Miséricordieux* ». Il dit des paroles abon-
dantes sur la grandeur de ces contrées et le désir qu'on a
de les visiter. Celte nuit-lîi, on conduisit ce derviche dans
le lieu de réunion et on y lui donna Ihospitalité. L'imagi-
nation du site d'el-Khalîl (Hébron) ne se forma pas réellement
dans mon esprit, et le désir de le voir fut tellement prépon-
dérant qu'on peut à peine le dire. Cette même nuit, je vis en
songe qu'on frappait à la porte de l'enclos du mausolée et
qu'on demandait à entrer ; avec une politesse parfaite, j'ouvris
la porte et j'aperçus quatre jeunes gens qui entraient, por-
tant une grande civière sur leurs épaules ; après avoir ouvert
la porte donnant sur le rauza^, ils placèrent cette civière sur
rexti'émité de l'escalier; l'un des quatre jeunes gens s'avança
pour accomplir les fonctions d'imam dans la prière des funé-
railles. Je leur demandai : A qui est cette civière? Ils me
répondirent : C'est celle d'Abraham, lami de Dieu. Alors
Abraham lit un signe qui voulait dire : Enterrez-moi dans cet
enclos. Lorsque la prière fut achevée, on l'enterra sous le
pupitre^ du Methnéwî, et les quatre jeunes gens sortirent. Je
1. Abraham, enterré dans la ville d'Hébron, qui a pris de lui son nom
actuel de Khalil-er-Rahman.
2. Parterre.
3. Ralil, pupitre pliant pour la lecture du Qorân et des livres sacrés.
372 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
m'éveillai à la suite de la terreur causée par ce songe; je
poussai des cris et manifestai des troubles ; après avoir
accompli l'ablution, je m'occupai de prier en présence du
mausolée. Une fois la prière du matin achevée, ainsi que la
récitation du Methnéw^î spirituel, je sortis pour avoir
l'honneur d'être admis au baise-mains et à la prosternation
mystique devant le Tchélébî. Celui-ci me cria de loin :
«( Holà! Khâdjé 'Attàri, tu as vu où on a déposé Abraham
l'ami de Dieu; c'est afin que tu saches que toutes les âmes
pures ne manquent pas de rendre visite au Tchélébî, et que
les allées et venues des habitants de l'au-delà sont ininter-
rompues. » C'est ainsi que le poète a dit :
«Tous mes jours sont-des vendredis; mon prône est perpétuel,
ma chaire est élevée, et mon but, c'est l'humanité !
« Lorsque les marches de celte chaire seront vides d'hommes,
les esprits et les anges m'apporteront des cadeaux de l'au-delà. »
Aussitôt je m'inclinai et demandai pardon, afin de ne pas
avoir la pensée de m'absenterdu service de cette Majesté, et
de reconnaître le bonheur de sa compagnie comme venant
de son extrême bienveillance; pour que je sois reconnais"
sant de ce bienfait et me souvienne de cette générosité.
Le poète a dit :
« Lorsque tu trouveras la société du Véridique, considère ce
succès comme un butin.
« Et si une personne trouve la [véritable] voie, dis en secouant
la tète : Cela vient de leur miséricorde et de leur attirance. »
707. Un savant versé dans les différentes disciplines ^ était
assis un jour en compagnie du Tchélébî, et contemplait ses
mouvements exléiieurs et ses gracieusetés plaisantes; il se
montrait stupéfait. Il lui passa alors dans l'esprit cette pen-
sée : Comment est donc son miracle intérieur et intelligent ?
1. « Monsieur le droguiste » ; il parait donc qu'Atlàlii exerçait celle profes-
sion dans la vie privée.
2, Molébahhir ; vas. lii : molédjabbir.
AMIR ARIF 373
« Mon ami, lui dit immédiatement le Tchélébî, tel que je
suis, je suis tout entier un miracle; quel miracle cherches-
tu? N'as-lu pas entendu dire ce qu'a prononcé Abou-Hanîfa :
« Le jurisconsulte et le mystique sont' tout entiers des mira-
cles innombrables ? » Au même moment le savant s'inclina,
devint sincèrement disciple, et connut le mystère d'Arif.
708. Un soir, le roi des émirs, Mobàriz-ed-dîn Tchélébî
Mohammed-beg, fils d'Achraf, avait invité le Tchélébî dans
la ville de Bey-Chéhrî; il s'était livré à des démonstrations
de foi et de croyance et lui avait rendu des services. Ayant
fait venir de son palais son fils Soléïmàn-Chàh, il le présenta
au Tchélébî et fit de lui son disciple ; le maître lui attacha
à la taille une ceinture rare et le renvoya. Mohammed-beg,
s'inclinanl, demanda quelle serait la fin de son fils. « Après
vous, répondit le Tchélébî, la ruine de cette province et la
dispersion de cette réunion auront lieu sous ses pieds; fina-
lement, on le jettera dans ce lac et il y périra. » L'infortuné
père se mit à pleurer ainsi que tous les assistants. « Hélas!
dit le Maître, cet enfant n'a pas de bonheur dans la tête ; il
ne convient nullement au rang de prince ».
« Que de fils de grands, par suite de troubles et de maux,
ont été la honte de leur père par leurs vilaines actions ! »
Il arriva elTectivement comme il lavait dit. Du temps du
gouvernement de Témurtàch ', celui-ci s'empara de Bey-
Chehrî et pilla la ville; quelques jours après on noya Soléï-
mân-Cliàh dans ce môme lac, et la province fut ruinée.
709. Du temps de la dynastie de Qaramân qui régnait à
Qonya, le Tchélébî était partisan des Mongols, ce qui attris-
tait ces princes ; ils étaient dun avis contraire au sien et lui
disaient : « Tu ne veux pas de nous, qui sommes tes voisins
et amis du grand Maître; tu préfères les Mongols, qui sont
des étrangers. » — « Nous sommes des derviches, répondit
1 . Fils du général mongol Tchoban et gouverneur de l'Asie-Mineure, qui
se révolta en 122 (1322) contre Abou-Sa'id, souverain mongol de Perse.
374 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
le Tchélébî, nos regards sont dirigés vers la volonté de
Dieu, pour voir qui il préfère et à qui il confie le gouver-
nement de son empire; nous sommes de son côté, et c'est
lui que nous cherchons.
« Du moment que l'arrêt de Dieu entraîne l'acquiescement de
son serviteur, celui-ci admet sa décision. »
« Actuellement, Dieu ne veut pas de vous; il est pour
l'armée mongole ; il a enlevé l'empire aux Seldjouqides pour
le confier aux descendants de Tchinggiz-Khan ; « Dieu
donne ses possessions à qui il veut * ». Nous voulons ce que
Dieu veut. » Cependant les fils de Qaramàn, bien qu'amis
sincères et disciples de cet ordre religieux, étaient fâchés et
se tenaient sur leurs gardes par rapport au Tchélébî. A cette
époque, ils avaient confié la citadelle de Qonya h la garde
d'un borgne nommé Qilidji Héhâdour; ils avaient fait de ce
pendard un gouverneur de place ^ qui avait sous ses ordres
une garnison de cent cavaliers turcs éhontés. Le hasard fit
qu'un jour le Tchélébî, suivi de ses compagnon?, passait
par la porte de la citadelle dite porte du Sultan; ce Béhâ-
dour prit peur; il ordonna de molester les amis et de
frapper à coups de fouet la croupe du cheval que montait
le Tchélébî. Celui-ci rentra au mausolée béni, vexé et
attristé autant qu'on peut le dire. Au bout d'une heure, une
colique saisit ce Béhàdour à la hauteur du nombril ; il se
roulait parterre et poussait des cris; on eut beau lui donner
des électuaires et de la thériaque, les douleurs ne s'apaisè-
rent pas. Après le troisième jour, au milieu de ces brûlures,
il se montra une tumeur dans son misérable corps, qui
enfla. Poussant des cris et gémissant, il demanda aide et
secours au Tchélébî ; rien n'y fit. Alors on mit sur un cha-
riot ce vil animal et on l'emporta vers Larcnda; au milieu
de la route, il poussa un soupir, la tumeur creva, et il rendit
son âme sans foi à l'enfer. De ce groupe, aucun ne vécut.
1. Qor. Il, 248.
2. Jeu de mots entre dozd-i dâr et diz-dâr.
AMIR ARIF 375
710. L'auteur de ces pages raconte encore ceci : Le cher ami
Djélàl-ed-din KaDgrî (miséricorde de Dieu sur lui ly reçut un
jour Tordre d'acheter, chez les marchands de colonnades',
une belle pièce d'éloffe pour les princes; le Tchélébî lui
remit pour cela la somme de vingt [pièces d'or^. Quand il
apporta la pièce, [le Tchélébîj lui dit : A combien l'as-lu ache-
tée? Il répondit : On demandait vingt-deux [dinars] par pièce;
ayant fait rabattre de deux, j'en ai donné vingt, mais c'est
un b<^au vêtement. — Tu mens, sécria le Tchélébî, tu l'as
achetée à dix-huit, et tu as mis dans ton turban les deux
pièces qui manquent. » Tout confus, il donna vingt autres
pièces d'or à titre de remerciement et fit une vraie repcn-
tance ' eu promettant que dorénavant il ne commettrait plus
d'indélicatesse. Le Tchélébî dit à celte occasion : Qu'un
clairvoyant enlève quelque chose à un aveugle, ce n'esl pas
très étonnant ; ce qui l'est, c'est (jjie l'aveugle emporte quel-
que chose en présence d'un clairvoyant.
« Dieu voit les choses, mais il aime à les couvrir d'un voile ; si
lu dépasses la limite, il esl le loul-puissanl.
71 1 . La dame de la vie future, la sainle de Dieu sur la terre,
la savante mystique Khoch-Liqà de Qonya Dieu l'ait en sa mi-
séricorde ! I, qui était lieutenant [du Maître] dans la ville de
Toqat, et de qui les grandes dames de celte région étaient
disciples, nous a rapporté ceci : L'ami théologien, le roi des
hommes supérieurs, le guide des interprètes [du Qorànj,
Nâçir-ed-dîn le prédicateur, fîls de notre maître Rokn-ed dîn
Ormawî el-\Vélédî el-Qonéwî, était descendu dans mon logis
à Toqat, et avait ravi les habitants de la villf» par la grâce de
son dhikr et de son rapport. Un jour, il dit quelque chose à
l'égard du Tchélébî 'Arif.et moi je m'y opposai ; je rae fâchai
extrêmement contre lui. Aussitôt, plein de dépit, il se leva el
quitta Toqat pour Nigisàr. Celte première semaine, il reçut
1. Le Bezzdziyé de Qonya existe encore aujourd'hui et a été transformé
en un magasin servant de musée.
2. Saçoûh, cf. Qov., LXYI. 8.
376 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
un coup et tomba malade; tous les grands et les compagnons
s'étaient réunis pour visiter le prédicateur, afm de comprendre
la cause de sa maladie et de le soigner après avoir diagnos-
tiqué le malaise. Il leur dit : Lorsque je suis arrivé à Nigi-
sâr et que je montai, le premier vendredi, en chaire, je m'étais
échauffé dans mon sermon lorsqu'un tumulte s'éleva de l'as-
sistance; je vis le Tchélébî 'Arif, monté sur un cheval bai,
une lance à la main, entrer par la porte de la mosquée, s'avan-
cer jusque devant la chaire, et me frapper d'un seul coup de
lance au côté gauche, puis disparaître. Le souffle me fut
coupé ; blessé comme je l'étais, je tombai en bas de la chaire
et m'évanouis. Cependant un groupe de personnes me prit
et m'emmena à ma demeure. L'esprit frappé par celte ter-
reur, je m'alitai et dans toute circonstance qui se présenta, je
me jetai au service des amis. Dorénavant, soyez tous témoins
que moi, l'infortuné, je suis devenu le serviteur sincère elle
disciple pur du Tchélébî, et que je crois en lui ; j'espère que
par la faveur de ce souverain, je m'en irai plein de foi et mour-
rai en vrai croyant. En même temps, je prends la disposition
testamentaire suivante : lorsque le Tchélébî arrivera àToqat,
racontez-lui la manière dont a eu lieu la conversion du
pauvre étranger; peut être sera-t-il miséricordieux. Après
le troisième jour, il se rendit à proximité de Dieu' ; le qua-
rantième, le Tchélébî arriva de Sîwas àToqat et dit: « Notre
pauvre Nâçir-ed-dîn, le prédicateur, est parti d'une manière
étrange ». Je m'inclinai, continua Khoch-Liqâ, et pleurai
très fort en lui demandant : Gomment est la situation de cet
infortuné? Je l'ai délivré de son doute, répondit le Tchélébî;
louange à Dieu! il repose sur la chaire, et a été plongé
dans la miséricorde de Dieu ; il a échappé au feu de la
géhenne. Les amis s'inclinèrent et dirent des actions de
grâces. Au matin, le Tchélébî, avec un groupe de compa-
gnons, se rendit au tombeau de ce grand personnage pour
le visiter, et y renouvela sa faveur.
1. C'est à dire, il mourut.
AMIR ARIF
377
« Du moment que les faveurs sont le refuge de l'àme, comment
serait-elle exposée aux dangers de la route ?
« Dorénavant mon âme et mon cœur sont attachés à la cour de
lami ; dorénavant ma main ne lâche plus la robe du roi. »
Que Dieu sanctifie le mystère de ses nobles compagnons,
comme il a sanctifié le sien !
7 12, Le pauvre auteur de cette ccwn position {que Dieu l'aide!)
rapporte qu'un jour le Tchélébî était venu dans sa maison;
une assemblée de nobles compagnons étaient présenls à cette
réunion et s'y livraient au plaisir; le Tchélébî concéda ses
faveuis et montra l'effet de son pouvoir. Tout à coup
Hosàm sécria : Holàl Aflàkî, je veux te tuer. Je répondis:
Sans doute en esprit. Non, dit-il, au contraire, réellement,
dans la réalité extérieure. Le Tchélébî ajouta: Maintenant,
ces jours-ci, c'est toi qui mourras; reste dans Ion souci
Fâché, il se leva, partit pour Bey-Chéhrî, et arriva malade à
Aq-Chéhir; il partit pour l'autre monde d'une manière éton-
nante. Plein de regrets immenses, le Tchélébî fut pris de
commisération; il se tourna vers les amis et leur dit : Au
regard des hommes de Dieu, se montrer impudent et pronon-
cerdes discours impolis ont des conséquences immensesetnon
bénies; au contraire, se taire dans la société des mystiques
clairvoyants, se montrer humble, c'est un devoir, » Puis il
récita ces vers :
« Quiconque, en présence de ce lion rugissant, ouvre impo-
liment la bouche comme le loup,
« Le lion le déchirera comme il a fait du loup; il lui lira le
passage où il est dit : Nous nous vengeâmes d'eux *,
« Comme le loup, il sera blessé par la griflFe du lion ; celui qui
se montre audacieux devant le lion, est un sot »
713. L'humble auteur de ces pages raconte en qui suit : « En
compagnie du Tchélébî. nous avions quitté Césarée pour
nous rendre à Sîwàs; il y avait parmi nous Tmâd-ed-dîn,
1. Qor., VII, 132; XV, 79; XLIll, 24.
378 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
cadi d'Amasia, Sa'd-ed-dîn, prëdicateiir de Sîwâs, son frère
Medjd-ed-dîn Hàfizh, et d'autres personnages. Le Tchélébî
s'était endormi sur son cheval. Un individu vini nous
annoncer que mon père était mort dans le palais d'Euzbeg-
Khan*; il était lesté beaucoup d'objets dans son héritage,
dont on avait suspendu la liquidation en attendant l'arrivée
de son fils, car le défunt était un personnage de conséquence.
Je fus extrêmement affecté de ce malheur, et je pensai en
moi-même : Lorsque nous serons arrivés à Sîwâs, sans
en demander la permission, j'irai réclamer cet héritage
ainsi que la bibliothèque de mon père; quand j'aurai réussi
dans cette entreprise, je m'empresserai de revenir à la dispo-
sition du maître. Celui-ci s'éveilla en sursaut et poussa un
cri : Nous n'avons pas besoin de cet argent, dit il, et si tu
t'en vas sans permission, tu périras dans la mer. Je me
précipitai en bas de mon cheval et plaçai mon front sur le
sabot du cheval du chéïkh en pleurant; le groupe de der-
viches qui était présent resta stupéfait, ne sachant pas ce
que voulait dire cette situation et quelle sorte d'aventure
c'était. Cependant, levant sa tête bénie, le Tchélébî me
manifesta des faveurs et dit: Tant que je serai en vie, ne
vas pas poursuivre un pareil gibier, de manière que moi
je sois le tien ; après nous, tu sauras ce que tu auras à faire.
Puis il se rendormit.
Cependant le cadi Tmâd-ed-dîn et Sa'd-ed-dîn, avant de
m'interroger, lui avaient demandé [ce que cela voulait
dire], et il leur avait répondu : « Le père du chéïkh
Aflâkî est mort dans la ville de Serai; son fils a voulu
s'absenter sans notre permission et mettre la main sur les
effets [laissés par son père]. Cette absence nous a déplu; je
l'eu ai averti, pour qu'il ne vendît pas pour un fantôme
d'argent inutile la réalité de sa situation, et qu'il n'aban-
1. Euzbeg-Khan, de la branche de Djoutchi, régnait dans le Qiptchaq
depuis 727 (1327) et avait pour capitale Serai. Cf. Munedjdjim-bachi, t. II,
p. 690 ; d'Ohsson, Histoire des Mongols, t. IV, p. 632.
AMIR ARIF 379
donnât pas la société des saints, de peur qu'il ne se repente
et ne perde au change. » Immédiatement le cadi Imàd-ed-din
et Sa'd-ed-din le prédicateur devinrent «lisciples ; quant à
moi, je demandai pardon, renonçai à mon projet et cessai
de m'en occuper.
714. Je sortis un jour de la ville de Tébrîz, me rendant à Sul-
tàniyyè; un grand parmi les gens de mérite de Tébrîz. qui
élait répétiteur dans la coupole de Ghazan, je veux dire
Chihàb-ed-dîn Maqboùlî de Qîr-chèhir (miséricorde de Dieu!),
maccompagnail ; nous marchions en causant. Tout à coup
le Tcliélébî ordonna de châtier le palefrenier, lui adressa
fdusieurs injures et continua sa route. Cependant Chibàb-
ed-din le répétiteur, lâché, commença à dire : Il ne con-
vient pas à un aussi grand pcisonnage de manifester des
sottises ; mais les sols d'Asie-Mineure sont célèbres '. Je fis
des objections à ce malheureux, et je réussis à le faire taire
par ces mots : « Il n'est pas permis, quand on ne sait rien,
de médire des saints ot de prononcer des paroles insigni-
fiantes ». Aussitôt le cheval que montait cet individu se
montra rétif; il le jeta au milieu d'une bouc noire, de
sorte que de la tète aux pieds, il fut plongé dans une tourbe
noirâtre ; il était à craindre qu'il ne pérît étouffé. Je vis
alors le Tchélébî venir en courant; il lui dit : Chibàb-ed-
dîn, il ne faut pas lutter avec les sots d'Asie-Mineure ! «
Alors celui-ci, poussant des cris, se leva et s'inclina; il
changea de vêtements et seiîorça de changer de mœurs au
service du Tchélébî ; il derint son serviteur et son disciple.
Il lui donna une copie du commentaire du Qorân de Nedjm-
ed-dîn Dâyè, qui est le capital des chercheurs du livre sacré,
et lui rendit des services hors de foute limite. Le Tchélébî fit
cadeau de ce comniontaire au roi des auteurs dcdhikr, 'Alâ-
ed-dîn de Qastamoùni miséricorde de Dieu ! ; jusqu'alors il
n'en existait pas d'exemplaire en Asie-Mineure; il se répandit
l. Anadolou qafâ « tête d'AnatoIie » est une injure encore courante aujour-
d'hui dans le turc de Constantinople.
380 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
dans ces contrées grâce à la bénédiction de ce souverain
[le Tchélébîj,
715. Le Tchélébî, en quittant lr>s mines d'Amasia,se rendait
àQastamouni; encours de route, il dit : « Aujourd'hui, nous
rencontrerons des brigands; soyez prêts ». Au bout d'une
heure, près de la forteresse d"Osmandjiq, nous trouvâmes
des brigands d''Aïn-Tâb qui firent un grand tapage et lan-
cèrent sur le Tchélébî une pluie de flèches; l'un des traits
l'atteignit à la jambe; on dit que ce jour-là il avait revêtu,
par dessus sa chemise, un vêlement rapiécé à la mode des
mystiques '. Cependant les flèches touchaient le but et res-
sorlaient immédiatement; les brigands, croyant qu'il avait
mis une cotte de mailles sous sa tunique, lançaient des nuées
de flèches. A la fin, ils dépouillèrent la caravane et enle-
vèrent leurs vêtements aux amis. Ces gens demandèrent au
chéïkh Béhâ-ed-dîn le tailleur, serviteur du mausolée,
quelle sorte d'homme était leur chef. « C'est le Tchélébî
Amir 'Arif, répondil-il, le descendant de notre Maître Djélàl-
ed-dîn ». Poussant des cris, ils se laissèrent tomber de cheval,
se découvrirent la tête et se tinrent debout en équité; tous
devinrent disciples. Ils donnèrent à leur chef le vêtement
rapiécé qu'avait revêtu le Tchélébî et rendirent aux amis
tout ce qu'ils avaient enlevé à la caravane. Ayant bandé à
sec cette blessure, ils prièrent qu'on les excusât; ce qu'il y
a d'étonnant, c'est qu'il n'y avait aucune trace de coups de
flèches dans les vêtements du Tchélébî. Je demandai :
« Aucune douleur n'a-t-elle été ressentie à la suite de tant
de traits, et une blessure a-t-elle atteint la jambe? Que s'est-
il donc passé?» Mon père, répondit 'Arif, ne voulait pas que
je quittasse Qonya ; je ne l'écoutai pas et partis. Cette bles-
sure, ce malheur me viennent du dépit qu'il en a ressenti.
En fin de compte, l'affaire de ces individus fut portée devant
Soléïmân-pacha de Qastamoûnî - ; ils se repentirent de leurs
1. Tigilè-ï 'ârifî.
2. Sur ce prince de la dynastie des Qizil-Ahnied-lu, grand-père de Bayéztd
AMIR ARIF 381
actes de brigandage, entrèrent dans les troupes musulmanes
et s'occupèrent à des incursions en pays ennemi.
716. Lorsque le Tchélébî arriva pour la seconde fois dans
la ville de Làdîq. les grands et les notables se mirent à son
service et lui tinrent compagnie nuit et jour. Toutefois le
cadi Nedjm-ed-dîn Qauçara montra de l'opposition, se mit à
la tête d'un parti, devint son chef et se révolta conire le
prince des mortels ; rendu présomptueux par le rang qu'il
avait atteint, il se tint éloigné du véritable chef. Les com-
pagnons, divisés en deux troupes, virent le dégoût s'emparer
d'eux; certains prirent parli pour lui, tandis que plusieurs
des notables de la ville et des amis continuèrent de se lenir
aux côtés du Tchélébî. Celui-ci, poussé par le mystère qu'il
connaissait, attira devant lui le maître Kémàl-ed-dîn, le
maître Mohyi'd-dîn, et Tùdj-ed-dîn le lecteur du Methnévvi»
les choisit pour ses lieutenanls et leur en délivra le diplôme.
Tous les grands de la ville les suivirent et devinrent disci-
ples ; on construisit une nouvelle zàiciya et l'on commença
à pratiquer la danse rituelle. Elant donné cette situation,
l'infortuné cadi Xedjm-ed-dîn vint un jour, avec ses compa-
gnons, trouver le Tchélébî, se découvrit la tète et demanda
pardon; ils gémirent et s'humilièrent au delà de toute limite.
On eût dit que ces pleurs étaient sincères; mais comme ceux
des frères de Joseph, ce n'était qu'une ruse. Quand ils sor-
tirent, le Tchélébî, les montrant du doigt, dit : « Je lui tirerai
pardessus toutes ses entrailles pour voir ce que feront ses
élèves et comment ils viendront à son secours ». Il arriva
que cet individu s'alita, gémit, demanda le secours du Tché-
lébî, poussa des soupirs et pleura. On lui relira par en
dessous ses entrailles et on les lui coupa. Quand le Maître
arriva à la ville d Egiidoùr ', il dit le soir même ; « Le pauvre
Nedjm-ed-dîn Qauçara vient de mourir». 11 resta un moment
en observation, fut douloureusement affecté et dit :
Keuturum, voir Cl. Huart, Un comnienlaire du Qorân en dialecte tjtrc de
Qastamoûni, dans le Journal asiatique, oct.-déc. 1921, p. 162.
1. Aujourd'hui Egerdir.
382 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Pardonne, ô toi qui possèdes le pardon dans (on coffre! Tu
précèdes tout autre, toute grâce est devancée par la tienne.
« Les autres pardons disent les louanges du tien ; ils ne lui sont
point égaux : « hommes! craignez [Dieu]! * ».
« Pardonne à tes serviteurs adorateurs de leur corps ! Venant
d'un océan de grâce, le pardon est meilleur !
« Ouvre en hâte la route à ceux qui sont souillés, vers l'Eu-
phrate du pardon et la source où l'on se baigne ».
Se levant, il s'écria : « Et ceux qui pardonnent aux
hommes ! Dieu aime les bienfaiteurs! » ^.
« Je pardonne la faute de ce derviche. » La nuit suivante, un
ami cher aperçut [en songe] le cheikh Nedjm-ed-dîn dans un
parterre 1res gai où il se promenait ; il lui demanda : « Qu'est-
ce que Dieu a fait de toi ? » Il répondit : « Si la faveur d"Ârif
n'avait pas intercédé pour moi, je serais resté éternellement
dans les tourments de l'enfer. Grâce à Dieu, j'en ai été déli-
vré, et je me repose ».
747. Le Tchélébî se rendait un jour au bain public. Il dit à
l'auteur de ces pages: « Heste dans ta maison. » On avait
amolli [en y jetant de l'eau], une grande coupe pleine d'abri-
cots [secs], afin qu'il pi*it en goûter, avec les amis, au retour
du bain. En balayant la maison, je trouvai un dirhem sous
la natte du Tchélébi, et je le mis dans ma bourse. Au même
moment mon regard tomba sur la coupe pleine de jus
d'abricot ; ma passion conçut celte inclination de prendre
un des fruits ; mais, ayant demandé pardon, je m'en abstins ;
je luttai et combattis à plusieurs reprises avec ma mépri-
sable passion; je ne réussis pas. Celle-ci, finalement, l'ayant
emporté sur la raison, je plaçai dans la bouche un abricot.
Immédiatement je sentis que mon plaisir intérieur était
troublé et je me repentis. Quand le Tchélébî fut revenu du
bain et que les compagnons furent présents, il dit :. Apporte
devant moi ce bol. Après avoir jeté un coup d'œil sur le bol
il dit : On en a emporté un fruit; on l'a mangé, c'est une
1. Qor., IV, 1.
2. Qor., III, 128.
AMIR A RI F 383
indélicatesse. Pourquoi as-tu agi ainsi, et as-tu commis ce
ciime ? pourquoi une telle Irahisou émane-t-elle de loi? Tu
l'es laissé vaincre par la mallieureuse passion. Une personne
qui étend ainsi la main sur noire bol, que pense-t-elle au
sujet de notre bourse? J'aime les gens fidèles; les souverains
du monde extérieur et ceux du monde spirituel choisissent
des hommes fidèles pour être les gardiens de leur trésor, le
guide de notre religion est Mohammed, l'agent fidèle ; celui
qui lui a apporté la révélation, c'est encore Gabriel, 1 ar-
change fidèle; n'as tu pas lu le vers où le poète a dit:
« Ferme ta bouche et sois fidèle ea conservant les paroles, car
le roi donne à l'homme fidèle la clef de son trésor. »
Eperdu, je me mis à pleurer et demandai pardon. « Doré-
navant, dit-il, ne le fais plus, de manière à devenir, en toute
circonstance, le dépositaire fidèle des secrets des hommes
pieux et libres. » Après le dixième jour, il me dit encore:
« Ce seul dirhem que lu avais trouvé sous ma natte, qu'en as-
lu fait?» Je le sortis de ma poche et le plaçai devant le
Tchélébî, et j'en ajoutai quelques autres à titre de remer-
ciement. Le Maître montra de la miséiicorde, après m'avoir
attribué des faveurs abondantes.
718. Le Tchélébî s'était un jourrendu à l'école des princes;
il dit : « Aujourd'hui, donnez leur congé. » Au bout de quelque
temps, les grands compagnons, s'élanl rassemblés, s'occu-
pèrent de conversation. Ce jour-là près de vingt compagnons
fortunés ayant persisté à humer et à absorber du vin, se
livraient au plaisir, comme Jésus '. Lorsque le tiers de la
nuit fut passé, il ne resta ([u'une buire de vin; l'ami théolo-
gien, petit-fils [par les femmes] de Sultan Wéled, Borhàn-
ed-dîn Elyàs-pacha. était léchanson chargé d'abreuver les
compagnons. A plusieurs reprises, il me lit signe qu'il n'y
avait plus de vin et qu'il fallait s'en procurer; le Tchélébî,
suivant sa coutume habituelle, s'était endormi ; il entendit
pourtant ce que disait ce derviche; il ouvrit ses yeux bénis
i. Jeu de mots entre 'îaà et 'cûchi.
384 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
et dit: « Tu parles beaucoup ! Garde le silence. N'as-tu pas
entendu dire que ce halwâ saint a duré trois ans, venant
d'une seule cruche de miel, et qu'un secours lui venait du
monde do l'au-delà ? Si le Maulawî 'Arif agit jusqu'au matin
au moyen d'une cruclie, cela n'aurait rien d'étonnant. » Il
prit la buire entre ses mains bénies, puis la remit entre
celles d'Elyâs-pacba. Jusqu'à neuf heures du matin *, vingt
hommes burent de cette ctuche; tous, se sentant ivres, s'en-
dormirent. La buire était encore toute pleine.
« Une personne a vu que, d'une seule outre pleine d'eau, tant
d'uulres outres ont été remplies sans difTicullé.
Celle outre était un voile [qui cache la réalité des choses],
une vague de supériorité qui, par l'ordre de Dieu, venait de l'Océan,
son origine. »
Je conservais cette cruche, ajoute le narrateur, et je m'en
servais pour boire de l'eau, à titre de bénédiction; une
guérison prompte se répandait chez les malades [qui en
buvaient].
71 9. On raconte encore que quand les grands de la ville de
Lâdîq, pleins de bonne volonté, devinrent les disciples du
Tchélébî 'Arif, le fils de l'inspecteur se montra orgueilleux,
refusa de se joindre à eux, et restreignit sa bonne volonté.
C'était un fils d'émir considéré et plein de discernement.
Lorsque les amis unanimes entreprirent ledit personnage,
il leur répondit : «Je deviendrai disciple à la condition qu'il
me donne un enfant mâle ; aucun miracle ne saurait être
meilleur pour moi que celui-là. » Le Tcbélébî Mohammed-
beg, Inandj-beg, Toghan-pacha et autres insistèrent :
« Tout ce que tu désireras et demanderas au Tchélébî, tu
l'obtiendras. » On décida qu'à une occasion on l'amènerait
en présence du Maître. Le Tchélébî, étant sorti au matin de
Six zaïviya, marchait solitairement. Par hasard, ce jour-là, il
tombait une neige intense; c'était l'hiver. Il vint jusqu'à la
porte du bain du Khâdjè 'Omar, et s'y arrêta ; il vit qu'on
1. Tchâc/U-i ioltûnt.
AMIR ARIF 385
n'avait pas encore ouvert la porte du bain; or le fils delins-
pecteur. nyanl senti le besoin de prendre un bain, s'était levé
et se hâtait de s'y lendre: il aperçut, dans l'obscurité, une
personne qui se tenait debout à la porte; il s'avança, et
reconnut le Tchéiébî 'Arif; il le salua, et lui baisa la main;
il lui passa dans l'esprit cette pensée: « Peut-être le Tchéiébî
s'est-il livré à la boisson matinale, et poussé par l'ivresse,
est sorti seul. » — « Non, non. dit le Tchéiébî [répondant
ainsi à l'idée non exprimée en parolesl, ce n'est pas comme
tu te l'imagines ; mais je suis venu pour convertir ton âme à
l'islamisme. » Il lui mit entre les mains un bouquet de roses
en disant: « Bénie soit l'arrivée d'un fils I » Le pauvre fils de
l'inspecteur fut interloqué par ce regard incomparable ; il
tomba et s'évanouit.
« Lorsqu'il revint à tui dans le tourbillon de l'aDéantissement,
il criait : mon Dieu ! ô Seigneur 1
Ayant pris rapidement un bain, il rentra à la maison ; il
trouva sa femme extrêmement belle, et s'occupa de lui faire
la cour. Par la toute puissance du Créateur, au même instant
sa femme devint enceinte ; il se leva quand la matinée était
déjà avancée ', il se rendit auprès des émirs, leur raconta
ce qui s'était passé et présenta le bouquet de fleurs. Tous
restèrent stupéfaits, firent des démonstrations de joie ;
apportant de nombreux cadeaux, ils vinrent trouver le
Tchéiébî, qui lit du fils de l'inspecteur un disciple. Grâce
à la faveur du Maître, il atteignit un tel rang qu'il disait
des choses miraculeuses, et résolvait les difficultés spiri-
tuelles; ses désirs religieux et mondains furent réalisés.
Ce bouquet de fleurs, sa femme le conserva pendant des
années ; quand on en donnait un pétale à un malade, il
guérissait. Ce grand personnage répétait continuellement
ce vers :
« Notre directeur spirituel, par l'aide du Créateur, est glorieux;
la poussière de sa rue est meilleure que le musc à l'odeur forte.
1. Tchâcht-i bolènd.
Tom« II. 25
386 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« En présence de la sincère croyance des gens religieux, quicon-
que nie l'existence du saint est infidèle. >>
720. Un çoûfî était entré un jour dans une grande controverse
avec le chéïkh Nâçih-ed-dîn, lieutenant de la ville de Nigdé
(que Dieu ait pitié de lui !); il lui disait : Pourquoi t'attaches-
tu tellenient à ce chien qui s'appelle Qitmîr *? etil énu-
mérait les défauts du chien. Je l'aime, répondit Tinterpellé,
parce qu'il est un saint, qu'il sait distinguer lami de l'en-
nemi, celui qui aime de celui qui nie. Je ne l'admets pas!
s'écria le çoûfî; c'est une chose impossible. C'est le même
chien, répliqua Nâçih-ed-dîn, que celui des Compagnons de
la caverne ; il est de la même race que lui ; il était exacte-
ment de la même couleur.
« Si le chien ne possédait pas la veine de l'amour, comment
celui des Sept Dormants rechercherait- il un cœur ?
« Le lion, le loup, l'ours savent ce qu'est l'amour; celui qui
est vide d'amour est moins qu'un chien. »
Comment nous rendre compte, dit le çoûfî, de celle idée?
C'est, répondit le chéïkh. comme quand tu lui donnes un
gâteau aux amandes ^ agréable, il ne le mange pas, tandis que
de ma main il mangera un morceau de pain sec. Le çoûfi
sortit deux dirhems, pour qu'on apportât du gâteau ; il en
plaça une assiette devant Qitmîr pour qu'il en prenne ; par
la toute puissance de Dieu, le chien le flaira une fois, n'y fit
plus attention, tandis que le chéïkh Nâçih-ed-dîn lirait de
dessous son bras un morceau de pain sec qu'il plaça devant
Qitmîr; celui-ci s'accroupit avec un appétit parfait et le
dévora en entier. Le pauvre çoûfî, renonçante son orgueil
et à sa haine, fit montre de bonne volonté et pratiqua le
dépouillement. Le chéïkh Nâçih-ed-dîn le revêtit de son
propre férédjé\ finalement ce çoûfî devint le disciple du
Tchélébî 'Ârif, qui s'écria : Nos chiens aussi sont des direc-
1. Nom du chien des Sept- Dormants.
2. Khottâbî, lire qottâbt, et cf. le glossaire du Dîwdn-ï at'imé d'Âbou-Ishaq
Chirâzt, p. 181,
AMIR ARIF 387
teurs de conscience ! Que dire alors de nos lions ! Comme
l'a exprimé le poète :
« celui dont les lions sont les esclaves de ses chiens I II dit :
Ce n'est pas possible ; tais-toi, et adieu 1
On raconte, d'après le cheikh Nàçih-ed-dîn. que le Tché-
lébi accepta [en cadeau] Qitmîr et partit en faisant à ce chien
un signe qui voulait dire : « Viens avec nous ». Quand l'ani-
mal eut fait quelques pas, il se retourna et regarda Nàçih-
ed-dîn, qui lui dit : Qu"as-lu à me regarder? Plût à Dieu
que je fusse à ta place, et que je devinsse le chien de garde
de ce palais ! Cependant, il se mit à se rouler, fit des zoùzoû
et s'élança en courant. Au moment où le concert spirituel
avait lieu dans la ville de Làdîq, il entra dans le cercle des
amis et se mit à danser en rond avec les nobles compagnons.
Un autre miracle, c'est que soit en campagne, soit à la
ville, aucun autre chien ne l'attaquait ni n'aboyait après lui;
lorsqu'ils le sentaient, ils formaient cercle autour de lui et
s'accroupissaient. Quand le Tchélébi envoyait un messager
en quelque endroit, il lui adjoignait Qitmîr; car, que ce fût
à la distance de dix jours ou d'un mois de route, le chien
l'accompagnait à son but et s'en retournait. Pour guérir la
fièvre, on brûlait de son poil, et laccès disparaissait. Dans
tout endroit où il voyait un négateur, sans faire d'erreur il
urinait sur lui: il n'acceptait jamais de nourriture de la
main des négateurs de la famille de Béhà-ed-dînj, et si. en
secret, on avait mélangé cette nourriture avec celle des amis
et qu'on la lui donnât, il la flairait et ne la mangeait pas.
« Les tètes des lions du inonde ont été toutes humiliées, du
moment qu'ils donnent la main au chien des Sept-Dormanls.
« Ce chien qui se trouve dans sa rue, comment pourrais-je
donner aux lions un seul de ses poils? »
Le Tchélébi le nourrissait toujours de ses propres mains,
et le caressait ; il disait :
« Du moment que l'on attribue une telle faveur aux chiens, que
de bonheurs on donne aux hommes 1 »
388 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
721. Un jour, dit-on, un grand personnage était venu voir ce
souverain, et s'excusait en disant : « Je ne puis venir cons-
tamment auprès de Sa Majesté, et lui rendre honneur ». Le
maître répondit : Ce qu'on demande aux amis, c'est la sin-
cérité de l'intention, la pureté de la croyance, l'amitié de
l'âme ; car, s'ils manifestent la moindre hésitation dans
notre service et notre compagnie, et s'ils ne peuvent venir à
raison" de leurs occupations et de leurs relations, cependant
leur but général et particulier sera atteint par notre mani-
festation ; ils arriveront par là au but cherché; nous avons,
pour la situation de nos amis sincères, des regards immenses
et des faveurs générales ». Il raconta alors une parabole qui
s'appliquait à ce sujet : Un fils démir étudiait sous un
maître, et apprenait les belles-lettres dans l'école de ce
lettré ; chaque jour il donnait deux dirhems à son maître.
Une affaire importante étant survenue un jour à ce fils
d'émir, il ne put se présenter à l'école, mais il envoya par
un esclave le montant de son engagement journalier. Cepen-
dant le maître, prenant les deux dirhems, ne s'enquit en
aucune façon de la raison pour laquelle son élève n'était pas
venu, et quelle était la cause qui le forçait d'interrompre
ses études. Cet enfant, pour mettre à l'épreuve son maître,
envoya à plusieurs reprises les deux dirhems sans se rendre
à l'école ; le maître ne prit pas davantage d'informations.
Le fils démir ayant été saisi d'une belle colère, se leva et se
rendit auprès du professeur ; il commença à le blâmer en
ces termes : « Tu accumules les dirhems, tu me troubles,
et tu ne t'informes pas ? » Le maître répondit : « Mon
désir, c'est d'avoir ce dirhem ; quant à toi, viens ou ne
viens pas, c'est à ton choix ». Maintenant, le désir du cheikh
véritable, c'est la monnaie de l'amour du disciple; car, que
celui-ci vienne ou ne vienne pas, le cliéïkh est occupé à
améliorer sa situation ; nuit et jour il fait des etTorts pour la
com|)létei' et l'achever ». 11 cita alors les vers suivants :
« Ils sont la pierre philosophale du bonheur de tous ; ils
manifestent leurs propres actes chez tous.
AMIR ARIF 389
« Ils achètent leur envie aux envieux ; ils les rendent tous
élèves et disciples ».
722. Il y avait, auprès du Tchélébî, un derviche nommé
Cheikh 'Alî; c'était un élève de Sultan Wéled; il était de bonne
compagnie et le soleil des saints avait brillé sur lui. Nuit et
jour il était occupé au service et cuisinait des mets délicieux.
Le Tchélébî, lavant laissé dans la ville d*Aq-Chéhir, était
parti pour Fiey-Chéhrî, où il demeura quelques jours ; feu le
fils d'Achraf lui rendit des services hors de toute mesure.
Cependant, le vendredi, il y eut une grande assemblée dans
la zâwiya bénie : tous les grands s'y étaient donné rendez-
vous. Inopinément le Tchélébî prononça ces mots : « Ce
pauvre Cheikh 'Alî s'est mis en roule du monde périssable
vers la vie éternelle. » Les compagnons s'inclinèrent et
dirent : « Sans doute quelqu'un en a apporté la nouvelle ».
— « Je l'ai vu, reprit le Maître ; deux personnages de l'au-
delà portaient son brancard funèbre ». .Au retour on constata
que son trépas avait eu lieu au moment même où le Tchélébî
l'avait annoncé.
" Le chéïkh qui voit par la lumière de Dieu, connait le com-
mencement et la fin.
a II pénètre dans le cœur comme un fantôme ; devant lui se
dévoile le secret des situations ».
723. Le Tchélébî s'était rendu un jour dans la ville de Làdîq,
avec ses compagnons, pour y voir le fils de 'Alî-Chîr. prince
de Germiyàn ' ; celui-ci avait campé, à la tête d'une armée
considérable, dans la plaine d"Alem -ed-dîn -Bazari. Ce
prince se porta à la rencontre du Tchélébî. lui fit de grands
honneurs et lui réserva des faveurs. Lorsque les compa-
gnons commencèrent à psalmodier leQoràn et à réciter des
textes mystiques, ce prince, par suite de sa stupidité et de
sa sottise, se montra indifférent et s'occupa de ses esclaves;
1. '.Vli-Chir était le fils de Gerûniyàn-beg. fondateur de la dynastie qui avait
Kutahia pour capitale. Cf. Cl. Huart. Épigraphie arabe d'Asie-Mineure, ip. 9.
390 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
car c'étaitunTurc sans gêne, ignorant la situationdes saints.
Tout à coup le Tchélébî se leva et poussa un cri ; immédia-
tement, il monta à cheval et partit avec ses compagnons en
injuriant le fils d"Ali-Chîr, dans sa colère; personne n'avait la
possibilité de l'interroger, à cause de la terreur qu'il inspirait.
Cependant tout à coup un vent formidable, venu du monde
mystérieux, commença à souiller, et une tempête éclata ; la
terre trembla tellement qu'on eût dit que c'était le tremble-
ment de terre qui annoncera la résurrection ; toutes les
tentes furent renversées sur la tête de ces vils soldats, qui
tombèrent tous sur la face ; les chevaux arabes, brisant leur
longe, s'enfuirent à travers la campagne; une clameur s'éleva
de la troupe. Cependant, le fils d"Alî-Chir courut hors de sa
tente en gémissant, rassembla ses lieutenants et les envoya
rechercher le Tchélébî, en disant : « Tout cela vient de la
colère que le Tchélébî Amir 'Ârîf a conçue contre moi; il est
parti tout courroucé ». Malgré les supplications adressées par
les lieutenants à Amir 'Arîf, celui-ci ne revint point sur ses
pas et ne fit nulle attention à eux. En fin de compte, le Turc
expédia l'émir Sa'd-ed-dîn Mobârek, gendre du fils d'Aïdin, à
leur suite, fit présenter ses excuses, demanda pardon et devint
disciple du Chéïkh : « Comme marque de son pardon, dit-il,
que le Tchélébî me donne son bonnet de feutre qui est la
mître de la tête des rois, afin que la mienne reste en sécurité
contre les catastrophes do ce monde ». L'émir Sà"d-ed-dîn
Mobârek, montrant sa bonne volonté avec ses courtisans
intimes, lui rendit des services illimités, et réclama sa faveur
et sa miséricorde. « Notre but, dit le Tchélébî, était de placer
lefilsd"Alî-Chîr à côté de Qâroûn le maudit, etde lui fixer un
séjour au-dessous de l'enfer; mais il est clair que les Maho-
métans doivent suivre le précepte qui a été ainsi formulé :
« Grand Dieu ! dirige mon peuple, car ils ne savent pas ! »
Se conformer à l'adage : « Ma miséricorde a devancé ma
colère » est la coutume des gens libres. Sa demande de
pardon, la nécessité où il s'est trouvé, sont venues à son
secours; nous passons outre à sa faute, et nous lui pardon-
AMIR ARIF 391
nons ». Puis il leur remit son bonnet en guise de bénédic-
tion el dit : « Tant que notre bonnet sera sur sa tête, celle-
ci ne sera exposée à aucun danger de la part d'aucun autre
prince. Sa fin sera louable, et il mourra 'boni musulman ».
Cependant l'émir turc envoya trois chevaux nobles, dix
pièces de drap, cinq de velours, dix pièces d'étofîe de laine,
et une somme de trente mille [pièces d'argent], avec cinq
cents de ses compagnons, à titre de présent: ils s'en retour-
nèrent joyeux. Quand ils arrivèrent heureusement à Kulahia,
le Tchélébî Ya'qoûb-beg ' prit sa fille à ses côtés, vint et
fut le disciple Hu Maître.
724. Les grands frères de la pureté nous ont fait savoir que,
la première fois que le Tchélébî se rendit dans la ville de
Bourgi, Mobàriz-ed-dîn Mohammed-beg, fils d'Aïdin, n'avait
pas encore conquis cette région et ses dépendances ; il avait
quelques serviteurs, les uns cavaliers, les autres fantassins,
et il était l'un des soubachis du fils d' 'Alî-Chîr. Un soir,
s'étanl levé, il vint rendre visite au Tchélébî, le salua hum-
blement, et lui demanda une victoire, un secours et une
fortune de l'au-delà. Le Tchélébî lui donna sa massue ' et
dit : « Quiconque se révoltera contre toi, ne se soumettra pas,
et s'eufuira, brise-lui la tête avec cette massue et sache que
dorénavant cette province, et tant d'autres provinces appar-
tenant au Seigneur, seront conquises par toi ; il y aura des
victoires pour loi et pour tes enfants et tes descendants; ta
domination prévaudra sur tous ». Mohammed-beg, prenant
la massue du Tchélébî, scia mit sur la tête el dit : « Je frap-
perai mes passions avec cette massue, et j'en assommerai
les ennemis de la religion ». 11 arriva en effet qu'à partir de ce
jour jusqu'à la fin du temps, il assujettit ces contrées à son
pouvoir, détruisit les ennemis de la religion et n'épargna
personne. Tous ses enfants furent des amis sincères [des
derviches] et de purs guerriers; quel que fût l'ennemi
qui venait attaquer leur province, il était tué d'une façon
1. Arrière petit-fils de 'Ali-Chtr.
2. Tchomaq.
\
392 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
basse et vile ; leurs descendants, grâce à la prière bénie du
Tchélébî, seront jusqu'à la résurrection aidés par Dieu et
victorieux. Dieu aide par sa victoire qui il veut, et c'est de
lui qu'elle vient.
Sultan Wéled, au rapport des nobles compagnons, appe-
lait Mohammed-beg, fils d'Aïdin : « Notre soubachi »; il lui
réservait de grandes faveurs; il l'appelait encore « le sultan
des guerriers » ; il disait ses louanges au milieu des émirs
mongols et turcs, et le prônait : « Qu'on apprenne dé lui la
bravoure, la libéralité et la générosité », disait-il. Cet être
unique envoyait chaque année au Tchélébî des ex-voto et
des cadeaux merveilleux, et demandait l'appui de sa béné-
diction et de sa faveur ; il se montrait ferme dans la préser-
vation des engagements conclus avec les hommes. Cette
faveur dominait sa situation ; elle le protégeait dans le
bonheur et dans le malheur ; elle le gardait au milieu des
événements terribles et de l'etTroi que causaient les infidèles.
« Quand tu te montres fidèle au pacte conclu avec Dieu, lui,
par sa générosité, protège ton engagement ».
Cette faveur, cette protection, ces égards se commu-
niqueront à sa descendance jusqu'au moment de la résurrec-
tion; les lumières du monde mystérieux éclaireront la
situation de ses successeurs.
« Sois le serviteur particulier du roi, pour que-, marqué .'lu fer
chaud, tu sois pendant longtemps à l'abri du préfet de police et
des injures de la patrouille ».
725. Béhà-ed-dîn Oumour-pacha*, roi des émirs, modèle
des braves, second Hamza et guei*rier du Seigneur, s'était à
plusieurs reprises trouvé gêné sur mer, et dans son inquié-
tude il avait aperçu la forme de notre Maître qui marchait
l. Nom donné par notre auteur à Oumour-beg, prince d'Aïilin, sur lequel
on peut voir Haramer, Histoire de l'empire ottoman, t. I, p. 174 et suiv.,
179 et suiv. ; il périt d'un coup de flèche devant Smyrne qu'il essayait
d'enlever aux Latins, id. op., p. 189.
AMIR ARIF 393
sur Teau. prenait entre ses mains la proue du navire et le
sauvait de ce tourbillon et de cette noyade. A plusieurs
reprises également il vit le Tchélébî 'Àrif, au milieu du
combat avec les infidèles, y prendre part et les mettre en
déroute. S'appuyant sur sa croyance, il sefTorçait toujours
de lutter dans les incursions jusqu'à ce que, son dernier jour
étant arrivé, il tomba martyr de la foi et devint du jiombre
dos élus. On dit qu'il vit une nuit le Tchélébî en songe lui
répéter ce vers :
■< Quiconque a sous son manteau le diplôme de noire prolec-
tion, il est un chef respecté sur terre et sur mer ».
Il arriva en effet qu'il conquit l'île de Chio et en tira autant
de mastic ' qu'on peut le dire: l'ayant soumise à l'impôt
foncier, il en fit son domaine propre.
726. Un grand savant de Samarqand. nommé Noûr-ed-dîn,
était devenu récemment disciple du Tchélébî et se montra
assidu quelque temps; il faisait des efforts partiels pour
achever son œuvre, mais c'était un homme impudent qui
se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Par sa présomption
et sa mauvaise nature, il gâtait la joie dos extases des compa-
gnons. Le Tchélébî lui dit un jour : « Prends ces quelques
lettres et va les porter au fils d'Achraf : après l'être procuré
du froment, de l'huile et autres objets destinés aux der-
viches, reviens vite». Aussitôt, ayant serré sa ceinture, il
voulut monter à cheval; mais la sangle de la selle s'élant
brisée, il tomba la tête en bas. Quand il fut parti, le Tchélébî
dit : « Cet homme s'en va sans tôte ; il serait bien étonnant
qu'il ne fût pas tué ». Tous les compagnons, qui se tenaient
à la porte du mausolée sacré, virent d'une manière sensible
que ce derviche s'en allait sans tête. Au bout du quatrième
jour, la nouvelle arriva que le fils d'Achraf avait fait mettre
à mort Noûr-,ed-dîn de Samarqand. Voici ce qui était
advenu. Auprès de Mohammed-beg, fils d'Achraf, vivait un
poète de mérite et célèbre qui se nommait Tarràzî ; depuis
i. Gomme du lentisque, principal produit de lile de Chio.
394 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
longtemps il tenait compagnie au prince et avait fait cam-
pagne avec lui. Ce poète avait invité chez lui Noûr-ed-dîn.
Une dispute éclata entre eux ; l'homme de Samarqand,
poussé par sa passion, tua son hôte ; la nouvelle en fut
portée au fils d'Achraf qui fut peiné de cet incident ; les
muftis de la ville déclarèrent que le meurtrier devait être
condamné à la peine de mort ; il fut exécuté sur le champ ;
on l'enterra, lui et sa victime, dans le môme endroit.
Cependant le Tchélébî s'exprima ainsi : « Nous l'avons
sacrifié pour les amis, car il voulait les attaquer; sa nature
était celle d'un chien qui murd. » Tous les amis, s'inclinant,
versèrent des larmes sur l'exemple qui leur était donné, et
furent encore plus étonnés du zèle déployé par le Maître. Le fils
d'Achraf rendit des services sans nombre et offrit ses excuses
[de l'exécution qu'il avait ordonnée]. « Dans cette affaire, lui
dit le Tchélébî en réponse, vous avez été Tinstrument de la
main du Seigneur ; la volonté de Dieu était qu'il en fût fait
ainsi ; la cause de cette catastrophe, c'est le dépit éprouvé par
l'esprit des saints ». Il ordonna en outre d'écrire ce vers ;
« Quiconque remue de travers en présence de ma démarche, je
le plongerai dans la douleur, quand même il serait iesîmorgh '.
727. Lorsque le Tchélébî arriva à Toqat, les grands de la ville,
les épouses des sultans, la fille du Perwâné le reçurent avec
de grands honneurs et lui rendirent d'importants services.
Tl y avait, dans cette ville, un chéïkh respectable, savant
théologien, qu'on appelait Béhà-ed-dînDjcndî ; il effaçait tous
les autres dans les sciences religieuses et certaines, ainsi que
dans celle des chéïkhs; il n'avait pas son pareil ; il était un
ange incarné, un esprit personnifié dans la voie de la piété, des
mortifications etdes sentiments religieux. On le nomma prieur
du couvent du KhâdjéMonîr; tous les savants de la religion,
les chéïkhs, les émirs, les chefs étaient présents à son introni
sation. Ce couvent relevait de la fille du Perwâné, qui avait
1. Oiseau fabuleux.
AMIR ARIF 395
dit : « Il faut que le Tchélébî 'Arif installe sur le tapis de
prière et à la place d'honneur le chéïkh Béhà-ed-dîn, car il
est le véritable fils du souverain [des mystiques], et le mys-
tère de Tàme du successeur de l'Envoyé de Dieu. » Le Tchélébî,
suivant sa coutume, s'était retiré dans un coin. Lorsqu'on
introduisit le chéïkh Béhà-ed-dîn, avant qu'il eut baisé la
main du Tchélébî, on lui donna la préséance, on l'installa à
la place d'honneur, et l'on poussa 1 exclamation : « Dieu est
le plus grand! » Ce chéïkh. se montrant insouciant, s'occupa,
de prononcer un discours mystique. Quand les lecteurs
eurent récité le Qoràn, et que les récitants commencèrent
les mystères des ghazèis, aucun de ces chéïkhs ne bougea,
les uns de terreur, les autres par orgueil et dénégation.
Aussitôt le Tchélébî poussa un cri, se leva et commença
la danse rituelle en disant ce vers :
« On a battu la timbale des incursions ; à cet instant se pro-
duit le mouvement d'un bât sur le dos du cheval arabe ».
Ayant soulevé un ou deux grands çoûfis, il les jeta par
terre. Le fils du chéïkh de Toqat et quelques autres s'en-
fuirent jusqu'à l'étuve ; le chéïkh Béhà-ed-dîn, comme un
désespéré, s'inclina et pleura en disant : « Par Dieu, je n'en
savais rien, cela ne provient pas de moi ; le pardon est pré-
férable ». — « L'ordre est irrévocable, dit le Tchélébî;
pré|iare-loi au voyage ». Ce grand personnage poussa un
soupir et s'évanouit. Le Tchélébî dit' alors ce quatrain :
« Il est doux de guider les humains par la science, de faire
leur connaissance par la mansuétude ;
« Sans la science, lu n'aurais jamais été leur chef; mais c'est
une affaire d'importance que de guider autrui I »
« Mais c'est notre science transcendante, non celle qu'on
apprend à l'école ». Tous s'inclinèrent et lui rendirent
justice. Le chéïkh Béhà-ed-ilîn, se soumettant à la décision
divine, devint sincèrement élève et serviteur; il dit : « Puisque
je dois forcément partir, du moins je m'en irai avec l'aide
de Dieu, et non rebelle ». Il tomba malade pendant quelques
396 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
jours; au bout du treizième, il se transporta auprès de la
miséricorde divine.
728. Aflâkî, l'écrivain des myslères, le serviteur sincère des
gens libres (que Dieu lui accorde son concours !), rapporte
l'anecdote suivante : Un jour, pendant le voyage de Làdîq,
une parole vaine m'échappa, à moi pauvre misérable; tout
à coup le Tchéiébî me regarda ; ma situation changea immé-
diatement ; je tremblai et une fièvre brûlante me saisit;
devenu comme un fantôme, j'en arrivai à un tel état que ma
vie me parut impossible [à conserver] ; je me vis, d'une
façon sensible, suspendu la tête en bas dans le feu de lenfer,
puis en sortir. Je brûlais cependant d'amour pour le Tché-
iébî ; constamment je me représentais l'ange de la mort :
j'avais beau me plaindre et manifester ma détresse, le cheikh
ne faisait aucune attention à moi, et ne venait pas me rendre
visite ; pendant quarante jours entiers je restai dans ce
malheur sans espoir. Cef)cndant, la veille de la Fête des
Sacrifices, étant arrivé à Kutahia, je tombai [tout à fait
malade] ; je me retirai dans un angle de la zâwiya ; la fièvre
s'accrut à tel point qu'il ne m'était plus possible déparier et
que je désespérai de vivre. Tout à coup je vis le Tchéiébî,
debout à la tête de mon lit, qui souriait et me regardait d'un
œil favorable : « Lève-toi, me dit-il, saisis tes deux oreilles',
saute en l'air trois fois et dis ceci :
« Seigneur, nous avons traité injustement [nos âmes]! La tyran-
nie a disparu. Sois miséricordieux, toi dont la clémence est
innombrable! »
Il me donna alors, à moi qui étais [à moitié] mort, une
grenade, puis il dit : « Lis le Methnéwî^ et occupe-toi du
concert spirituel ». A ce môme moment, je sentis la maladie
tellement cesser en moi qu'on eût dit que je n'en avais
jamais été victime, et que j'étais de nouveau un être vivant
et s'agitant.
1. Attitude d.\x' pdimâtchdn. Voir t. I", p. 166, n. 1.
AMIR ARIF 397
Tant que je vivrai, je me précipiterai vers cette cour.
M La reconnaissance est une chasse pour le disciple, un lien
pour les hommes; il n'existe que ce que Dieu veut ».
« A tout ce qu'il ordonnera, dis : « Entendre, c'est obéir. Pour
toute chose que tu crains, ^sache que] c'est lui qui t'y contraint ».
Des miracles de cette sorte, des preuves de sa sainteté,
en toute circonstance il en bouillonnait dix mille et cent
mille; tantôt ils arrivaient jusqu'à la manifestation, tantôt
il les tenait cachés aux profanes, en les montrant à tous
ceux qui étaient initiés aux mystères.
729. Le guide des jeunes gens, le compagnon agréable, le no-
ble commensal, le Chéïkh Bégi ^miséricorde de Dieu sur lui !)
a raconté l'anecdote qui suit. Par hasard, il s'était produit une
fâcherie entre Sultan Wéled et [son tilsj le Tchélébî ['Arifj;
ils avaient cessé toute conversation. Cependant Sultan Wéled
était fort dt'sireux [de reprendre les relations]; il m'appela,
me réserva de nombreuses faveurs, et me donna l'ordre
suivant : Par la voie de l'intercession et de l'entreniise,
prends aujourd'hui sans faute 'Arif hors du mausolée sacré,
et viens, de manière que je vous prépare un repas d'hospita-
lité, car c'est un devoir de faire cesser les brouilles. Lorsque
j'en informai le Tchélébî. nous partîmes avec un groupe
de compagnons du mausolée vénéré poumons rendre auprès
de Sultan Wéled ; quand nous entrâmes par la porte du col-
lège^ le Tchélébî s'inclina; Sultan Wéled vint vis-à-vis de
lui. posa sa joue sur la sienne, 1 embrassa sur les cheveux
et le front, le prit avec ardeur et longtemps dans ses bras,
tandis que les compagnons poussaient des cris et lançaient
des petites pièces de monnaie '. Il dit alors ce quatrain :
« Les gens au pied ferme qui ont rejoint la voie de la conver-
sation, ne se lavent pas les mains de leur ami à toute poussière
qui y tombe.
« Nul ne s'est levé de la région de l'eau et de la terre, sans que
sur sa joue la poussière d'une faute ne soit déposée.
1. Silhàr, comme dans les cérémonies du mariage.
398 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Immédiatement le ïchélébî répondit à son père :
« Jamais la flèche de les indications n'a manqué son but, et
celui qui fait une faute, c'est loi qui lui pardonnes. »
Sultan Wéled ordonna ensuite de préparer des mets aisés
à digérer; le Tchélébî, baissant la tête, n'osait pas, par poli-
tesse et confusion, prendre de la nourriture sous les yeux
de son père ; mais Sultan Wéled se leva, monta sur le 7nos-
tanzhar \ s'y assit et ordonna que les amis mangeassent en
toute tranquillité^ et ne lui restassent pas attachés. Après
que la table fut enlevée et qu'on eût récité des poèmes
mystiques, il dit.: « Akhî Bégi, j'entends que notre 'Arif
bat des rythmes agréables, car il est très fort en musique,
et il est un cavalier rapide dans la lice des auties sciences;
je désire qu'il nous chante un pichrair^ un naiiba et un basil \
qu'il entonne un refrain ». A tous ces mots le Tchélébî 'Ârif
baissait la tète et était honteux. Jusqu'à deux ou trois fois
son père insista pour qu'il dise un nauba pour lui faire plai-
sir ; le Tchélébî répondit : « Sans un instrument, cela n'est
pas possible; il faut un instrument pour ce concert ». Cepen-
dant Sultan Wéled montra de l'extase, et sa joie augmenta;
il dit : Je suis très faible; je ne puis me joindre à vous;
c'est moi qui fournirai l'inslrumenl, vous, manifestez l'ex-
tase ; mais il faut que je m'asseye dans le coin du kiosque,
afin que vous vaquiez à vos occupations, en toute tranquil-
lité, dans le plaisir et le goût ; de temps en temps vous
direz quelque chose pour que je Tentende et en sente la
gaieté ». Ce soir là, en présence de Sultan Wéled, il y eut
jusqu'au matin une séance telle qu'on ne saurait l'indiquer
et l'exprimer que par cet adage : « La nuit du destin*
est meilleure que mille mois ». Cependant les chérubins qui
composent l'assemblée des anges, se mordaient les lèvres
1. Galerie haute, belvédère.
2. Prélude.
À. Sortes de morceaux de musique.
4. Le 27 du mois de ramazan.
AMIR ARIP 399
en contemplant ceux qui entouraient ce sultan, et l'Esprit
saint, en voyant le caractère sacré de cette réunion, disait:
Plût à Dieu que je fusse avec eux!
730. Les grands compagnons ont encore raconté ceci : Lors-
que c'était le premier jour du mois [lunaire], et que le crois-
gant de la nouvelle lune paraissait dans l'horizon du ciel,
Sultan VVéled (que Dieu magnifie sa mention !) disait :
« Qu'on appelle 'Ârif, pour que je voie la nouvelle lune sur
son visage; car son visage est béni pour les mortels et les
hommes; il est arrivé d un monde béni, et il marche avec
la bénédiction ; celle-ci vient de Yd-sin ' ». Dès qu'il voyait
la lune, il embrassait ses yeux bénis et disait en entier ce
fjhazèl :
« Ne te cache pas, car too visage est béni pour nous; ton appa-
rition est bénie pour toutes les âmes.
« Tout cœur qui sera* le compagnon de ton amour, cette nuit-
ci, sache avec certitude que demain il sera béni. »
Constamment Sultan Wéled adressait la parole à 'Arif an
l'appelant chtiïkh ei-arwâh (directeur spirituel des esprits) ;
quand il l'apercevait de loin, il disait : « Mes amis, le direc-
teur spirituel des esprits arrive », et lui réservait de grands
honneurs.
731. Un jour, des mystiques s'étant donné de la peine dans
la ville d'Aq-Chéhir, tinrent une grande réunion en l'honneur
du Tchélébî ; après qu'il en fut sorti, il se rendit à la Zfîwitja
des Maulawîs. Le roi des lieutenants, Akhi Moùsà (miséri-
corde de Dieu sur lui ! , s'inclina et posa la question suivante :
Ces derviches, quelle espèce de gens est-ce? Quelle est leur
situation? Il répondit : Ce sont des gens agréables et dis-
tingués, et d'extérieur convenable; mais ils tiennent leurs
séances sans Dieu ; celui qui est ignorant du fin fond de son
propre mystère, est également ignorant de Dieu ; il est privé
de la vérité qui a été formulée en ces termes : « Il est avec
1 . Nom du ch. XXXVI du Qoràn.
400 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
VOUS * » ; pour les mystiques véritables, celui qui connaît
Dieu est celui qui voil Dieu, non celui qui l'invoque.
« La vie de celui qui invoque Dieu est terminée; celle de celui
qui connaît Dieu est arrivée ».
En eiïet, les esprits de nos amis connaissent Dieu ; dans
notre voie spirituelle, le savant, c'est l'homme qui connaît
Dieu, non celui qui l'invoque.
« Puisque l'homme sans raison ne sait pas avec certitude ce qu'est
la raison, comprends d'après cela qui est celui qui connaît Dieu ».
Cependant la compagnie et la proximité de Dieu ont des
signes; bien que la compai^nie de Dieu comprenne tous les
êtres, celle de l'être paii'ait complété est encore une autre
chose; cette compagnie spéciale est une des particularités des
prophètes et des saints, comme l'a dit mon grand-père ;
« Tu t'imagines, par la proximité de Dieu, que le fabricant de
plateaux n'est pas loin du plateau.
« Ne vois-tu pas que la proximité des saints a cent miracles,
affaires et occupations?
(( Le fer, sous la main de David, devient de la cire; la cire, dans
ta main, est comme du fer.
« La proximité de la création et du pain quotidien sont une
chose générale pour tous; ces hommes généreux ont la proximité
de la révélation de l'amour.
« La proximité est de diverses espèces, ô mon père ! Le soleil
frappe également l'or et la montagne;
« Mais l'or a un certain rapprochement avec le soleil, dont le
saule n'a aucune connaissance.
« Les branches sèches et humides sont proches du soleil;
comment le soleil se voilerait-il devant eux?
« Mais où est la proximité d'une branche humide, dont tu
manges les fruits mûrs qui en tombent?
« La branche a séché sous l'effet de ce soleil; où trouverais-tu
qu'elle devienne sèche plus vite?
« Cet accompagnement, Dieu l'a avec tout; cherche celui qu'il a
donné à l'homme avisé ».
1. Qor., LVn, 4.
AMIR ARIF 401
« Ces idées sont destinées à répondre à l'imagination de ce
groupe qui s'est jugé arrivé hu pinacle de l'amour sans
avoir obtenu la véritable jonclion, el n'a pas goûté la com-
pagnie [de Dieu] puisée à la source pure; ils paraissent
imprégnés d'eau alors qu'ils ont extrêmement soif; les dis-
ciples imitateurs, séduits par eux. restent privés de la
situation et de la proximité des véritables saints; il est à
espérer qu'à notre époque ils seront l'objet de la miséricorde
divine, et n'ariiveront pas à être lapidés par suite du mauvais
effet de leur négation, car notre famille est la source de la
miséricorde et la mine de la générosité : l'apparition de la
lumière de celle Majesté est pour donner de la capacité aux
incapables, mais non pour qu'ils recherchent la place réservée
aux seuls capables,
« Au contraire, la condition de la capacité, c'est sa justice ; celle-
ci est la moelle, tandis que la capacité n'est que la coque.
« Mon ancêtre, Béhà-ed-dîri Wéled, s'était un jour enivré
et, plongé dans les lumières de la proximité, il dit :
« Les réprouvés sont blessés, les pardonnes ont sauté; nous
sommes venus pour la miséricorde d'un peuple maudit ».
« Le prophète (sur lui bénédiction et salut !) a dit : « Mon
intercession sera pour les grands pécheurs de ma commu-
nauté». Tous les amis s'inclinèrent et manifestèrent de la
joie.
732. Les amis plaisants, les commensaux habituels nous ont
raconté ceci : Un jour, une pauvre savante mystique était
venue rendre visite au Tchélébî; elle lui avait apporté de
l'argent, des cadeaux, des vêtements: après une longue con-
versation, elle l'interrogea en ces termes : Notre situation, à
nous autres infortunées, le jour où se lèvera la résurrection,
comment sera-t-elle? Quel sera le sort réservé aux mères? —
Dieu le Très-Haut, répondit-il, vous a fait une grâce immense;
tu entreras dans le paradis d'en haut, et les houris du jardin
céleste seront vos servantes. Elle s'écria : « Louange à Dieu
qui nous a fait descendre dans la maison du séjour, par sa
Tome II, 26
402 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
grâce. Qu'y aurait-il en outre? » — « Tu revêtiras, dit le
Maître, toute espèce de vêlements, tu boiras des boissons de
prix, et tu mèneras une vie agréable ». — « Et après cela? »
dit-elle. 11 répondit: Chaque jour les vraiscroyanlset les der-
viches iront visiter les prophètes, les saints, les bienheureux
et les martyrs; ils jouiront des délices inscrites dans le texte
sacré : « Il y a là ce que les âmes désirent et ce qui cause la
joie des yeux * » ; montant dans les pavillons de lumière, ils
s'y livreront à la contemplation. « Qu'y aura-t-il de plus? »
demanda la pauvresse. En fin de compte, il y aura la con-
templation de la vue de Dieu, comme on la trouve dans le
vin pur dont parle le Qorân : <( Dieu le tiès haut a un vin
qu'il a préparé pour ses saints » ; ils seront ivres pendant
des années sans fin, et dans ce plaisir éternel, ils seront hors
d'eux-mêmes. « Qu'y aura-t-il encore? «^demanda la femme.
Ils éprouveront tellement de plaisir, de délices et de joies
grandioses qu'on ne saurait les décrire ^; en vertu du texte
qui dit: « Auprès de nous est une augmentation ^ », ils seront
heureux et tranquilles; que peut-il y avoir de plus? » Cette
pauvre femme s'inclina en toute sincérité ; elle donna tous
ses vêtements aux récitants et partit en manifestant sa joie.
733. Arrivé à Larenda, le Tchélébî vit tous les grands de la
ville et les fils d'émirs faire montre de bonne volonté ot
s'empresser à ses leçons. Akhî Mohammed-beg, fils de
Qilidjî, était alors un jeune homme qui portait des vête-
ments rares et montait seul à cheval ^; il était très éloigné
du monde des saints ; les amis vénérés, qui étaient plus
avancés que lui, étaient devenus vieux et faibles. Il courait
de tous côtés au milieu des compagnons, montrait de l'agilité
et rendait des services avec chaleur. Le Tchélébî l'ayant
tait venir auprès de lui, lui dit : « Je vois une foule consi-
dérable autour de toi ; tu dois dorénavant ceindre la cein-
1. Qor., XLIII,71.
2. Au lieu de cette phrase, le ms. 114 a un passage obscène et intraduisible.
3. Qor., L, 34.
4. Yek-qabâyîwè yek-sowârè. Le sens nest pas sûr.
AMIR ARIF 403
ture de la sincérité, devenir le chef de ce cercle et rendre
des services. Va, construis une zàwii/a: occupe-toi d'amour
mystique et de concert. » S'inclinant aussitôt, il devint dis-
ciple, revêtit le férédjé ; il couvrit de honte et de confusion,
par la puissance et la faveur de son maître, les négateurs de
celte contrée ; il fut un des agréés de cette Majesté.
« Tout élève que j'ai nourri d'amour mystique sera délivré
des traits du ciel et de la lance de Mars ».
734. Lorsque le chéïkh Noîir-ed-dîn Bîmàristàni, maître du
çoûfisme et savant pratiquant, arriva àQonya, les grands de
la ville apprécièrent sa présence ; mais, dans son orgueil, il
ne vint pas voir Sultan Wéled et n'estima pas sa société.
« Il vient de Bîmàristàn c'est-à-dire de l'hôpital . dit le
Maître; il faut que le médecin aille voir le malade ». Il se
leva et se rendit chez l'étranger avec tous les amis ; mais
celui-ci, confus, s'était caché. Au matin, il vint visiter le
mausolée sacré et commença à dire : « Il n'est pas permis
de placer un ange au-dessus du monaslère d'un tel sultan ».
— '< Regarde le roi, non iin empire, répondit le Tchélébî
avec une grande exaltation; puisque tu es resté privé du
monde angélique, et que tu n'as pas obtenu le royaume des
hommes, continue d'agir sottement, autant que tu le vou-
dras, dans le monde de la possession ; mais sache que les
gens occupés de leur possession sont privés de la vue du
véritable possesseur [qui est Dieu] ». Il ajouta :
« Du moment que tu atteins la mer [seulement] à la hauteur de
la cuisse, reste silencieux; ne te place pas sur cet anneau en
guise de chaton.
« En présence du clairvoyant le silence te sera utile; c'est
pour cela qu'a été révélé le mot : « Taisez-vous ' ? »
« Parler en présence des clairvoyanls, c'est une faute; c'est la
preuve de noire insouciance et de notre insuffisance ».
Le chéïkh Noùr-ed-dîn Bîmàristàni, le cœur malade, l'es-
prit brisé, sortit et partit en voyage.
1. Qor., XLVI,28.
404 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
735. Quand le chéïkhNoûr-ed-dîn, nous a raconté Çalâh-ed-
dîn Adîb, ne trouva pas et ne vit pas Sultan Wéled, et que
celui-ci, pris de compassion, alla le voir et ne le rencontra pas
parce qu'il avait quitté la ville, le Maître demanda à son fils le
Tchélébi 'Arif : « Comment est-il, et quelle espèce d'homme
est-ce? » — « Il ne recherche pas, répondit-il, et n'est pas
recherché ; car s'il recherchait Dieu, oij y a-t-il un être aimé
et recherché plus que vous? Et s'il était de ceux que l'on
recherche, il n'y a pas dans le monde de personne qui, plus
que vous, recherche l'amoureux mystique », Sultan Wéled
approuva cette réponse; il l'embrassa sur les deux yeux,
montra une joie intense, et commença à réciter ce ghazèl :
« mon fils, tu es un trésor de science, une mine d'amour,
une lumière qui éclaire notre pauvreté ! Dans ton corps, sem-
blable à l'écale de l'huître, tu es une mer de grâce remplie de
perles ! ». Etc.
736. Lorsque le Tchélébi(que Dieu magnifie sa mention !) fit
son dernier voyage, ainsi que le racontent les grands com-
pagnons, il quitta la ville de Larenda pour se rendre dans
le canton d'Aq-Séraï; arrivé dans celle dernière ville, les
grands de la localité et les chéïkhs de cette bourgade lui
firent les plus grands honneurs en lui donnant toutes sortes
de concerts spirituels ; il y séjourna près de dix jours. Une
nuit, ayant placé sa tête bénie sur l'oreiller, il gémissait et
poussait des soupirs; il pleura pendant son sommeil. Au
matin, les amis de la certitude l'interrogèrent au sujet de ses
plaintes. 11 leur répondit : « J'ai vu un songe étrange, j'ai
entendu de belles voix ; je me suis vu assis sous une arcade,
et je regardais le jardin par les fenêtres de cette construc-
tion; un jardin tel que le passage où il est dit : « Ce qu'au-
cun œil n'a vu, ce qu'aucune oreille n'a entendu » en est la
description exacte ; le paradis d'en-haut serait jaloux de ce
parterre. Toutes les espèces d'arbres, toutes les sortes de
fruits, d'herbes odoriférantes et de fleurs avaient crû sur les
bords des ruisseaux qui l'arrosaient ; les feuilles des arbres
AMIR ARIF 405
étaient tellement denses que les rayons du soleil ne tom-
baient pas sur le sol de ces parterres : à leur ombre profonde,
d'illustres êtres spirituels, de belles houris se promenaient
Cependant, sur le bord du ruisseau de cette roseraie, j'aper-
çois le Maître qui contemple notre œuvre; moi, saisi par la
grâce de cette extase, je restai stupéfait, en me demandant
ce que faisait notre Maître en cet endroit. Je le vis faire un
signe vers moi de sa main bénie, en disant : « 'Arif, que fais-
tu ici ? Cependant le délai du séjour est arrivé à terme; tu
vois, ces régions où je me trouve, quels mondes cela est; que
de beautés spirituelles tu contemples! ». Moi, par le plaisir
extrême que me causait cet appel et la contemplation de la
grâce de ce jardin, je me plaignais et gémissais. Mainte-
nant, le moment est venu de diriger nos bagages vers les
cieux, et de goûter à la coupe saine et illustre. » Il dit alors
ces vers :
« Le moment est venu de me mettre à nu, d'abandonner mon
corps et de devenir tout entier une âme.
a Cette forme extérieure du corps, dis-lui de partir; moi, qui
étais-je? La peinture ne diminuera pas, puisque je suis éternel. »
Le second jour, il partit pour Qonya. Arrivé dans cette
ville, un léger changement se produisit dans son tempéra-
metit béni, mais ce malaise s'accroissait de jour en jour. Un
mutin, étant sorti de sa maison et se tenant debout dans le
mausolée béni, il ne dit rien de quelque temps; tous les
compagnons s'étaient rangés en ligne vis-à-vis de lui. Ce
jour-là, par hasard, était l'favant-idemier vendredi du mois
de dhou'l-qa'dè de l'année 719^4 janvier 1320); tout à coup le
grand luminaire [le soleil] se leva à son orient ' et se mit à
rouler, comme une balle d'or lancée par la raquette de la toute
puissance divine dans la lice du ciel ; il s'éleva de la hauteur
d'une lance. 'Arif dit ce vers :
« Les saints sont le soleil du soleil ; c'est de leurlumière que le
soleil tire son éclat. »
1. Son point d'émergence à cette date.
i06 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Au bout d'un instant, il dit encore : Je suis ennuyé de ce
monde misérable ; jusqu'à quand resterai-je^ sous ce soleil,
au milieu de la poussière et de la douleur? C'est le moment
de placer le pied sur la tête des étoiles Farqadân, de m'élever
au-dessus du soleil, de chanter au-dessus des princes du
ciel, et d'être délivré totalement de la variété de couleurs de
l'existence. Il se prit alors à dire ces vers :
« A chaque moment, la voix de l'amour se fait entendre de
droite et de gauche ; nous partons pour le ciel, qui veut voir ce
spectacle?
« Nous avons été dans le ciel, nous avons été les amis des
anges ; allons-y tous de nouveau, car c'est notre patrie. »
Tl récita ce g hazèl jusqu'il la fin, et il regarda. Les amis
qui se tenaient prêts à le servir et contemplaient sa grandeur
se mirent tous ensemble à pousser des gémissements et à
pleurer. « On ne peut échappera la mort, leur dit-il; cepen-
dant je suis toujours vivant, puisque je vois des spectacles et
fais des voyages, à la fois dans le monde extérieur et dans
monintérieur ; c<ir les esprits inoccupés se trouvent dans le
monde des formes pour y contempler les merveilles des
contrées et les étrangetés (lésâmes, l'acquisition de la gnose,
le concours de la certitude; dans celte situation, par la
pesanteur de ce corps, je suis resté impuissant à me mouvoir
el ne puis faire le voyage ; au moins faisons le voyage tic la vie
future ; il ne m'est resté dans ce monde, ni un ami, ni com-
pagnon, ni personne prenant part à ma douleur: mes con-
solateurs ont été notre Maître et mon père; moi, dans
leur absence, jusqu'à quand resterai-je occupé de choses
agréables dans ce monde désagréable d'épreuves? Cepen-
dant j'ai le vif désir de voir la face du Seigneur; assu-
rément, je vais le trouver. » A ce moment il poussa un cri
en faisant des manières ; il entra dans sa maison et se mit
à se plaindre tout doucement.
Cependant, quel que fût son état, il partit pour assister à
la prière du vendredi, il honora de sa visite le mausolée
AMIR ARIF 407
noble et sacré ; il fut revêtu de la faveur des lumières des
mystères de cette Majesté; il honora de sa présence le concert
spirituel. Ce jour-là, avec une magnificence parfaite, il y eut
des troubles tels qu'on ne saurait les mettre par écrit. Pen-
dant le concert spirituel, il dit ce quatrain:
« II faut arriver au bout de la rue où demeure celle qui est le
repos de mon cœur; il faut sortir de ma propre existence.
« Il ne convient pas de se rendre audacieusement auprès de
celte lune ; on doit y venir avec un visage pâle et des yeux
humides. »
Il sortit du concert spirituel, il s'étendit en long sur rempla-
cement d'un tombeau où il s'était reposé ; puis il dit : « Le
mausolée de l'individu est l'endroit où il doit être enterré;
ensevelissez le trésor de mon corps dans cet endroit. » On
eût dit que ce jour-là était le frère jumeau de celui de la
résurrection; un tapage s'éleva, et les habitants du monde
supérieur et de l'inférieur se mirent à pousser des lamen-
tations lugubres. Le samedi, les traces de cette maladie
s'étant montrées sur la face bénie du Tchélébî, il commença
à offrir de la résistance; la santé corporelle revint lui tenir
compagnie; les souffrances furent près de s'apaiser; cela
dura vingt cinq jours. La nuit qui précéda le 22 dhou'l-
hidjdjé, il y eut un fort tremblement de la terre, qui fut
agitée de secousses successives, tellement que beaucoup de
murs furent démolis, la cheminée de la maison s'écroula;
ce tremblement dura trois jours. Cependant Vabdât de la
ville de Qonya, qui était le successeur du Khàdjé Faqîh
Ahmed (c'était un de ses amis qui, pendant quarante ans
entiers était reslé assis par terre sans jamais bouger de sa
place, été comme hiver, et qu'on avait surnommé Dànich-
mend, parce qu'il avait commencé par être étudiant; il était
bien connu par ses prédictions des événements terrestres),
annonça en poussant ches cris : « Hélas ! on emporte le flam-
beau de Qonya ! Le monde sera en désordre ; moi aussi, je
vais partir sur les traces de ce souverain! » Lorsque le
408 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
tremblement de terre continuait, le Tchélébî s'écria: « C'est
le moment du départ ; no voyez-vous pas comme la terre
elle-même sursaute dans l'espoir de dévorer mon exis-
tence comme une bouchée? Rlle veut une bouchée grasse, »
Il récita alors ce vers :
« Lorsque la terre du tombeau dévorera mon corps comme une
bouchée, mon âme s'envolera au haut des deux, car je ne suis
pas un corps, mais une lumière. »
Il ajouta : « Gloire à Dieu ! Que de merveilleux oiseaux se
sont montrés ! » Ayant fermé un instant ses yeux bénis, i-l
fut occupé à contempler ces oiseaux des âmes *; à chaque
instant il semblait s'envoler et se livrait à des mouvements
et à des gestes étonnants. Cependant les amis, tous ensemble,
sous l'effet delà détresse et du chagrin, poussèrent de grands
cris et gémirent; petits et grands, hommes et femmes furent
troublés. « Ne vous chagrinez pas, dit le Tcbélébî ; de même
qne notre descente dans ce monde avait pour but votre avan-
tage, que notre existence était en vue de vous améliorer, en
toute circonstance nous sommes avec vous, nous ne sommes
pas sans vous ; nous serons aussi avec vous dans cet autre
monde ; dans celui-ci, on ne peut échapper à la séparation;
c'est dans l'autre que l'on trouvera la réunion sans séparation,
la cohésion sans dissolution ; laissez-moi partir en tout plaisir;
quoique ce départ soit extérieurement une absence apparente,
cependant en réalité je ne suis pas absent; ce n'est pas une
[réellej absence. Un sabre, tant qu'il est au fourreau, ne
coupe pas; quand il sera dégainé, alors vous verrez. A
partir de ce jour, je donnerai des coups de poing derrière
le voile du mystère, de sorte que les amis en entendront le
fracas. »
Il était encore occupé de prononcer ces paroles lorsque
son cher et illustre fils, le descendant des saints, l'héritier
1. Dans les croyances des Arabes anté-islamiques, lame était représentée
par une chouette. Lee Musulmans ont conservé quelque chose de cette anti-
que superstition.
AMIR ARIF 409
de la lumière des prophètes, le fils du grand souverain, le
Tchélébi Amîr "Adil(que Dieu prolonge leur vie à tous deux !)
entra par la porte et s'assit à côté de lui. L'auteur de ces
pages, le pauvre serviteur, Afîàkî, se mit à pleurer, s'inclina
et dit : Lorsque le Tchélébî partira pour son voyage béni et
proférera de sa propre bouche le sens exprimé par ces mots :
«Grand Dieu! bénis-moi dans la mort et dans ce qui suivra
la mort ! », à qui confiera-t-il les amis et quelles dispositions
testamentaires laisse-t-il ? — Eux, répondit-il, appartiennent
au Seigneur; ils n'ont pas de rapport avec moi; c'est le
Seigneur qui les consolera. — L auteur reprit : Moi, infor-
tuné étranger, qui reste orphelin et attristé, que ferai-je et
où irai-je? — Sois au service du Mausolée, dit-il, et conserve
ce service afin qu'on te conserve; ne va nulle part ailleurs ;
ce que j'avais dit, de rassembler les biographies de nos pères
et de nos ancêtres, et de les mettre par écrit, continue de le
faire jusqu'à ce que tu l'achèves ; et ne sois pas paresseux,
afin d'avoir le visage blanc en présence de notre Seigneur,
et pour que les saints soient contents de toi. » Tous les amis
pleuraient et étaient stupéfaits ; ils tremblaient, dans l'at-
tente de ce qui allait leur venir du monde de l'au-delà et de
celui du témoignage. Cependant le Tchélébî, ayant rouvert
les yeux, dit le quatrain suivant, puis s'endormit ; l'apparence
extérieure disparut, la réalité de l'idée se cacha.
« toi dont le visage agréable est regretté par les belles de
rUoivers, dont les deux sourcils marquent la direction de la
prière pour les amoureux,
« Je me suis dépouillé de tous mes attributs pour me plonger
tout nu dans ton ruisseau ».
. Disant trois fois le nom d'Allah, il poussa un soupir et dit
ces vers :
« Au moment où l'essence de Dieu deviendra poui* moi la mer
du grand Tout, la beauté des atomes deviendra claire pour moi.
« J'en brûlerai comme un flambeau de cire, de sorte que, dans
la voie de l'amour [mystique], toutes les extases que j'ai eues ne
deviennent qu'une seule ».
410 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
Il mourut, entre midi et hi prière de l'après-midi, après
qu'on eût lu les chapitres portant les titres 'Açr et Naç?' S
le mardi 24 dhou'l-hidjdjc 719 (5 février 1320), avec une
bénédiction et une joie entières, attiré qu'il était vers le
centre éternel primitif, éternel, lumineux, divin. « Soit exalte
celui qui tient en ses mains le pouvoir sur toute chose; c'est
vers lui que vous serez ramenés ^ ». — « Nous appartenons à
Dieu et nous retournerons à lui ^ », Son âme sacrée, intel-
ligente et brillante comme la perle, se plongea dans la mer
de la lumière de l'essence divine.
« A ce même moment, il s'allongea et rendit l'âme : comme
une fleur, il s'épanouit souriant et joyeux.
« La lumière du soleil entendit l'appel adressé à l'âme : Reviens!
Elle retourna prompteraent à son origine.
« Il vit la lumière, et celle de ses yeux revint; la campagne et
la plaine restèrent dans le désir de le posséder ».
Quand on prépara le brancard funéraire, celui-ci se trouva
trop court, et son corps ne put y entrer; ses deux pieds
restèrent en dehors ; tous les amis poussèrent des cris et des
lamentations. Cependant, par un effet de la toute-puissance
du Créateur, ses pieds se retirèrent sur eux-mêmes ; on ferma
l'extrémité du brancard, et on l'emporta. Beaucoup d'or-
gueilleux négateurs, ce jour-là^ déchirèrent la cordelière de
la négation et crurent. C'était le vent froid d'un hiver dur ;
les habitants de Qonya étaient, pour la plupart, tête et pieds
nus; les gémissements des mystiques s'élevaient jusqu'au
pommeau de la Chèvre. Cependant il se fit un grand tumulte :
les hommes et les femmes s'étaient rais en marche ensemble ;
dans un tel froid, une gelée effroyable où la soie de la terre
était devenue comme du fer, aucune douleur, aucune gêne
ne fut ressentie par personne, par l'effet puissant de la
sainteté de ce souverain et de la faveur divine; tout le monde
s'en tira sain et sauf.
1. Ch. cm et ex du Qorân.
2. Qor., XXXVI, 83.
3. Qor., II, 151.
AMIR ARIF 411
Le mercredi 2o dhou'l-hidjdjé (6 février), il se trouva dans
le voisinage du Dieu sublime, et rendit son corps terreslre
à la terre pure, sa nourrice, en attendant le jour promis de
la résurrection (que Dieu sanctifie son mystère, et déverse
sa piété sur ses amis) !
« Quand la graine est srmée, elle pousse et devient un arbre ;
quand tu auras compris ce secret, tu seras renversé comme nous
le sommes ».
Le pauvre auteur de ces pages improvisa les deux quatrains
qui suivent et les écrivit sur le tombeau béni :
Quatrain. « Le Tctiélébî 'Àrif, délivré des liens de la vie, jeta un
reirard sur l'essence l^divine] et sortit des attributs j'divins].
<f Ensuite son âme, comme Jonas à lintérieur du poisson, sauta
en dehors dû navire de son corps dans l'océan de vie ' .
Autre quatrain. « Le Tchélébî 'Arif, sans égal, incomparable,
n'avait pas, dans le coin du monde, un trésor pour le contenir;
« Il a choisi de se transporter du monde de l'existence dans
celui où il n'y ;i pas acception de lieu, parce qu'il n'avait pas ici-
bas de demeure capable de le recevoir ».
Au moment où il allait trépasser, il me donna une seconde
fois Tordre d'employer lout mon zèle pour achever ce livre
et de concentrer mes eiïorls selon mes forces, avec le con-
cours du désir et la perfeclion du plaisir. Louanges à Dieu,
de qui vient tout secours, puisque par la faveur de cette
Majesté le conimencemenl de ces histoires plaisantes a abouti
à une fin ! Dieu est le directeur, et ver? lui aura lieu le relour ;
il sait mieux ce qui est juste ; la demeure éternelle est auprès
de lui:
CHAPITRE IX
Biographie du Tchélébî Chems-ed-dîn Amîr 'Âbid.
(Que Dieu magnifie sa mention et soit satisfait de lui !;
737. De même que le Tchélébî 'Arif que Dieu sanctifie son
mystère!) réservail ses faveurs au Tchélébî Abid et lui
accordait des grâces innombrables, à la fin de sa vie il lui
remit son trône; quand il se disposa à quitter le monde visi-
ble pour celui des choses invisibles, il lui confia la lolalité
des affaires de ses enfanls et de ses disciples, non pçir un ordre
verbal et des expressions formelles, mais par la voie de
l'àme et de la lumière du cœur. Tous ses frères et les enfants
de notre Cheikh tinrent en considération 'Abid et le servirent
comme des esclaves en présence dos rois; par un effet de la
perfection de sa générosité et de son équité innées, il aban-
donna tout ce qui était en dehors de Dieu ; il donnait conti-
nuellement tout ce qui constitue les vanités de ce monde,
argent monnayé, contrats, etc., et les employait pour ses
descendants et ses compagnons: il leur attribuait à tous des
vêtements d'honneur et des gratifications. De son temps, il
se fit un ornement de la libéralité de Hàtim le Tayyite, qui
parut un pauvre en compur.iison de lui. Le prince, fils du
roi, et le Tchélébî Amîr 'Adil étaient unanimes à magnifier
ce sultan, en toute sincérité et certitude, dans les limites de
la possibilité et la capacité de la gnose. Jusqu'à sa mort, ils
se tinrent fermes à prouver leur fidélité, et accrurent encore
leurs services et leur foi (cent mille miséricordes soient sur
l'âme des fidèles de cette Majesté!)
738. Lorsque le Tchélébî 'Abid s'assit sur le trône béni du
Maître et s'occupa de ses fonctions de Chéïkh. il ouvrit les
portes des dons et de la bienfaisance et se mit à manifester
414 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
une grande puissance dans l'abandon du monde et la libéra-
lité sincère ; c'éla^t un homme au caractère de (Jalender, libre
des liens des recberches du monde. Il était la quintessence
des hommes libres et le modèle des hommes pieux, ainsi
qu'il a été dit :
« moi, et cent tiommes comme moi, esclaves d'une personne
qui de soi-même s'est faite son égal! »
Constamment il marchait d'acco''d avec sa propre âme et
contemplait en lui-même son but réel; il tournait toujours
autour de sa situation el, pour le p'aisir de suivre les gens
clairvoyants, il ne s'occupait pas de la prestation de serment
des hommes d'imitation; dans l'idée de suivre le mystère
des débauchés, il menait une vie royale, et ne cherchait pas
à éviter les médisances des négaleurs rebelles ; il disait ces
vers :
« Tu sais ce qu'est l'aboiement des chiens dans celte rue de la
satisfaction, pour que quiconque est eîTéminé, cela lui fasse peur.
(( Dieu nous garde d'un cavalier qui se^-ail l'amoureux de cette
voie pour que l'aboiement du chien de la rue fasse palpiter son
cœur ».
739. Par hasard, à celte époque, le noble fils de Noyan, Té-
murtacb, fils de Tchoban'(que Dieu ait pitié d'eux deux!) con-
quit la ville de Qonya et en expu'sa la dynasiie de Qaraman,
en 720 (1320); il s'empara également des dépendances de
cetîe vil'e, el s'efTorça de metire la main sur les grands et
les tyrans ; il émit la prétention suivan'e : « Je suis le maître
de la conjonction heuieuse ; b'en plus, je suis le Mehdî du
temps ». En même temps il prod'gLiait l'argent, et au point
de vue de la jusi'ce, il était un second Anôchè-Rawân '; en
vérité, c'était un jeune homme religieux: et probe; tous les
1. Témur-tach était le second 61s de Tchoban, et gouvernait l'Asie-Mineure;
il se réfugia ensuite en Egypte et y fut exéruté le 4 chavvwâl 128 (22 août
1328). Cf. Mirkhond, Rauzet eç-Çafd, t. V, p. lo6; d'Olisson, op. laud., t. IV,
p. 658 et suiv., 686, 698.
2. Surnom de Chosroès l^".
AMIR ABID 415
grands personnages Je TAsie-Mineure, savants, cliéïkhs,
émir?, notables, chefs des troupes et autres, lui obéissaient
et lui avaient prèle serment d'allégeance. Un groupe de
grands personnages de l'époque, tels que Nedjm-ed-dîn
Tachiî, Chéikh-zàdè de Toqat, feu Zhahir-ed-dîn le prédi-
cateur de Césarée, le cliéïkh Nâçir Çoûfi, Amîr Hasan le
médecin, le cadi Chiliàb Nekîdî, le cadi de l'armée ainsi que
d'autres cadis et savants de chaque ville l'avaient pris pour
modèle et allectaienl de se montrer ses amis; ils exagé-
raient les louanges de ce prince pour servir leurs intérêts
et se procurer les honneurs accidentels de ce monde; ils
excitaient d'ailleurs les autres à le suivre. Témur-lach, dans
un amour parfait, voul.iit faire rentrer le Tchélébî 'Abid
et tous les enfants de cette famille dans le cercle de cette
réunion; il désirait qu'ils lui tinssent compagnie en toute
circonstance heureuse ou malheureuse, en campagne ou à
la ville; mais il ignorait la tianquillité d'esprit et les extases
profondes des mystiques.
« Oui, mon idole, puisqu'il n'y a pas de douleur dans ton cœur,
lu compteras comme un jeu la douleur qui règne dans les cœurs
des autres «•.
Des médisants envieux et de haineux opiniâtres lui repré-
sentèrent que ces derviches se révoltaient contre lui, ne
marchaient pas d'accord avec lui, et ne le désiraient pas.
Le Tchélébî Àbid, tout en manifestant de loin de l'amitié,
fréquentait peu leurs réunions ; quant au gouverneur,
naturellement il en était fâché et pâlissait.
740. Un jour, ayant fait signe au roi des émirs, l'Kmir Eret-
nabeg (miséricorde de Dieu sur lui !j, il jugea à propos d'en-
voyer le Tchélébî, à litre d'ambassadeur, aux émirs des Oùdj,
afin qu'il ne restât pas à Qonya, et qu'il employât ses efforts
à inviter et convier les émirs des OiJdj à lui obéir, car, s'ils
se montraient obéissants, il serait fait quelque chose en sa
faveur; sinon, il s'installerait dans cette province. Malgré
les refus opposés à cette proposition par le Tchélébî 'Àbid^
416 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
il ne put s'y soustraire; cependant il demanda qu'on envoyât
[à sa place] le signataire de ces pages au service d'Eretna-
beg, et qu'on le laissât en repos; il donna à ce sujet des
excuses explicites, mais elles ne furent pas agréées. Enfin,
mû par l'idée de la confiance et de la compassion amicale,
ainsi qu'en considération des résultats, il jugea utile de
s'absenter, afin de ne pas voir augmenter la défiance et le
dédain.
Donc, bon gré mal gré, il sortit de Qonya, rendit visite au
mausolée sacré de ses pères et de ses ancêtres, et se confiant
à Dieu et à la faveur de ses saints il partit en se plaignant
et en gémissant; il disait les vers suivants qu'il avait
composés : '
<^ Les saints sont les enfants de Dieu, ô mon fils ! absents ou
présents ils sont informés.
« S'ils sont absents, ne pense pas que ce soit pour leur insuf-
fisance; où la vengeance les attire-t-elle, pour leur âme?
« J'ai un gardien dont le pouvoir convient; il sait un vent qui
souffle sur moi.
« Que ce vent soit froid ou chaud, il le connaît; il n'est ni
insouciant, ni absent, ô homme faible ! »
Il poussa un soupir, expression de sa douleur, et ajouta :
« Jusqu'à notre retour, aucun de ceux-ci ne restera plus ».
En effet, par suite de la prédestination du roi tout-puissant,
lorsqu'il revint de sa promenade dans la province des Oûdj, il
ne restait plus, à Qonya, que l'émir Zhahîr-ed-dîn, fils de
Tâdj-Qizil; tous étaient sortis des limites de l'Asie-Mineure
et s'étaient installés en Syrie; cette réunion de gens nobles
éta'\t totalement dispersée. La même nuit où nous entrâmes
à Qonya, Zhahîr-ed-dîn également était sorti pour se rendre
dans la forteresse de Kawàla ; la plupart des envieux, rendus
présomptueux, ainsi que Ta exprimé le Qorân : u Ils aiment
la vie présente, et laissent derrière eux un jour pesant * »,
avaient fait des effoits pour leur dispersion; les uns erraient
1. Qor., LXXVI, 27.
AMIR ABID 417
éperdus, les autres avaient été tués. Dans sa passion, il dit
ce vers :
« L'envieux est un enTant adultérin ; naoi. mon horoscope, c'est
de mettre à mort cet enfant adultérin, comme l'étoile Canopus ' ».
Dans ce même voyage auquel on pourrait appliquer ce
passage : « Il se peut que vous soyez dégoûtés de quelque
chose qui est pourlant meilleur pour vous * », le Tchélébî
Abid reçut, du monde de l'au-delà, tant de révélations qu'on
ne saurait on donner la description.
m. Du temps du [Sultan mongol] Abou-Sa'îd-Khan (que
Dieu illumine sa preuve !). le Tchélébî Abid (que Dieu rafraî-
chisse son àmc I) s'était rendu au camp mongol. Le descen-
dant do notre grand maître rencontra un prince ^que Dieu
étende son ombre I) dans la ville de Tébrîz ; il eut une
audience du ministre de l'empire, le Khàdjè Cberas ed-dîn
Aniîr Mohammed ^ fils du grand ministre Khàdjè Rachîd-ed-
dîn, et exposa à ce personnage les choses minimes dont avaient
besoin les derviches ; celui-ci reçut avec insouciance celte
communication; il n accorda pas au Tchélébî l'attention que
celui-ci méritait, et remit à plus tard Tachèvement de leurs
affaires. Cependant le Tchélébî 'Abid et le prince en mon-
trèrent un dépit considérable: ils se détournèrent de cette
société, et, le cœur ulcéré, partirent en colère pour l'Asie-
Mineure; après avoir écrit le vers suivant, ils le remirent au
lieutenant du vizir :
Vers arabe. « Celui qui est envieux, nous le comptons comme
n'existant pas ; et celui qui a un visage ouvert, sûrement nous
le surnommons bonne nouvelle ».
Le Tchélébî 'Àbid arriva à Qonya, tandis que de son côté
le prince, qui lavait suivi, s'embarqua à Sinope et entreprit
le voyage du Turkestan. La cause du déclin de l'empire et
1. Silârè-i yémânî.
2. (?or., 11,213.
3. Nommé Ghiyâth-ed-din par d'Ohsson, op. laud., t. IV, p. "00.
Tome 11, tl.
418 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
de la dynastie, ce fut celle-là; la fortune des Mongols fut
renversée ; les grands de ces contrées tombèrent les uns sur
les autres; il n'y resta plus personne d'entre eux; devenus
adversaires les uns des autres, ils se renversèrent mutuel-
lement^ et ils sont encore dans le môme état. Leur société fut
dispersée ; il ne resta personne qui ne fût sur son déclin.
« I^a colère des hommes dessèche les nuages; la colère des
cœurs ruine les mondes.
» Tant que le cœur de l'homme de Dieu n"est pas afïligé, Dieu
ne couvre d'opprobre aucun siècle.
« Donc, à chaque cycle se lient un saint; c'est une épreuve
qui durera jusqu'à la résurrection ».
742. Les compagnons de premier rang nous ont raconté ceci :
Un jour, le Perwànè (que Dieu ait pitié de lui 1) interrogea
notre Maître (que Dieu sanctifie son puissant mystère!) en
ces termes : Quand aura lieu la fin de la durée de l'empire
de Tchinggiz-Khan, que vous avez appelé notre aymée"!
Comment sera leur terminaison? Il lépondit : Lorsque notre
grand maître [Béhâ-ed-dîn Wéled] (que Dieu soit satisfait
de lui!) eut le cœur blessé par la conduite désagréable du
Khârezm-châh, qui avait pris une mauvaise tournure, et
qu'il en fut entièrement fâché, il partit de Balkh et demanda
à Dieu, conformément à son nom de Vengeur, qu'il tirât
vengeance de ces innovateurs dans la voie do la loi reli-
gieuse. Car le Qorân a dit ; « Dieu est puissant; il possède
la vengeance * ». En effet, le Dieii Très-Haut a suscité l'im-
mense armée mongole du côté de l'Orient ; celle-ci a dévasté
Halkh, la capitale, ainsi que le Khorasan; et ainsi de suite,
racontant l'histoire jusqu'au bout. Il prit également à témoin
la tradition suivante du prophète : « Dieu fit une révélation
à Mohammed (sur lui bénédiction et salut !) et lui dit : « J'ai
une armée que j'ai établie du côté de l'Orient; je lai appelée
les Turcs; je les ai créés de ma colère et de ma fureur;
partout où un homme ou une nation désobéiront à mes
1. Qor., III, 3: V, 96; XIV, 48. t.
AMIR ABID 419
ordres, je les déchaînerai contre eux ; ils serviront ma
vengeance » ; et ainsi de suite. << La cause du déclin de cette
dynastie, poursuivit-il, aura lieu à un moment où elle mépri-
sera nos enfants, nos successeurs et nos petits-fils, les traitera
lyranniquement, et les soumettra à la gêne. Dieu (soit-il
exalté !) se tachera, la rendra un exemple pour les gens
intelligents ; on lira alors le passage : « Les tyrans n'auront
point d'auxiliaires ' ! » Les mortels contempleront le châti-
ment des hommes injustes, comme l'a dit le poète :
« L'injustice des tyrans est devenue un puits obscur : tel fut le
cri de tout l'univers.
« Celui qui est le plus injuste, son puits est le plus effroyable ;
Dieu a trouvé juste que le pire soit traité au pire.
« Si tu es un éléphant. Ion adversaire aura peur de toi ; mais
voici que la punition arrive : Les oiseaux en troupes nombreuses^'.
« Si un être faible demande une sauvegarde sur la terre, un
tumulte s'élève de l'armée céleste •>.
Le Porwânè s'inclina en pleurant et partit. Des miracles
merveilleux de ce genre sont une particularité des saints
parfaits et des mystiques supérieurs : « Ils n'embrasseront
rien de sa science, si ce n'est pour autant qu'il le voudra ^ ».
En réalité, il faut savoir que l'existence bénie du grand
Véridique [Abou-Bekr], lorsqu'il suivit le prophète éclairé
et se laissa guider par lui, de toutes les manières la bonne
direction fut son attribut; de même les miracles de ses des-
cendants qui sont les créatures du ciel et de la terre, sont la
conséquence clés miracles du prophète (Dieu le bénisse et le
salue I). Cette situation est spéciale au souverain des mys-
tiques, à l'aimé des bien-aimés, notre maître Djélàl-ed-dîn
(que Dieu sanctifie son puissant mystère I). Ce qu'on a en vue
par les incitations à aimer que Ton trouve dans ce hadîlh du
1. Qûv., II, 213 : III, 189: V, 16.
2. Allusion au célèbre passage relatif à la campagne des Abyssins contre
la Mecque, dite « Guerre de l'éléphant », Qor., CV. 3.
3. Qor., II, 256.
420 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
prophète : « désir que j'ai de rencontrer mes frères et
mes auxiliaires dans la religion ! », c'est son existence bénie ;
c'est ainsi que dans son Methnèwî, il expose et décrit de
cette manière la grandeur de l'approche de cet amour :
[Hémistiche : Si tu as une oreille, écoute; si lu as un œil,
regarde 1)
« Celui qui esl aimé, c'est celui qui esl simple; il est ton com-
mencement et ta fin.
« Lorsque tu le trouveras, tu ne resteras pas à l'attendre ; il
est à la fois évident et mystérieux.
« Il est le maître des situations, et n'en dépend pas; le compte
des mois et des ans est le serviteur de cette lune [de beauté].
« Lorsqu'il parle, il donne des ordres aux conjonctures ; lors-
qu'il le veut, il transforme les corps en âmes.
« Partout où il le veut, il envoie des condoléances ; partout où
il le veut, il distribue des félicitations.
<( Il est infini car il est stable; il attend la circonstance favo-
rable.
« Sa main est la pierre philosophale des circonstances ; s"il
l'agite, le cuivre devient ivre de lui.
« S'il le veut, la mort même devient douce ; l'épine et la lancette
deviennent narcisses et églantines.
« Celui qui dépend des circonstances, c'est l'homme; tantôt sa
situation augmente, tanlôt elle diminue.
« Le çoûfi est le fils du moment pour obtenir ce qu'il désire;
mais l'homme pur est indépendant du temps et des circons-
tances.
« Les années dépendent de sa résolution et de son avis; elles
sont vivantes par son souffle aussi puissant que celui du Messie.
« Celui qui est tantôt parfait, tantôt imparfait, n'est pas digne
d'un culte, comme Abraham le disait de l'astre qui décline à
l'horizon.
<( Celui qui disparaît, et est tantôt celui-ci et tantôt celui-
là, ne peut être l'objet aimé : « Je n'aime pas les êtres qui
déclinent* ».
« Celui qui est tantôt agréable et tantôt désagréable, qui
est un moment de l'eau et un autre du feu,
1. Qor., VI, 76.
AMIR ABID 421
« Il est la constellation où se place la lune, mais non la lune
elle-même; il est la peinture d'une idole, mais il n'en sait rien.
« Le çoûli pur est comme le fils du moment; il tient ferme
l'instant, qu'il considère comme son père.
« L'homme pur est plongé dans l'amour de la divinité ; il n'est
le fils de personne et ne se soucie pas des momenls et des
conjonctures.
« 11 est plongé dans une lumière caractérisée par ces mots :
« Il n'est pas engendré' » ; ne pas engendrer, ne pas l'être, c'est le
propre de Dieu.
« Si tu es vivant, va et cherche un tel amour; si tu ne l'es
pas, tu es l'esclave des différentes circonstances. »
L'objet de l'amour particulier de l'Envoyé de Dieu (sur
lui le salut!), à cette époque contemporaine, c'est la per-
sonne bénie du Maître. De même que l'Envoyé aimé de Dieu
est apparu de la lumière glorieuse à la prière d'Abraham,
ainsi qu'il l'a dit lui-même : « J'ai été prophète en mission à
la demande de votre père Abraham » (Salut sur lui!) lors-
qu'il a dit : « Envoie parmi eux un envoyé tiré de leur
sein; il leur lira tes versets, leur enseignera le livre et la
sagesse, et les purifiera », notre Maître également s'est mani-
festé à la prière de "l'Envoyé de Dieu :
« Le prophète a dit : Il y a, dans ma nation, quelqu'un qui sera
à la fois de même substance et de même pensée que moi.
« Leur ;\me me verra dans cette lumière, comme moi je les y
vois. >)
-Comme, dès le début de la situation, la cause de l'invasion
mongole fut une prière de Béhà-ed-dîn Wéled. ainsi que les
chagrins causés à son cœur béni par le Khàrezm-chàh et ses
courtisans, qui, ayant suivi les conseils des rationalistes,
furent enchaînés dans le lien du raisonnement, restèrent
privés de l'accession au monde des découvertes des saints,
se montrèrent orgueilleux et rebelles, ainsi qu'il a été dit
au début du présent livre ; de même la cause du.renverse-
1. Oor.,CXII,3.
422 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
ment de la dynastie de la famille de Tchinggiz-Khan et du
déclin de l'empire mongol fut les vexations qu'eut à subir
l'esprit béni de 'Abid ; l'allusion faite à notre Maître dans la
question du Perwânè se trouva vérifiée, ce qui est un miracle
vraiment étonnant dans le monde : comprenez-le sérieuse-
ment et demandez un secours à Dieu, afin que tous les mor-
tels sachent à quel point la familled"Abou-Bekr est rapprochée
du Dieu glorieux, et que leur prière est exaucée dans tous
les cas; il y a de nombreux indices de cette proximité spé-
ciale et de cette parfaite particularisation, il y a des traditions
du prophète qui l'établissent et dont les noms des témoins
fidèles qui les ont rapportées sont inscrits et cités dans
tous les livres, ainsi que les découvertes des saints du temps
passé. A aucune époque, il ne s'est manifesté un homme
'possédant une sagesse, une force, une puissance, une proxi-
mité, un pied, un souffle, une mansuétude, une science
comparables à la sienne, comme le poète l'a dit :
« Il s'est passé beaucoup de siècles depuis le cycle d'Adam jus-
qu'à maintenant, mais tous les cycles sont stupéfaits de la grâce
qui règne à notre époque ».
Le lieu pur de la manifestation de l'amour, après l'En-
voyé de Dieu (que Dieu le bénisse et le salue!), a été la per-
sonne pure et bénie du Maître; la vérité de l'imitation du
prophète, extérieurement et intérieurement, lui a été réser-
vée spécialement.
« Il y a un autre secret ; où est l'autre oreille [pour l'entendre]?
Où sont les perroquets propres à croquer ce sucre?
« Pour les perroquets spéciaux, il y a un sucre profond ; ceux
du commun n'y ont point part.
« Cela veut dire que nous mettons un sceau sur leurs bouches ' ;
sache-le, telle est l'affaire de celui qui suit la route. »
743. Dans la ville de Qonya avait apparu un ascète que l'on
appelait le^Ché'ikh-Pacha ; ce pauvre individu, plongé dans la
1. Qor., XXXVI, 65.
AMIR ABID 423
mer de l'hypocrisie, ne possédait aucunement l'honneur de
la foi, et par suite de sa dissimulation et de son arrogance il
ne saluait pas les compagnons; il se donnait un mal de tête
fou pour nier le concert spirituel ; dans les réunions oii il
assistait, il ne touchait pas à la nourriture offerte aux autres
hommes. Un groupe de gens du peuple, qui sont au degré
des animaux inférieurs, se mirent à le suivre, de sorte qu'il
avait séduit des imitateurs sans intelligence. Dans un espace
de soixante jours, il ne mangeait qu'un A//<? de farine d'orge;
il montrait du froment; et par suite de l'avidité qu'il avait,
il se promenait toujours amer et aigri ; parti pour des prome-
nades imaginaires, il n'avait aucune part au plaisir exprimé
par ce texte : « La foi est tout entière désir et plaisir » ; loin
de participer à l'expansion de l'àme qui règne chez les amou-
reux de la réalité spirituelle, son apparence extérieure était
'oujours contractée; il s'imaginait être le mortifiant par
excellence et l'Abou-Yézîd [Bastàmî] de son époque ; il s'en-
fonçait dans le sac de l'àme concupiscente ; sa tète était
ignorante du secret renfermé dans ce vers :
« Si l'ascétisme était réglé par un visage aigri, une courge con-
tîte dans le vinaigre aurait été .\bou-Yézid Baslàmi.
Du temps où le Tchélébî 'Abid (que Dieu magnifie sa
valeur!) était monté sur le trône, il sortit un jour du mau-
solée et se rencontra, suivi d'un groupe de compagnons, avec
le Chéïkh-Pacha; cet infortuné détourna la tête et ne salua
pas; il passa rapidement. Il avait mis en pratique cette
manière à plusieurs reprises. Un jour, 'Abid rencontra le
Chéïkh-Pacha devant le bain de Qalîtchè, et lui appliqua sur
la tète trois coups de fouet bien assénés, de sorte qu'il fut
contraint de s'aliter et que sa langue fut paralvsée. Les amis
de ce malheureux allèrent raconter ce qui s'était passé au
roi des cadis, Tàdj-ed-dîn Qalèm-Chàh, et firent du tapage.
Le cadi de la ville estima que, par suite de la grâce et de la
sainteté attachées au Tchélébî, celui-ci devait avoir pitié et
aller rendre visite à ce pauvre homme; le Tchélébî lui par-
424 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
donna sa faute. Cependant celui-ci accomplit le devoir de
la visite; lorsqu'il sortit de chez le Chéïkh-Pacha, celui-ci
mourut; le Tchélébi assista à ses funérailles; on l'enterra
dans le jardin du Sultan. De même, beaucoup de détracteurs
du Tchélébî 'Arif furent frappés et abandonnés par lui,
et partirent pour le monde du néant.
744. On rapporte que la gloire des émirs, Zhahîr-ed-dîn, fils
deTâdj-Qizil (miséricorde de Dieu sur lui !), fut quelque temps
gouverneur de la ville de Qonya; il n'eut pas son égal pour
les soins qu'il apporta à administrer ses sujets, pendant le
temps de ses fonctions. Un jour, j'étais, dit le rédacteur de
ces pages, allé le voir en compagnie du Tchélébî Abid ; il
jeta un regard sur le visage du Tchélébî, et vit que sa mous-
tache était quelque peu longue ; en colère, il lui dit : Pour-
quoi ne coupes-tu pas cette longue moustache? Enfin tu n"es
pas un chéïkh militaire ! « Si ma moustache est longue, lui
répondit le Tchélébî, tu as le brouillard devant tes yeux ; il
est très facile de corriger une moustache, mais il n'y a pas de
remède à la maladie de la cataracte, comme pour la phtisie. »
Tout confus, l'émir ne dit rien. Cependant on était occupé
à faire rôtir un poulet qu'on avait mis à la broche; tout à
coup une personne entra et donna des nouvelles étonnantes
du chéïkh Hasan Témur-tach. L'émir changea de couleur
immédiatement et monta à cheval sans avoir touché àce rôti ;
il partit en priant le Tchélébî 'Abid de l'excuser et en lui
demandant sa bénédiction. C'était un jeudi. Le lundi, la
nouvelle arriva qu'un coup de flèche sans miséricorde l'avait
atteint à la bouche ; il avait cherché à s'affranchir du monde
et avait lancé la hache sur son propre pied (miséricorde de
Dieu sur lui !)
« Un homme maître de lui se rencontra avec un homme hors de
lui ; le premier s'enfonça une épine dans l'œil.
« Dhou'l-faqâr, toi qui as frappé ceux qui sont hors d'eux-
mêmes, tu frappes sur ton propre corps; sois intelligent!
« homme simple! tu t'attaques toi-même, comme un lion qui
s'élancerait sur lui-même ».
AMIR ABID 425
De celte idée, on apprend que se détourner des hommes de
Dieu, s'opposer à leurs paroles et à leurs acles, n'est pas une
chose bénie : c'est un grand danger «juc l'on court.
« Ecoulez de ma part une tradition sans mauvaise intention :
C'est un devoir strict d'éviter le danger ».
- 743. Lorsque, au retour du voyage des Oûdj, nous arrivâmes
dans les environs de la ville de Làdîq, il y avait parmi nos
compagnon? un derviche louslic ' nommé Sa'id, qui avait été
pendant plusieurs années dans la compagnie des amis, et
avait rendu des services continuels; tout à coup, poussé par
l'impudence, il dit quelque chose à l'égard de noire chéïkh.
II m'adressa la parole : « Atlàkî, sois prêt, car je veux
manger ton liahrà : tu mourras ces jours-ci; quant à moi, je
suis quelqu'un qui se jettera sur Arif, pour voir ce qui arri-
vera aux partisans d'Arîf ». Sans lui répondre, je poussai
mon cheval. Cependant leTchélébî Àbîd lui répondit ainsi :
« Actuellement, il y a un partisan d"Ârif, c'est moi : il ne te
reste plus que trois jours à vivre ; c'est Aflàki qui fera cuire
ton halwd. » Ce môme jour, lorsqu'on atteignit la ville de
Làdîq, il tomba tout de suite malade ; le troisième jour, il
trépassa. Le Tchélébî émit ces paroles ; « Il faut s'occuper de
préparer ses obsèques, et de lui faire cuire son hahvtî, car
depuis longtemps il était notre serviteur ; mais il s'est livré
à une impolitesse, et n'a pas eu confiance dans notre magna-
nimité : il s'est trop mis à l'aise; à ce moment-là, le zèle
s'étant mis en mouvement, il a reçu une blessure de la
flèche du destin. H est à espérer qu'il est mort en état de
grâce. » Il pleura beaucoup et ajouta : « Grand Dieul que
personne ne devienne présomptueux par la masse de ses ser-
vices et la proximité de la société des saints ! Qu'il n'ait pas
trop confiance en soi]I Qu'il ne place pas le pied hors de la
voie de la politesse, pour ne pas perdre sa tête et son secret!
1. Chayyâd.
426 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Celui qui approprie son pied au tapis, tire ses bagages du côté
de Moïse '.
« Cependant, vivre insouciant dans cette voie mystique qui
est l'âme de la loi religieuse et la moelle de la vérité, et se
permettre toutes les passions, présente un danger considé-
rable; Dieu nous en garde! » et il cita ces vers :
« mon cœur privé de tout, crains la planète Mars; crains les
rois quand ils t'accordent un bienfait.
« Quand même la faveur des rois te rendrait audacieux, crains
une audace intempestive » .
« De même, que les mortels sachent que les enfants et les
descendants de cette famille craignant Dieu, de cette race de
l'idée spirituelle et de la jurisprudence, hommes et femmes,
tirant leur origine de l'élément lumière, sont purifiés par
l'eau : car, s'ils sont continuellement en état d'apparition,
néanmoins ils restent cachés aux yeux des profanes; ceux-ci
demeurent extrêmement éloignés de ces êtres éclairés par la
lumière. C'est ce qu'a dit notre Maître :
« Ces enfants sont nés de la manifestation ; naturellement, ils
sont voilés par un voile simple.
« Ces enfants doivent absolument suivre ce chemin ; forcément
ils ne sont point l'objet de ces regards.
« Mes saints sont en sécurité dans mes coupoles : il n'y a que
Dieu qui les connaisse pour les avoir éprouvés ».
« De même que les lumières de l'essence du Créateur (que
sa puissance soit exaltée et que sa parole soit élevée!) se
répandent sans cesse sur tous les êtres, en général et en par-
ticulier, les traces des miracles et des faits extraordinaires,
en tout temps et moment, apparaissent constamment de cet
épandement, d'après les actes extérieurs des prophètes et des
saints (sur eux le salut!)
Toujours les fruits des miracles qui croîtront, jusqu'à la
fin du monde, sur cet arbre béni qui est leur existence, seront
une preuve solide et péremptoire de lexcellence de ce pas-
1. Jeu de mots sur gilîm el kaltm.
AMIR ABID 427
sage où le Qoràa s'exprime ainsi : « Sa racine est ferme, ses
branches s'étendent dans les cieux; à ctiaque instant on peut
en manger les fruits ' ». Si Ion commençait à mentionner les
vertus et les degrés de chacun séparément, le commentaire
n'en finirait pas et no saurait être inscrit dans les registres.
« Il me faudrait des vies aussi longues que celle de Noé, pour
dire le commentaire de celle victoire el de ces révélations ».
746. Lorsque le Tchélébî 'Âbid (que Dieu rafraîchisse son
âme!) mourut, le jeudi 5 nioharrem 739 (23 juillet 1338) et
choisit sa patrie dans le para<lis du séjour de la splendeur, le
roi des chéïkhs el des mystiques, Hosâm-ed-dîn Amîr W'àdjid,
remplit les fonctions de cheikh parla faveur de l'Être glorieux;
U s'occupa du service du mausolée sanctifié (grand Dieu!
sanctifie-nous par son mystère!); il vécut encore quelque
temps et alla s'installer dans le voisinage des êlres pieux de
l'empyrée à la lin du mois de cha'bàn de l'année 7i2 (début
de février 1342 . La dévolution du pouvoir souverain et la
tiare de l'empire spirituel furent déférées à son héritier, des-
cendant des sainis. successeur des purs, perle de la mer de
la gnose, noire maître Béhà-ed-din Chàhzàdè (que Dieu
magnifie sa dignité!!; mais comme celui-ci était parti pour
de lointains voyages, et avait brûlé pendant des années du
feu des chagrins de l'absence, en s'eiïorçant d'arriver à la
proximité [de Dieu], le pouvoir fut transféré à son frère ger-
main. Amîr 'Adil (que Dieu étende son ombre!, qui s'assit
sur le trône béni, et donna un nouveau lustre aux choses
d'en bas et d'en haut : « Dieu donne son empire à qui il
veut ^ ».
« Le matin du bonheur se leva sur le monde : le royaume de
Salomon parvint à Salomon.
« Louange à Dieu pour ses grâces ! Justice a été rendue à
qui la méritait.
1. Qor., XIV, 29-30.
2. Qor., II, 248.
428 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
« Celui qui, un seul instant, choisit de servir ta cour, jusqu'au
jour de la résurrection, le ciel se prosternera devant lui comme un
esclave ».
CHAPITRE X
Noms des exfa>ts et des slccesselks de notke grand maître
Héha-ed-dîn Wéled Balkhî
(Que Dieu sanctifle son puissant mystère!)
Les nobles compagnons (que Dieu mulliplie leurs sem-
blables jusfju'au jour de la résurrection!) ont rapporté que
Béhà-ed-dîn Wéled eut deux fils vt une fille : l'aîné des
garçons s'appelait 'Alà-ed-dîn Mohammed, lecadel Djélàl-ed-
dîn Mohammed; au moment de son émigration de Baikh,
pleine d'umerlume. l'aîné avait sef>t ans, et le cadel cinq.
Sa fille, Fàtima-Khàtoùn, était la savanle de l'époque el
rédigeait des consultations juridiques; elle était mariée; elle
ne quitta pas son pays d'origine, s'y installa et y mourut.
Notre maître Djélàl-ed-dîn (que Dieu sanctifie son mys-
tère !) eut trois fils et une fille; l'aîné s'appelait Béhà-ed-dîn
Mohammed Wéled, le second se nommait 'Alà-ed-dîn Moham-
med, c'est lui (jui attaqua notre maître Chems-ed-dîn
Tébrîzî (que Dieu sanctifie sa subtilité!) ; d'accord avec un
groupe d'ignorants, il se mit en opposition à son père; le
troisième était connu sous le nom de Mozliaiïar-ed-dîn Amîr
'Alim; la fille, nommée Mélékè-KhAtoiin, était plus connue
sons le sobriquet A'Efendipoulo, c'est-à-dire la fille du
Maître '. La mère de Sultan Wéled et d"Alà-ed-dîn Moham-
med était Gauher-Khàtoùn, la dame de la vie future, fille du
Khàdjè Chéref-ed-dîn Làlà de Samarqand ; celle de Méléké-
Khàtoûn et du Tchélébî Amîr 'Âlim était Kirà-Khàtoùn de
Qonya.
Sultan Wéled eut également trois enfants de Fàtima-Khà-
toûn, fille du chéïkh Çalàh-ed-dîn : un fils, Tchélébî Djélàl-
1. Eq grec moderne.
430 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
ed-dîn Amîr 'Aiif, et deux filles, dont l'aînée s'appellait
Motahharè-Kliâfoûn et la cadcUe Chéref-Khâtoûn ; l'une
d'elles fut surnommé 'Abidè « l'adoratrice » par notre
Maître, et l'autre 'A?n/'é « la mystique ». Toutes deux possé-
daient le don des miracles et la sainteté; la plupart des
dames de l'Asie-Mineure se tournèrent vers elles et devin-
rent leurs disciples. En outre, Sultan Wéled avait deux con-
cubines ; ayant vu un mystère dans leur nombril, il les avait
introduites dans les liens du concubinat, de même que
Abraham pour Agar, le prophète pour Marie la Copte : or
Tsmaël (salut sur lui !) était né d'Agar; quant au prophète
(bénédiction de DicMi sur lui!), il prescrivait d'élever de belles
servantes dans la maison, ainsi qu'il l'a dit lui-même : « Pre-
nez des esclaves, car elles sont bénies, attendu qu'Ismaël est
né d'Agar, qui était une servante ». Le prophète de Dieu a
dit vrai !
De ces concubines, il naquit trois enfants heureux et for-
tunés, car la concubine est la monture des purs : l'un était le
Tchélébî Cbems-ed-dîn Amîr'Âbid, né de Nouçrèt-Khâtoûn;
les deux autres étaient le Tchélébî Çalâh-ed-dîn Amîr Zâhid,
et Hosàm-ed-dîn Amîr Wàdjid, nés de Sunbulé-Khàtoûn.
Le Tchélébî Djélàl-ed-dîn Amîr 'Ârif eut deux fils et une
fille de son mariage avec Daulet-Khâtoûn, fille de l'Emir
Qaïçar de Tébrîz; le nom du fils aîné était Ghâh-Zâdé, qui
portait le suinom (TAmîr 'Alim,et celui du cadet était Amîr
'Âdil; celui de la fille était Méléké-Khàtoùn, appelée com-
munément Despina ' (Dieu rafraîchisse son âme, ainsi que
celle des trépassés, et fasse durer la vie des présents!).
Le Tchélébî 'Âbid eut quatre enfants d'une même femme,
trois fils et une fille : Tchélébî Mohammed, Tchélébî Amîr
'Âlim, Tchélébî Châh-Mélek (que Dieu leur accorde son con-
cours en tant qu'il le voudra et en sera satisfait !). Du temps
du Tchélébî 'Âbid, son frère Çalâh-ed-dîn Amîr Zâhid, des-
cendant des saints, mourut dans le mois de cha'bân de
1. AédTtû'.va, domina, « la darae ».
ENFANTS ET SUCCESSEURS 431
l'année 734 (avril 1334); il ne resia do lui ni descendance
ni collaléraux.
Sultan Wàdjid eut un garçon. Ahmed Seldjoùq, et une
fiUo, Djéhàn-Mèlek.
Deux pelits-enfanls par la fille naquirent à Sultan Wéled ;
l'un élait Horliàn-ed-dîn Elyàs-paclia, le second Khizr-pacha.
De Chéref-Kliàtoùu ôgaletnent naquirent deux fils. Mozliaiïar-
ed-dîn Ahmed-pacha et Amîr Chah.
Louanges et remerciements à Dieu de ce <jue les arrière-
petils-enfanls de colle famille, hommes et femmes, sont en
voie d'accroissement I Cotte lignée pure, jusqu'à la dispari-
tion de celle d'.Adam sur lui le salut!), puisse-t-elle ne pas
être interrompue sur la surface de la terre! Ainsi soit-
il, ù Soigneur dos mondes, ù lo meill'^ur des auxiliaires !
« Limage Je mon roi au l>on caracti'Te a souri à ma fac*^ ; linsj
pour moi génération sur génération, enfant sur enfant I ».
Notre livre se ternùnera par la mention de la chaîne de
transmission du dhikr, consistant en la formule : Il n'y a de
divinité «juo Dion, Mohammed est TRuvoyé de Dieu! Les
traditionhistos capables nous ont rapporté, daprès Ali fils
d'Abou-Tàlib, commandeur des croyants, lion de Dieu vic-
torieux ((juo Dieu ennoblisse son visnge ! i, qu'un jour il dit :
Envoyé de Dieu, montre-moi le chemin vers Dieu de la
manière la plus aisée et la plus méritoire. Le prophète salut
sur lui !) lui répondit : Que sur toi soit cette chose au moyen
de laquelle, on m'en servant, j'ai trouvé la bénédiction de ce
prophélisme! prophète, reprit 'Ali, quelle est cette chose?
C'est, répondit Mohammed, de persévérer à mentionner Dieu
en étal d'isolement. Ce sera, répliqua Ali, le mérite du dhikr
que tous les hommes mentionneront le nom do Dieu. Tais-
toi, s'écria le prophète, la résurrection ne se produira pas
tant qu'il y aura sur la terre quelqu'un pour mentionner le
nom de Dieu. Ensuite le prophète lui enseigna la formule :
Il n'y a de divinité que Dieu, la récita à 'Ali et lui dit :
'Ali, tais-toi jusqu'à ce que j'aie mentionné trois fois le nom
432 LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
(le Dieu ; toi, écoute ; ensuite répèle-le, pour que je l'entende
de toi.
Le commandeur des croyants, l'imam 'Ali, enseigna cette
formule à Hasan Baçrî, colui-ci à Habib 'Adjémî, ce dernier
à Dàoud Tâ'i, celui-ci à Ma'roûf Karkhî, celui-ci à Sirrî
Saqatî, ce dernier à Djonéïd de Bagdad ; Djonéïd la transmit
à Chiblî, celui-ci à Mohammed Zedjdjâdj, ce dernierà Abou-
Bekr Nessâdj ; celui-ci la communiqua à Ahmed Ghazàlî, ce
dernier à Ahmed Kliatîbi de Balkh, qui en fil part à Chems-
el-a'immè de Sarakhs, de qui elle passa à notre Maître Béhâ-
ed-dîn Mohammed, connu sous le nom de Béhâ-ed-dîn Wéled;
celui-ci renseigna à Borhân-ed-dîn Mohaqqiq de Tirmid qui
la transmit à notre maître Djélàl-ed-dîn Mohammed (que
Dieu nous sanctifie par leur puissant mystère !). Ainsi soit il,
ô Seigneur dos mondes, par ta miséricorde, ô le plus clément
des miséricordieux I Par les droits de Mohammed, sa famille
et de tous ses compagn ons ! Louange à Dieu seul !
INDEX ALPHABÉTIQUE
DES DEUX VOLUMES
Aaro.n, II, p. 144.
Abbas i Famille d), les Khalifes abbas-
sides, I, p. 13.
'Abd-er-Rahman Chayyàd, I, p. 113.
Abi-Garm Ilghin), II, p. 349.
Abdals, II, p. 62.
'Abd-el-Mol'mis, II, p. 11.
'Abd-ei.-Mol JI1.N (Zéïn-ed-dln) de To-
qat, II, p. "2, 73.
'Abid (Cheois-ed-din Amtr), fils de
Sullân VVéled, I, p. ii ; II, p. 288,
413, 430. — Date de sa luort, II,
p. 427.
'Abidè, surnom de Motahharè-Kbà-
toûn, II, p. 430.
Abou-Bekr, le Khalife, I, p. 38, 148,
169, 190, 240, 263, 269 ; II, p. 17, 26.
27, 28, 51, 261, 263, 285, 300, 322,
323, 419, 422.
Abol-Bekr Bokhàrt ^Chéïkh,, I,
p. 117.
Abou-Bekr Djaulaqî (Ghéïkh) de Ni-
gisàr, II, p. 100.
.\bol-Bekr Kettâni, I, p. 177.
Abou-Bekr Nessàdj, II, p. 432.
Aboc-Bekr de Tébrîz (Chéïkh , sur-
nommé Zenbil-bàf et Sellè-bâf, I,
p. 69, 273; II, p. 116, 172.
Abou-Hafç (Abou-'Amr IJafç), célèbre
lecteur de Médine, I, p. 320.
Abou-IIanIfa No'mân ben Thàbit,
chef de lécole hanéfite, I,"p. 191,
201, 263; II, p. 242, 373.
Abol'l-IIasas Khorqàai (Chéïkh), I,
p. 226; II, p: 174.
Abou-Horéïba et son chat, II, p. 4.
Abou-Ish.\q ech-Chiràii, docteur chà-
félte, II, p. 242, n. 1 .
Aboul-Khéïrat, surnom du ministre
Fakhr-ed-din, II, p. 32.
Aboc'l-Léïth Samarqandi, le juris-
consulte, II, p. 2.39. 240.
Aboi-Moha.v)ieo ben Ka'b, II, p. 19.
Abou-Sa'ïd, Khan mongol de Perse,
II, p. 325, 417.
ABot-TAi-iB el-Mekki, prédicateur, II.
p. 57.
ABOu-YÉziD Bastâmî, I, p. 121, 201,
263, 367, 368; II, p. 16, 119, 126,
133, 134, 149, 152, 163, 164, 182, 210,
294, 423.
Abol-Yousocf, élève d'Abou-lIanifa,
II, p. 51, 74.
Abraham. I, p. 59, 129, 216, 261, 301;
II, p. 25, 80, 136, 216, 258, 261,
342, 3."j9, 371, 372, 420, 421, 430. —
(Station d), à la Mecque, l, p. 177.
'.\CHOURA, II, p. 143.
AcHHAF iLe fils d';, II, p. 361, 389, 393,
394. — \o\r Mohammed-beg.
Açha'I, le grammairien, II, p. 32, 33.
'Âd, ancien peuple de l'Arabie, I,
p. 216, 233, 301.
Adalia, port d'Asie -.Mineure, I, p. 101
374; 11, p. 367.
Ad.km, I, p. 61, 117, 113, 210, 217; II,
Tom« II. i»
434
LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
p. 16, n, 27, 32, 36, 58, 64, 69, 79,
H7, 142, lo4, 161, 207, 229, 238, 310,
351, 362, 422, 431.
Adîb (Çaiâh-ed-dîn), 11, p. 316, 404.
'Âdil (Aniîr), II, p. 310, 409, 413, 427,
430.
'Âdj ben 'Anaq, II, p. 161.
Afçah-ed-dîn, le répétiteur, I, p. 136,
192.
Aflaki (Chenis-ed-Jîn Ahmed), I. p. i,
217; II, p. 330, 333, 371, 377, 378,
396, 409, 425.
AoAR, H, p. 430.
Ahabîch, II, p. 282.
Ahmed, un des noms de Mahomet,
II, p. 5, 48, 59, 85.
Ahmed (Khâdjè Faqîh'l, le juriscon-
sulte, I, p. 31, 32 ; H, p. 131, 407.
Ahmed (Akhî), I, p. 206 ; II, p. 238,
241.
Ahmed (Akhi), surnommé 'Anoûd
« ropiniâtre », II, 293, 294.
Ahmed (Akhi Amîr) Baïbourtî, I,
p. 305, 306, 307; II, p. 323, 346,
347.
Ahmed (Akhi) le fou, H, p. 326, 327.
Ahmed le serviteur. H, p. 322.
Ahmed (Porte d"), à Qonya, I, p. 328.
Ahmed Aflàki, I, p. i, 217 ; II, p. 350.
Voir Aflaki.
Ahmed-chah (Akhi), 11, p. 113,114,350.
Ahmed Ghazâlî, frère du théologien,
I, p. 200; II, p. 432.
Ahmed Khatibi, I, p. 61 ; H, p. 432.
Ahmed-pacha (Mozhatîar-ed-din), fils
de Chéref-Khâtoûn, II, p. 334, 431.
Ahmed er-Uifâ'i. II, p. 203.
Ahmed Seldjoûq, fils de Wàdjid, II,
p. 431.
'AÏCHA, I, p. 354, 355 ; II, p. 53.
AÏDiN (Le fils d'), voïv Mobâriz-ed-dîn
Mohammed-befi . — (Province du
fils'd'). II, p. 370.
'Aïn-ed-daula Iloùmi, peintre grec,
I, p. 333, 334; II, p. 69.
'Aïn-el-hayat, fille de Gurdji-Khà-
toûn, II, p. 366, 367.
'Aïn-Tab (Brigands d'), H, p. 380.
AkhI Ahmed, 1, p. 206, 247; II, p. 238,
241.
Akiiî Ahmed, surnommé 'Anoûd
« l'opiniàlre », II, p. 293, 294.
Akhî Amir Ahmed de Uaïbourt, I,
p. 303, 306, 307 ; 11, p. 323, 346^
347.
Akhî Ahmed le l'ou, II, p. 326, 327.
Akhî Ahmed-Chàh. marchand de soie,
chef des Akhis de Qoiiya, II, p. 112,
113, 330.
Akmî 'Alî, fils d'Akhî Ahmed, H,
p. 241.
Akhî Béchàra. H, p. 238.
Akhî Bedr-ed-dîii, I, p. 133.
Akhî B.'gi, H, p. 39'/, 398.
Akhî Çiddîq, père d'Akhî Moçtaîà, 11,
p. 306
Akhî Aloçtafà, II, p. 306, 307, 308.
Akhî Mohammed-beg, fils de Qilidjî,
II, p. 402.
Akhî Mohammed Dîwàné (le fou), 11,
p. 166, 319, 3'20.
Akhî Mohammed Sèyyid-Àbàdî, II,
p. 61.
Akhî Mohammed Sèyyid-Wùri, H,
p. 238. *
Akhî Moûsà d'Aq-Chéhir, II, p. 361,
399.
Akhî Mozhaflar-ed-din, II. p. 349.
Akhî Nâtoùrî, I. p. 28, 29.
Akhî Poûlâd, II, p. 370.
Akhî Qaïear, II, p. 238.
Akhî Tchobân, fils d'Akhî Qaïçar, II,
p. 71, 238.
Akhî Turk, II, p. 238 .
Akhîs (Les], I, p. 264; 11, p. 224,
n. 2, 238, 320. — De Qonya, II,
p. 112.
.Vkhi.at, ville d'Arménie, I, p. 17 ; II,
p. 324.
Akmai.-ed-dîn le médecin, I, p. 95, 284,
312, 316, 317, 372, 373; II, p. 22, 23.
'Al.A-ED-DÎN, II, p. 177.
'Ala-ed-dîn d'Amasia, I, p. 109; 11,
p. 334, 333. 330, 339.
'Ala-ed-d1.n Mohammed, second fils
de Djélâl-ed-din Roùmî, I, p. 268:
INDEX ALPHABETIQUE
435
II, p. 48, 247, 277, 278, 291, 292,
337, 429.
Ala-ed-dïn m, fils de Féràmarz,
sultan seldjouqide de Roûni, II,
p. 314.
'Ala ED-DÎ.N Kaï-Qobâd I»', sultan sel-
djouqide de Roûni, I, p. 16, 17, 19,
20, 21, 23, 34, 35, 38, et suiv., 268;
H, p. 195. — Son palais à Afyoun-
Qara-Miçàr. II, p. 344.
'Ala-ed-dîx Mohammed, frère aine de
Djélàl-ed-din Roûmi, I, p. 10 ; II,
p. 4i9.
'Ai.A-ED-Dix Mohammed Khârezm-
chàh, I, p. 1.
'Ai.A-ED-Di.N de Qastamouni, II, p. 379.
'Ala-ed-dIn de Qir-Chéhir, I. p. 353 ;
II, p. 364, 365.
'Ai,a-ed-d1x Thérijânos, Grec con-
verti à l'islamisme, 1, p. 206, 245,
246, 247, 325. 365.
'Alam-eu-dî.x Qaiçar, fondateur du
mausolée de Qonya. l, p. 303. 305,
361, 362 ; II. p. 13. 14, 45, 267, 283.
'.\laya, port d'Asie-Mineure, 11, p.
367.
'ALEji-En-DÎs-BAZARi ^Plaine de), 11,
p. 389.
Ai.EP, ville de Syrie, I, p. 62, 64, 79,
163. 196, 288, 302, 335, 336: 11, p.
64. 174.
Alépixs. I. p. 64.
Alexandrie. 1, p. 373, 374.
'Alî, fils d'Abou-Tàlib, 1, p. 36. 60,88,
89. 178. 317 ; II, p. 8,9. 20. 59, 102.
103, 143, 219, 431, 432. — (Monta-
gne d) à Césarée de Cappadoce, 1,
p. 49.
Alî (Akhi). lils dAkhi Ahmed, II. p.
241.
Alî-Chah Khâdjè), ministre d'Euld-
jaïtou, 11, p. 325.
'Alï-ChIr (Le fils d'). prince de Ger-
uiiyàn, II. p. 389, 390,391.
'Alî HARiKi (chéïkh;, II, p. 136.
'AuM (Tchélébî Amîr;, Mozhaffar-ed-
dîn, 3* fils de Djélâl-ed-din Roûmi,
H, p. 7, 236, 263, 266, 310, 429.
'Alim (Tchélébi Amîr , fils de 'Âbid,
II, p. 430.
'Alim (Chàh-Zâdè Amîr), fils aîné de
'Arif, II, p. 430.
.\ltoln-Pa (Collège d'), à Qonya. 1,
p. 22.
.\iiASiA. H, p. 334, 339. 366, 378, 380.
'.\j«io-Ei)-nix Marwazi, I. p. 3.
.\)iiN-Ei>-Di.N Mikàïl, 11, p. 14.
Amîr 'Abid Chems-ed-dîn), fils de
Sullàn VVéled, I, p. ii.
Amîr 'Auil, II, p. 310.
Amîr 'Alim. Il, p. 310.
AmIr 'Arik Djélal-ed-din Fértdoùn ,
fils de S'ullân Wéled. I, p. i, n, 56,
195. 209. 303. 306, 307, 363: II, p.
295 et suiv.— Date de sa naissance,
II. p. 296.
Amîr Chah, fils de Chéref-Khàtoùn,
II, p. 431.
Amîr Zahio, II, p. 280.
AmîrdjI, U, p. 324. 325.
Amîrè, bourgeois de Qonya, 1, p. 362.
Amirè-beo iChéïkh) d'Ab-i Garm. II,
p. 349.
An'am El- , chapitre du Qorân. I. p.
306.
Axatolie. II, p. 183. — Voir Asie-
Mineure.
.\xùché-Rawax (Chosroès I*';. II. p.
414.
Apichqa-Novîx, gouverneur mongol
de l'Asie-Mineure, 11. p. 289, 290.
Aq-Chéhir, ville d'jVsie-Mineure, 1, p.
329; II, p. i08, 350,334, 361, 377,
389, 399.
Aq-Chéhir dErzindjàn, I, p. 18, 19.
.\q-Skraï, ville d'Asie-.Mineure, 1, p.
114. 140, 167, 278, 279. 361 ; II, p.
123, 235, 404. — Carpettes d" . U,
p. 214. — i Porte d') à Qonya, II, p.
71.
'Aqilî Chérefj, 1, p. 4.
AyvxDJi Collège d'), 11, p. 63.
Arabes, 11, p. 190.
'.\rabî Chèïkh Mahmoud), 1, p. 225.
'.\rab-Noyax, fils de Samghan-.N'oyan,
gouverneur de Siwàs, 11, p. 319.
436
LES SAINTS DES DERVICHES TOURNEURS
'Akakat (Station d'j, près de la Mec-
que, 1, p. 130. — (Montagne d'), I^
p. 131, 283, 295, 362; II, p. 53.
Ahcturl's, étoile, I, p. 61 ; II, p. 293.
'Arif (Tchélébî Djélâl-ed-dîn Amîr),
fils de Sultan Wéled, 1, p. i, ii, 56,
195, 209, 303, 306, 307, 309, 365 ;
II, p. 68, 95, 101, 121, 188, 263, 287,
288, 293, 295 stsuiv., 412, 424, 425,
430. — Date de sa mort, II, p. 410.
'Arifè, surnom de Chéref-Khàtoûn,
II, p. 430.
Arménie, II, p. 192.
Arméniens, 11, p. 14,
Arslan-Doghmouch (Atabek), I, p. 270,
349.
AsAD-ED-DÎN, théologien scolastique
de Sîwâs, II, p. 166.
Asie (Haute), 11, p. 359.
AsiE-MiNEURE, I, p. 16, 17, 21, 36, 38,
45, 50, 57, 58, 66, 69, 74, 87, 95, 96,
190, 193,230, 238, 240, 257, 296,299 ;
11, p. 173, 175, 180, 184, 185, 187,
192, 202, 263, 28 3, 286, 289, 310, 314,
315, 316, 318, 320, 323, 343, 352, 371,
375, 415, 416, 417, 430.
Atabek, I, p. 64.
Atarek Arslan-Doghmouch, 1, p.
270, 349.
Atabek Medjd-ed-dîn, I, p. 93, 103,
137, 270^ 283.
Atabkkiyyé (Collège), à Qonya, 1, p.
270; 11, p. 310.
Atlantique (Océan), I, p. 303.
'Attak (Khâdjè), surnom d'Aflâki, H,
p. 372.
'Attar (Férid-ed-din), poète persan,
I, p. 201,361 ; II, p. 89.
At'HAD-ED-DîN de Khoï (Chéïkh), 1, p.
276; II, p. 70.
AiJiiAD-ED-DÎN Kirmànî, I, p. 345,346;
II, p. 117, 118.
AunAD-Ei)-DîN de Samsoun (Tchélébî),
11, p. 107.
AvÉRiYA (La fille d'). II, p. 369.
AviCENNE, I, p. 303 ; II, p. 23.
AyînéDah (Hosâm-ed-dîn Ibn-), de
Sîwâs, 1, p. 109.
AzRAÏL, ange de la mort, 1, p. 120
II, p. 93, 96.
Baba (Chéïkh) de Mérend, 1, p. 113,
114.
Baba Rasoûl-Allah, surnom de Hàdjî
Bektach, I, p. 296.
Baçra, II, p. 37.
Badjoû (Baïdjoù), général mongol, I,
p. 231 et suiv. ; II, p. 209.
Baghdai), I, p. 10, 12, 15 et suiv., 35,
36, 50, 58. 79, 111, Î53, 155, 267 : 11,
p. 1, 106, 117, 128, 146, 432. — (Pa-
pier de), 11, 72.
Bahrkïn, 11, p. 29.
Bahrî (Chéïkh Béhâ-ed-dîn), 1, p. 194.
Baïbourt, ville d'Arménie, 1, p. 305,
306 ; II, p. 323.
Balaa.\i, U, p. 63.
Balkii, ville de l'Asie Centrale, 1, p.
2, 4, 7 et suiv., 15, 26, 42, 45, 47,
59, 60, 61, 150, 233 ; II, p. 114, 280,
418, 429, 432.
Bastamî (Bayézîd), 1, p. 342. Voir
Abou- Yézid et Jiûyézid.
Baykzîd Bastâmî, I, p. 70, 182, 183,
342, 346, 367, 368. — Voir Abou-
Yézîd.-
Béchaha .Akhî), H, p. 238.
Bkdouixs, II, p. 8.
Bedr Ro'oûs, I, p. 4.
Bedr-ed-i)în, fils du miiderris (profes-
seur), 1, p. 81, 82, 341 ; II, p. 51,